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Maud Gironnay, Le cosmos comme horizon

De l’alchimie du trait à l’alchimie de la matière, l’œuvre de Maud Gironnay témoigne d’un ailleurs étrangement présent.  

De la virtuosité du geste pratiqué durant trois ans à l’École Supérieure Estienne, Maud Gironnay tire la puissance de tracés précis, comme de procédures rituelles. Telle une alchimiste elle transforme les métaux en matrice. Elle berce, grave, épargne, encre la matière pour révéler à partir de celle-ci l’estampe. Sous la délicatesse de ses traits, de ses poupées, elle donne vie dans son atelier au monde des astres comme au monde astral. En écho aux Contemplations de Victor Hugo, qu’elle affectionne particulièrement elle pourrait affirmer avoir vu « le ciel, l’éther, le chaos et l’espace. Vivants ! puisque j’en viens, je sais ce qui s’y passe ».  Aux aguets des phénomènes célestes, au 2ème étage de son atelier avec une vue dégagée sur le ciel, elle dévoile dans ses estampes l’univers, sa poésie et ses mystères. De ses ciels réalisés en monotypes à ses lunes, ses planètes effectuées en manière noire, elle témoigne d’une vie macroscopique, de la vie d’astres perçue derrière un télescope comme de la danse perpétuelle du soleil de minuit.

En résidence artistique dans le phare norvégien de Sula, elle suit pendant un mois les mouvements de rebond du soleil entre le zénith et l’horizon. Seule sur son phare, elle adapte son rythme de vie selon celui du soleil pendant 48 heures. À heure fixe, elle sort affronter le vent et le froid pour photographier inlassablement les mouvements de l’astre et ses reflets sur la mer. Dans le sillage de ses gravures à la manière noire de planètes ou de ses monotypes de lune, elle révèle à partir de ses photographies, 42 plaques de photogravure. Elle nous offre en partage le témoignage de ses longues heures sans sommeil qui résonnent ô combien avec le titre de son exposition au Domaine du Tournefou « Dansez, sinon nous sommes perdus ». Cet emprunt à la danseuse et chorégraphe Pina Bausch révèle la danse qu’elle a livrée durant ces 48 heures, durant cette journée sans fin, et témoigne de l’expérience mystique qu’elle entretient avec les astres, mais également avec son médium.

dimanche soir

Le geste de graver est pour elle un rituel. Non pas un rite de passage, mais un rite initiatique. Celui de l’artiste qui berce pendant des heures sa plaque avant d’opérer une taille douce en vue d’obtenir des valeurs, des niveaux de gris à la fragile volupté. Comme elle laisse parfois la matière s’exprimer, déborder ses attentes pour prendre vie. La série des sept monotypes de Moonrise en témoigne. Dans un léger gaufrage, le disque de la lune peint, puis appliqué sur le papier, lui demande dextérité et lâcher-prise. Sa trace, son geste appliqués sur la plaque se révèlent uniquement à la sortie de la presse. Chaque tirage comme les cratères, les continents et les mers argentées de ses lunes sont ainsi uniques et répondent à la réaction de ses encres sur le papier. Fascinée par l’impalpable de l’astre, elle laisse ainsi à son tour le mystère s’inscrire au cœur de son œuvre. Sa fascination pour les forces d’attraction, pour les danses lunaires et stellaires se dévoile ainsi dans une nouvelle danse, celle de l’encre glissant à la surface et pénétrant le papier.

La virtuosité technique de votre trait, de votre geste sur la plaque prend en compte le hasard, les aléas de la matière. Dites-nous en plus…
Il est facile de se plonger dans le défi technique : graver, inciser au burin sans dévier, imiter des textures en cuisant des poudres ou en jouant de substances chimiques sur le métal… On se prend vite pour un magicien d’images ou un alchimiste. Mais alors il faut aussi accepter l’inattendu, et même parfois la déception… Pour transformer cela en une autre matière, nouvelle.

Dans la série Demain de vos soleils de minuit, vous noyez la précision des photographies numériques dans la technique de la photogravure. Pourriez-vous nous livrer vos intentions, votre processus de création…
D’ordinaire, je grave mes propres motifs et dessins sur mes plaques. Seulement ici je voulais faire intervenir un autre médium : le soleil. Mais comment graver avec la lumière ?
J’ai retravaillé mes photographies de manière à les imprimer sur des typons (sorte de films transparents) que j’ai ensuite disposés sur des plaques recouvertes d’une gélatine photosensible. Le tout enfermé dans un caisson lumineux pendant quelques minutes, le temps de laisser agir les ultraviolets pour cuire les tons clairs. La plaque est ensuite « révélée » dans un bain d’eau tiède, pour dissoudre légèrement la surface aux endroits correspondant au motif photographique. Je cuis une dernière fois la plaque au soleil, pour fixer définitivement les creux et reliefs obtenus. J’ai alors une matrice que je peux encrer, imprimer.
Entre gravure et photographie, ce procédé est complexe car il me demande une concentration et des gestes sûrs. Mais cette expérience m’a permise de placer le soleil réellement au cœur de mon œuvre, en étant à la fois sujet et outil de son élaboration.

La matrice de vos soleils de minuit, de vos gravures réalisées avec tant de finesse s’altère à chaque estampe. Comment acceptez-vous cette disparition programmée ?
J’aime qu’une série ne soit pas infinie, que chaque projet connaisse un dénouement : c’est ce qui lui apporte aussi sa valeur. Concernant les soleils de minuit, le projet est déjà anachronique en soi puisque la captation s’est déjà déroulée et est terminée. Un moment particulier, dans un lieu insolite, dont il ne reste qu’une réminiscence sous forme de photogravure. Le grain de l’image et les couleurs réinterprétées sont alors une sorte d’ersatz de ces instants faussement figés dans le temps, comme un souvenir dont on accepte de perdre les détails pour ne conserver que l’essence des choses.

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Europe
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Les œuvres évoquées dans l’article ne sont qu’une partie de vos productions. Pourriez-vous ouvrir sur les autres enjeux de votre démarche ?
Je m’intéresse beaucoup à la nature : l’observation d’un environnement, ses phénomènes… ce n’est pas très original, mais je pense que cette considération devrait tous nous toucher. Appréhender la nature non pas comme un territoire conquis ou un simple décor extérieur, mais une part de nous même. Et se laisser fasciner pas ses plus petites manifestations.
Je suis aussi influencée par mon médium de prédilection, la gravure, qui m’invite constamment à repenser le rapport entre la matrice et l’image, le relief et le creux, et plus généralement ce qui constitue un processus.

Vers quels astres vos projets artistiques à venir nous emmèneront-ils ?
Je souhaiterai développer les photogrammes et notamment l’anthotype, un procédé ancien, inventé par Sir William Herschel en 1842. Le principe repose sur la capacité photosensible des plantes : en pressant des feuilles, pétales de fleurs, légumes… on obtient une émulsion d’une couleur variant selon le végétal utilisé. On applique cette émulsion sur une feuille qu’on couvre d’une photographie en positif, puis on met le tout dans un châssis-presse pour une insolation via l’exposition au soleil. Ce travail révélerait donc des «échos» fragiles, témoins du vivant.
Je vais aussi m’atteler prochainement à une série d’estampes intitulée Les presqu’îles. À partir de photographies réalisées dans la baie de Morlaix en Bretagne, plus précisément de mares d’eau et de microcosmes que l’on retrouve entre les petits îlots de rochers, je retranscrirai le fourmillement de cette vie aquatique avec algues, anémones, crustacés et coquillages… comme des petits mondes refuges, isolés de tout. Ce projet me permettra notamment de revenir à l’eau-forte, un procédé de gravure minutieux et vif.

maudgironnay.fr
@maudgironnay

Suzanne Jongmans, Un dialogue avec le temps

Imaginer. Un froissement de taffetas, un reflet d’étoffe moirée, des dentelles empesées, des velours duveteux. Du luxe, un temps passé. L’art du portrait peint. Fermer les yeux. Puis les rouvrir, au XXIe siècle. Des déchets à foison, un climat qui se réchauffe, la photographie omniprésente, la mise en scène permanente. Tout semble si loin, et si contemporain. Suzanne Jongmans en a fait de l’art, en trompe-l’œil.

Artiste pluridisciplinaire, Suzanne Jongmans compose des portraits photographiques qui s’inscrivent visuellement dans la lignée des grands peintres hollandais des XVe, XVIe et XVIIe siècles, rappelant les œuvres d’Holbein le Jeune ou de Rembrandt, aux compositions et aux jeux de lumière particulièrement élaborés. Mais à y regarder de plus près, on découvre un travail résolument contemporain, tant sur le fond que sur la forme. Chacune de ses photographies s’inscrit dans un long processus : « Mon inspiration se traduit de différentes manières, à travers les matériaux, l’expression du personnage et le titre de l’œuvre. Je conçois et réalise tout ce que vous voyez dans l’image finale, cela peut prendre plusieurs semaines, parfois des mois. Je fais des recherches dans des livres présentant des œuvres de vieux maîtres et quand une idée est née, qu’une image me vient à l’esprit, je l’explore, je trouve le matériel, puis je commence à construire un costume sur un mannequin jusqu’à ce que quelque chose soit là. » Vient ensuite la sélection, primordiale, du modèle : « Je cherche toujours des visages qui m’intriguent.

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Les modèles sont souvent des personnes proches, des amis, des amis d’amis, de la famille, mais aussi des gens que je rencontre ou que je vois dans la rue, qui ont une apparence qui me parle. » L’acte principal de la composition se joue devant l’appareil photographique de Suzanne Jongmans. « Je prends des photos du modèle, plusieurs centaines de détails de chaque détail, ainsi le modèle oublie presque que je suis là, en train de tourner en moi-même à la recherche d’une sorte de moment magique. Enfin, je monte ce matériel photographique dans l’ordinateur. C’est à ce moment-là que tous les composants, aussi précis que possible, se marient et s’emboîtent. » Et concernant l’utilisation de nos déchets modernes dans ses œuvres, l’artiste livre un discours plus empreint d’une douce philosophie que de leçons d’écologie : « Je suis une collectionneuse. J’adore le fait que certains objets ou matériaux trouvés (plastiques, mousses, vieilles couvertures de laine, choses de la nature…) aient déjà eu une vie antérieure et racontent une histoire en eux-mêmes. Je prends ces matériaux et les ajoute à mon histoire, ce qui crée automatiquement un dialogue dans le temps. »

Par ce travail de récupération, Suzanne Jongmans propose « une façon de regarder les choses autrement ». Mais comment envisage-t-elle la pérennité de ses créations dans les siècles à venir ? « Je ne sais pas si mon travail sera perçu comme ayant changé l’art, mais peut-être aura-t-il un impact sur la manière d’envisager l’assemblage des œuvres. »

suzannejongmans.nl
@suzannejongmans