À l’heure de fortes interrogations sur la surconsommation dans nos sociétés, l’exposition « Des Objets et des Hommes » questionne la place spécifique qu’occupe l’objet artistique dans la production matérielle. Que signifie faire, créer et comment l’art nous amène-t-il à reconsidérer le monde qui nous entoure ? À Reims, le Cellier présente deux solo shows, « Fantômalisa » de Laurent Le Deunff et « On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part » de l’artiste émergente Juliette Mock ainsi qu’une étonnante série de photographies de l’artiste catalan Joan Fontcuberta, qui invitent à réfléchir sur notre rapport aux objets.
Quoi de commun entre les sculptures décalées de Laurent Le Deunff, les installations de Juliette Mock et l’« Herbarium » de Joan Fontcuberta ? Ils nous parlent des choses, de leur représentation et du rapport que nous avons avec elles. « De tous temps, l’homme a fabriqué des objets. L’homo ‘fabricus’ a existé avant l’homo sapiens, souligne Elsa Bezaury, commissaire de l’exposition, mais quelle est la spécificité de l’objet d’art ? Nous avons voulu mettre en perspective trois points de vue différents, trois artistes qui ont pris la fabrication d’objets comme point de départ de leur démarche artistique. »
« Fantômalisa » de Laurent Le Deunff
L’exposition s’ouvre sur un solo show de Laurent Le Deunff. Artiste majeur de la scène contemporaine, ce sculpteur et dessinateur crée, depuis une vingtaine d’années, des sculptures et des installations aux allures de cabinets de curiosité. Une œuvre singulière, inspirée de la nature et peuplée d’animaux en tous genres, qui renvoie à une forme d’archéologie imaginaire, à des mythologies ancestrales. L’artiste dévoile ici un corpus d’environ 80 œuvres, réunies sous le titre énigmatique de « Fantômalisa ».
« Je suis parti de Fantômas, personnage de roman adoré par les Surréalistes, pour arriver au verbe ‘ fantômaliser ’ qui signifie rendre spectral, explique Laurent Le Deunff. Dans cet espace souterrain, j’avais envie de réaliser une sorte d’inventaire de ce que j’ai pu produire ces dix dernières années, de convoquer les fantômes de mes propres œuvres dans une atmosphère inspirée du film Fog de John Carpenter. Les murs et les socles sont ainsi entièrement enduits d’une peinture évoquant le brouillard. » Dans ce paysage monochrome, le Cellier se transforme en une mystérieuse galerie de l’Évolution où l’on retrouve des sculptures étonnantes, créées à partir des matériaux les plus divers, allant du bronze au bois, du marbre au papier mâché. Dans la grande tradition de la sculpture animalière, des écureuils, escargots, dauphins, hippocampes et souris trônent sur leurs socles tandis que des totems, des espèces de fossiles plantés sur des piques et autres objets rituels évoquent les traces d’une ancienne civilisation. « En reprenant les codes d’exposition des musées d’anthropologie, l’artiste sacralise les objets présentés, nous dit qu’il y a là quelque chose de précieux et de rare » souligne Elsa Bezaury. Mais, à y regarder de plus près, les choses suggèrent autre chose que ce qu’elles prétendent être. Jouant sur les échelles, sur les décalages entre les matériaux utilisés et les sujets représentés, Le Deunff cultive l’art du détournement. C’est justement à ce moment-là que la magie opère, lorsque l’on découvre que cette relique est en réalité un chewing-gum taillé dans la pierre, que les os sont en albâtre, que les coquillages sont en papier mâché, révélant ainsi leur aspect fabriqué. Ces anachronismes font basculer l’imaginaire vers un monde onirique, plein de surprises et d’humour. En miroir, une série de dessins minutieux d’ateliers d’artistes, habités par des chats, dialogue avec les sculptures. « J’avais constitué une collection de photos de mon chat posant parmi mes œuvres en cours de réalisation. Ces images me faisaient penser au livre Le Mystère des chats peintres : bien que ce soit irrationnel, j’aimais l’idée que l’on puisse penser que le chat avait lui-même fait mes sculptures… » explique Laurent Le Deunff.
Par le biais de ces dessins à l’aspect délicieusement suranné, l’artiste questionne l’origine de ses œuvres, invente une autre temporalité tout comme dans ses dessins très réalistes d’empreintes d’animaux qui n’existent pas.
Les choses selon Juliette Mock
L’exposition se poursuit avec « On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part » de Juliette Mock. Cette artiste émergente, diplômée de l’ESAD de Reims en 2016, s’empare de l’objet pour pointer les dérives de notre société matérialiste. Directement inspirée par Les Choses de Georges Perec qui, déjà dans les années 60, épinglait les mécanismes de frustration qu’engendre la frénésie consumériste, Juliette Mock porte un regard aussi aiguisé que poétique sur nos obsessions contemporaines. L’artiste collectionne elle-même des papiers, des imprimés, des bouts de choses, dans lesquels elle puise son inspiration pour créer des récits qui font sens. Les deux séries autour du petit-déjeuner s’appuient ainsi sur des images publicitaires d’hôtel, censées exprimer un idéal de bonheur. La légèreté du trait dans ces dessins est souillée par des traces de feutres, violemment écrasés sur le papier, tel le signe rageur de la vacuité qui pointe derrière les clichés. Juliette Mock opère aussi un parallèle intéressant entre la surconsommation d’objets et l’accumulation d’images. Nous faisons aujourd’hui avec les images ce que nous faisons avec les objets : consommer, de plus en plus, avec de moins en moins de qualité. Dans la course effrénée aux selfies et la prolifération des réseaux sociaux, c’est le même phénomène de consommation qui est à l’œuvre. Ce qu’illustrent la vidéo « Afterglow » et la pièce sonore « On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part », qui empruntent aux codes des youtubeurs et instagrameurs pour souligner toute la banalité de ces productions.
Démêler le vrai du faux…
Enfin, une dernière section présente la série photographique « Herbarium » de Joan Fontcuberta, prêtée par le FRAC Champagne-Ardenne. L’artiste catalan y reprend les codes des herbiers scientifiques pour représenter des plantes photographiées avec soin, en argentique, sur un fond neutre. Malgré l’impressionnante exactitude des formes, un étrange sentiment s’empare assez vite de l’observateur. Car, dans ce travail, tout est faux. L’artiste récupère des détritus pour fabriquer des végétaux imaginaires qu’il photographie en parodiant les postures documentaires. Cette série datant du début des années 80 est la première de nombreux autres projets dans lesquels Fontcuberta ne cesse de démystifier l’idée d’une objectivité photographique. À l’heure du fake généralisé, cette façon ironique de se jouer de la réalité et de la fiction permet de dénoncer la manipulation cachée sous les images et d’éveiller le sens critique.
« Favoriser la prise de conscience, c’est tout l’enjeu de cette exposition qui invite à prendre le temps de réfléchir à cette matérialité qui nous entoure, au lien entre matière et pensée, poursuit Elsa Bezaury. L’art n’a pas besoin de parler directement d’écologie, d’être illustratif, pour aider à la prise de conscience de ce qu’est le phénomène de l’anthropocène, à savoir la complète intégration de l’homme dans son environnement, à la fois agissant et soumis à ce système global. Ce sentiment d’appartenance à un tout est indispensable pour construire une pensée écologique. » En ce sens, « Des Objets et des Hommes » ouvre un champ de réflexion plus politique qu’il n’y paraît…
« Des Objets et des Hommes »
du 07/12/22 au 25/02/23
mer. > dim. de 14h à 18h (Fermeture du 24/12/22 au 03/01/22)
Le Cellier 4 bis rue de Mars, 51100 Reims – entrée libre
infoculture-reims.fr ; reims.fr
laurentledeunff.fr
Laurent le Deunff est représenté par la galerie Semiose (semiose.com)
instagram.com/juliettemock
Image de une: Laurent Le Deunff, Tigre-Raie, 2016 © Jean-Christophe Garcia / courtesy Semiose, Paris