Publié le 02 mars 2020
Temps de lecture : 6 minutes

Claire Trotignon, Cartographie sensible

TEXTEHÉLÈNE VIRION
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Entre pesanteur et apesanteur, le travail de Claire Trotignon invite les sens à pénétrer les méandres de ses dessins. Il convie à saisir le bruissement des fragments de roche, le froissement des plaques tectoniques sur la surface du papier. Sous ses tracés au crayon comme sous ses outils digitaux l’œuvre de l’artiste formée aux Beaux-Arts de Tours est éminemment minérale et vibrante. De ses premiers dessins, sérigraphies, collages, à ses installations les plus récentes, ses œuvres semblent répondre à une même dynamique de propagation. Ses microcosmes éclatés, macrocosmes éparpillés s’épandent sur son support en autant de passages entre les pleins, les vides, les formes convexes et concaves. Dans une minéralité flottante elle produit sur la surface du papier comme jusqu’à la profondeur abyssale de ses blancs, des mondes où toute vie humaine est évincée, où les systèmes perceptifs et perspectifs n’ont plus cours. Seule persiste une cartographie sensible, sans coordonnées géographiques, comme un territoire à investir. Claire Trotignon questionne ainsi l’essence des lieux, des limites géographiques et plastiques, comme notre rapport au réel. Elle collectionne pour cela d’innombrables images, des gravures anciennes où elle prélève précieusement des représentations à détourner, des lieux à réinvestir. Elle déleste ainsi les fragments minéraux, architecturaux de toute charge de ruine pour en révéler le potentiel visuel. Elle sort ses fragments de l’oubli et les érige en une nouvelle cartographie sensible. Les mondes de l’artiste sont autant de non-lieux que de territoires refuges, d’îlots en suspens que de bâtisses en ruines. D’une production à l’autre, les strates, les couches géologiques, les éclatements minéraux et architecturaux semblent se répondre, s’influencer et se faire écho en de nouveaux territoires. Dans le sillage de la théorie du Rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ses œuvres ne présentent pas plus de centre que de noyau mais se révèlent dans des formes en expansion. En émane des zones sans coordonnées géographiques, des non-lieux fascinants où le vide et les fragments d’un réel remanié bruissent à la surface du papier jusqu’à prendre vie dans ses installations les plus récentes.

Le processus de réalisation de vos œuvres et tout aussi polymorphe que minutieux. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation?
Pour le dessin, le collage, comme l’installation, je recherche et collecte perpétuellement des images, idées, codes, formes, notés sur de nombreux carnets. Il y a donc toujours une première phase de déchiffrage ! Parfois c’est le médium (à travers la collecte de gravures par exemple) qui invite au processus, le lieu pour une installation in situ, ou, d’une façon générale, une contrainte.
À l’atelier j’ai une multitude d’organisations qui forment des systèmes de classifications, afin que médiums et idées soient ordonnés et se croisent pour susciter de nouvelles amorces.
Comme vous le mentionniez en évoquant la pensée de Deleuze, il n’y a pas de méthode, il s’agit d’une forme de pensée au long court dans laquelle j’opère comme une matrice déconstructrice entre des éléments existants et le résultat du processus, réalisé à travers différents degrés de sensibilité, mesures, spontanéité ou planification.
Pour l’anecdote, lorsqu’il s’agit de dessins et collages, je travaille avec des instruments de chirurgie oculaire que j’ai la chance de me procurer grâce à une amie infirmière. Mon espace de travail épuré relève plus du laboratoire que de l’image romantique que l’on se fait d’un atelier d’artiste.
Je découpe et taille au scalpel, utilise les pointes les plus fines en encre comme en crayon, nettoie à l’air sec et manipule à la pince de précision sous une loupe lumineuse.

02 HOLLYWOOD RUE D’ATHÈNES (amphithéâtre)

La cartographie est dans votre démarche tout à la fois éminemment latente et illisible. Vous en brouillez les cartes, les pistes de lecture. Dites nous en plus…
Pour avoir dès l’enfance expérimenté la navigation en mer, j’ai rapidement appris que la cartographie était un outil nécessaire à maîtriser. C’était l’élément sécurisant de notre position dans l’espace, car une fois sortie de la cabine, l’océan à perte de vue, cette ligne droite parfaite, le manque de repères habituels étaient aussi exaltants que déstabilisants. C’était la condition du présent nécessaire à la découverte d’un ailleurs. Cet apprentissage demandait invariablement de passer mentalement du plan au volume et d’adapter la représentation de son propre corps, de l’échelle humaine à une échelle quasiment terrestre. Ceci uniquement à travers un rectangle de papier à l’abstraction déconcertante, lui-même plié d’une seule façon. C’est cet aspect vertigineux qui m’intéresse, pouvoir appréhender l’ espace instantanément à travers une vision horizontale et verticale, d’une partie comme d’un tout et le déconstruire avec tous les codes et caractéristiques que peut offrir la cartographie. Je peux ainsi faire apparaître, ou obtenir, différents résultats selon le principe d’une équation à multiples variables.

La décontextualisation de vos sujets architecturaux semble en détourner la fonction, l’usage, les enjeux. Convoquez-vous une forme de déterritorialisation chère à Gilles Deleuze et Felix Guattari?
Bien sûr en transformant les éléments ils se singularisent, ils deviennent autres.
Mon approche est moins sociologique que la théorie de L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guatarri, mais en effet on peut souvent trouver dans mon travail une forme de « déterritorialisation » et « reterritorialisation ». Ma pratique fonctionne par associations d’idées et par stratifications.
Par exemple, j’aime emprunter l’esthétique architecturale des peintres primitifs italiens, j’adore ces perspectives indécises pré De Pictura (Leon Battista Alberti) (qui favorisent par ailleurs les histoires multiples dans une même composition), l’espace y est révélé en aplat comme des collages. On n’y trouve jamais d’ombres portées, ce qui semble assez logique puisque la perspective n’a pas encore été théorisée. J’effectue un saut dans le temps en y associant par anachronisme certaines formes architecturales de type Art Deco « Miami District », le nuancier n’ est pas très éloigné, les aplats non plus. Les aplats sont importants car ils favorisent naturellement une vision en plan qui distend les repères, entre cubisme et constructivisme.

Il n’y a jamais de présence humaine dans mes compositions, qui indiquerait une valeur d’échelle, en revanche on trouve souvent associé à l’architecture (qui elle-même atteste de l’implication de l’homme) une esthétique du débris. Celle-ci crée parfois un espace en construction structuré ; parfois une explosion figée, à lire aussi bien comme une déflagration qu’une perspective explosée d’ingénierie ; ou enfin une forme de ruine, dont la présence peut-être le symbole d’un avertissement.
Cette composition serait placée au centre d’un espace blanc, pour lequel je conserverais les marges blanches propres à la pratique de la gravure mais instaurant également un contexte relevant presque du désert, où l’œil complétera les vides. L’ensemble des codes adoptés, entremêlés et sans attaches créent l’idée d’un non-lieu, une entité plein / vide – plan / volume, presque une forme d’hétérotopie. En théorie l’espace est ce dans quoi un potentiel se formalise, ici l’histoire est passée ou en devenir selon le chronotope (Mikhaïl Bakhtine) projeté par le regardeur.

Il y a également une forme d’appropriation du territoire dans la définition d’un espace constitué d’éléments pré-existants. Comme on construit une cabane en délimitant un périmètre en fonction des avantages et obstacles du terrain, mais aussi des éléments trouvés à proximité de cet espace : branchages, bois récupéré, morceaux de béton, clous rouillé… « Ce sont d’autres cabanes rustiques à d’autres moments de l’histoire : un modèle essentiel de la création architecturale. Elles confirment la venue d’une architecture qui se retrouve dans la refiguration nouvelle et consciente des images d’images, des symboles de symboles et de signes de signes. » Melvin Charney, cité par Gilles A. Tiberghien « Notes sur la nature… »
Plus que le territoire, l’appropriation et la délimitation, c ’est l’espace entre les espaces qui m’intéresse, cette mise en abîme ou les rapports variables qui créeront des paradoxes. J’aime l’idée de cette zone d’incertitude du « principe d’indétermination d’Heisenberg », qui désigne toute inégalité mathématique affirmant qu’il existe une limite fondamentale à la précision avec laquelle il est possible de connaître simultanément deux propriétés physiques d’une même particule ; ces deux variables dites complémentaires peuvent être sa position et sa quantité de mouvement.

Vos installations les plus récentes semblent prendre vie à partir de vos œuvres bidimensionnelles. D’où provient ce besoin de nous immerger dans vos univers, dans vos non-lieux?
Peu après mes études aux Beaux-Arts, outre la gravure, ma pratique était orientée vers le volume, selon un principe de construction / déconstruction. Mes préoccupations étaient liées à la notion d’espace certes, mais j’ai dû aussi me soumettre aux contraintes inhérentes à cette notion ; avec plaisir lorsqu’il s’agissait d’investir un lieu pour une proposition in-situ, comme cette installation réalisée en 2011 au Centre d’Art Le Transpalette à Bourges. Les commissaires de l’exposition, m’ont laissée réinvestir un espace à l’abandon de la friche, interdit d’accès par arrêté. Dans un premier temps le plancher des 400m2 d’atelier du XIXe siècle fut prélevé, laissant apparaître les poutres, solives et montagnes de scories. Le bois récupéré permis de recréer un chemin surélevé dans le squelette de l’espace, tel un ponton. Cette construction se dirigeait vers le dessin d’un paysage constitué de centaines de fragments issues de gravures, recouvrant les 60m2 du mur du fond. L’ensemble se déployait comme un spectacle figé, mis en suspens, comparable aux panoramiques du XIXe siècle, visible d’un seul point de vue, des câbles de sécurité interdisant toujours l’accès à cet espace.

Après trois mois à arpenter au quotidien un véritable chantier en friche avec masses et pieds de biche, le retour dans mon atelier de 15m2 m’offrait des capacités de création différentes auxquelles il fallait s’adapter. J’ai alors réalisé la série de dessins et collages sérigraphiés Landscape(s), sur le principe du dessin présenté au Transpalette. Cependant à l’échelle de ma pratique d’atelier, le processus demandait plus de précision, une complexité différente pour un résultat ajusté à une dimension et une lecture plus confidentielle.

J’ai toujours travaillé en fonction des possibilités que pouvait m ’offrir l’espace dans lequel je vivais, c’est principalement la raison pour laquelle il y a une diversité d’échelle dans ma pratique. Il en résulte une pratique du dessin abordée comme une construction et une pratique de l’installation que l’on peut appréhender comme un dessin dans l’espace.