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« Ce qui reste, ceux qui restent »,Les Editions Process sortent leur premier livre autour du travail de Camille Gharbi

Le magazine Process crée sa maison d’édition : Les Editions Process.
Pour l’inaugurer, nous sommes heureux et fiers de vous dévoiler notre premier ouvrage, « Ce qui reste, ceux qui restent ».

Réalisé avec l’envie commune de valoriser et de laisser une trace pérenne d’un projet de résidence de la photographe Camille Gharbi, il s’inscrit dans une continuité naturelle pour nous : goût pour le bel objet papier, pour les disciplines artistiques, et la photographie en particulier.

En dix ans, Camille Gharbi a dévoilé un travail photographique puissant et engagé avec des séries qui abordent des sujets sociétaux qui suscitent le débat tels que la problématique des migrations (La jungle de Calais) ou les féminicides (Preuves d’amour et Les monstres n’existent pas).
Son travail est régulièrement présenté en France et à l’international lors d’événements comme le festival Circulation(s), Les Rencontres d’Arles ou encore l’Arte Laguna Prize à Venise.
Camille Gharbi a également été lauréate de nombreux prix, notamment – en 2022 – la Grande Commande Photographique portée par la Bibliothèque Nationale de France et le Ministère de la Culture, et pour laquelle elle dévoilera prochainement une série sur la masculinité.

La série qui fait l’objet du livre « Ce qui reste, ceux qui restent », édité par les Editions Process, témoigne du ressenti des habitants de l’immeuble Tisserand à Bogny-sur-Meuse (Ardennes), contraints de quitter définitivement leur habitation, l’immeuble étant devenu vétuste et voué à la destruction. Elle a été réalisée dans le cadre d’une résidence artistique à l’initiative du bailleur social HABITAT 08 en partenariat avec l’association de photographie contemporaine La Salle d’Attente.

Portraits, paysages, vues d’intérieurs dialoguent avec les témoignages d’habitants, parfois résilients, parfois amers, recueillis par l’artiste. C’est cet ensemble complexe qu’ont voulu restituer les Editions Process à travers le livre, un objet sensible qui cherche à rendre – avec une direction artistique qui amplifie le dialogue entre les écrits et les images – le plus préhensible possible l’intention de Camille Gharbi.

>> Retrouvez notre interview de Camille Gharbi qui est revenue sur son parcours et sur son nouveau livre ici.

L’OBJET
22cm x 27cm, 80 pages, dos carré cousu, couture apparente ; 30€.
Vous pouvez vous le procurer dès à présent chez nos libraires spécialisés (la liste ici) ou sur notre boutique en ligne : shop.process.vision

SIGNATURE
Ce livre fera l’objet d’une signature par Camille Gharbi samedi 8 juillet 2023 à 14h à la Librairie du Palais dans le cadre des Rencontres d’Arles.
Librairie du Palais 10 rue du Plan de la Cour, 13200 Arles / www.librairiedupalais.fr / IG : @librairiedupalais

 

Livre "ce qui reste, ceux qui restent" de Camille-Gharbi, Editions Process

Marcos Morau déconstruit « La Belle au Bois Dormant »

Il y a des râles, des soubresauts et du bizarre.
Des scènes claustrophobiques, des robes crinoline et des murs couleur sang.
Quand le chorégraphe Marcos Morau s’empare de la
Belle au Bois Dormant, le conte devient un rêve étrange et anxiogène.
Sur scène, 13 danseurs et une princesse née endormie.
Une narration elliptique et une « Belle » qu’on voit vieillir dans sa léthargie.
On se demande alors en écho ce qui est resté en sommeil en nous ? Et quelles sont les torpeurs contemporaines qu’il nous faut combattre. Mais Marcos Morau n’est pas là pour nous aider à répondre. Lui, ce qu’il aime, c’est poser des questions.
Heureuse nouvelle, il se prête aussi très poliment à l’exercice de l’interview.
Preuve en est.

Marcos, vous êtes un artiste protéiforme. Aujourd’hui, je vous interviewe en tant que chorégraphe mais comment vous présentez-vous en étant le plus complet possible ?
C’est toujours difficile de se définir soi-même…
Je me sens artiste, et peut-être plus précisément metteur en scène et chorégraphe.
Fort heureusement, la frontière entre les arts tend à s’estomper ce qui permet d’évoluer et de grandir constamment.

Quel est votre rapport aux contes de fées ? Y en a-t-il un en particulier qui a bercé votre enfance ?
Les contes de fées n’ont jamais vraiment été une source d’inspiration, ni n’ont fréquenté mon imaginaire d’enfant. J’étais au contraire plutôt fasciné par les récits sombres et étranges, par les histoires qui se passent dans des forêts lointaines ou des mondes fictifs. J’ai grandi avec deux frères, et les fées ne m’ont jamais rendu visite.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez
La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Avec La Belle au Bois Dormant, vous partez, pour la première fois, d’une œuvre préexistante : quel défi cela a-t-il représenté pour vous ? Diriez-vous qu’il y a une certaine pression à l’idée de monter une œuvre que le public connaît (ou croit connaître) ?
Ce n’est pas la première fois : j’ai déjà chorégraphié Carmen à Copenhague avec le Royal Danish Ballet et Orphée et Eurydice à Lucerne. Mais c’est en effet la première fois que je revisite un ballet classique. J’ai accepté ce défi car, si les œuvres du répertoire paraissent parfois immuables, on m’a donné carte blanche pour créer une Belle au Bois Dormant, bien ancrée dans notre époque.
Il ne fallait donc pas s’attendre à trouver du ballet classique dans ma proposition, c’était clair dès le départ, mais le projet nous a mené.es au-delà du simple conte de fées.
Au final, j’ai vraiment pu exprimer un point de vue sur cette œuvre dans mon adaptation : c’est là l’essentiel, parler du contexte et de l’époque dans lesquels on crée.
Quant à la question du public, je crois qu’il y a toujours des attentes, et qu’on ne peut pas y faire face. Il faut créer en restant libre et c’est au public de décider d’abandonner ou non ses attentes.

Dans son célèbre livre sur la Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim écrit que « le mérite des contes, c’est de poser des problèmes existentiels en termes brefs et précis. » Quel « problème » ou « interprétation » avez-vous voulu creuser avec cette pièce ?
Les contes de fées ont tendance à être machistes et classistes, à nous parler d’une réalité qui, de notre point de vue contemporain, n’a plus raison d’être.
Cet arc entre passé et présent m’intéresse beaucoup en tant que matière à penser.
Aujourd’hui, j’aime à croire que les enfants peuvent accéder à des récits plus libérateurs, où tout est possible. Il me semble en tout cas que le contexte dans lequel on vit offre suffisamment d’art et d’inspiration pour s’affranchir de ces vieilles histoires qui ne nous représentent plus.

Quelle part laissez-vous à l’improvisation, à l’expérimentation dans votre processus créatif ?
L’improvisation guidée et l’expérimentation sont des éléments fondamentaux de mon processus créatif : ils permettent à la fois de créer des obstacles et des découvertes.
Essayer, essayer encore, trouver la recette magique qui n’existe pas, embrasser la contradiction chaque jour, se perdre en cours de route, s’y habituer pour soudainement tout recommencer. Je pense que c’est dans ce processus-là que je réussis chaque fois à trouver quelque chose de nouveau, à découvrir un autre moi en moi.

Visuellement, où avez-vous puisé votre inspiration pour composer ce monde fermé sur lui-même, entre beauté et étrangeté ?
La direction artistique de mon travail nécessite beaucoup de temps de concertation avec toute mon équipe artistique. La couleur, les matières, les lumières, le traitement de la musique, les décors, la profondeur, etc. J’aime beaucoup élaborer un monde rigoureux dans lequel je peux faire grandir et coexister mes univers. Les inspirations viennent généralement du cinéma, on peut penser ici à Viskningar och rop d’Ingmar Bergman par exemple, mais où viennent aussi s’ajouter la nudité, la destruction et le vide de la matière théâtrale

Le fait de ne pas être vous-même un danseur, permet-il une plus grande liberté avec vos interprètes ? Comment travaillez-vous avec eux, précisément ?
Je dirais même que ne pas être danseur m’offre une plus grande liberté pour communiquer avec eux.
Nous devons à chaque fois inventer ensemble notre dispositif : je peux les guider ou les laisser explorer, leur proposer des pas ou les créer avec eux, c’est à chaque fois différent puisque tout est à créer. On peut aussi parler pendant longtemps.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Le journal français Le Monde décrit votre langage chorégraphique comme une « écriture de la cassure, du spasme, [et] de la saccade ». Et vous, comment définissez-vous votre vocabulaire gestuel ?
J’ignore s’il peut être défini. Il y a cette force intérieure qui possède les corps, il y a des turbulences, des changements constants de dynamique, il y a une absence de logique qui, étonnamment, génère une logique en soi. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une obsession dans tout : la grammaire des corps, le rythme, les regards, les mains, le centre de gravité.
Il y a enfin, cette confrontation radicale entre l’animal qui vit en nous et notre cerveau analytique bien ordonné.

Pouvez-vous nous parler de la musique de cette Belle au Bois Dormant ?
La musique est principalement celle de Tchaïkovski. C’est ce que nous avons gardé de la version du ballet de Marius Petipa. Mais l’ordre, ici, est chamboulé. Ce qui n’empêche pas un séquençage clair : on commence par un prologue qui donne le ton, puis on passe à la naissance, à l’offrande de fleurs, aux sorcières, à la fête (où se déroule la piqûre), puis au chaos qui suit et plonge le royaume dans un sommeil éternel.
Mais la particularité de ma Belle au Bois Dormant, c’est qu’elle dort pendant toute la pièce. Elle est née endormie, elle mourra endormie.
Tout le ballet est donc un rêve autour du ballet original et de la musique, qui n’est pas strictement celle de Tchaïkovski. Cet état général de mystère et de distance nous fait réaliser que cette œuvre n’a rien d’un conte de fées, c’est davantage le rêve d’un conte de fées.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Vous dites qu’il est capital que vos créations portent la trace du monde dans lequel vous vivez : quelle est celle que vous avez voulu imprimer dans cette pièce ?
Il ne s’agit pas tant d’une trace que d’un sentiment de responsabilité. J’ai besoin que mes œuvres soient en prise avec mon époque, enfin… tout ce qu’on met derrière « notre époque » si l’on peut en parler ainsi. Tout change, tout passe, tout vieillit.
Pour le moment, ce qui est sûr, c’est qu’il m’est nécessaire de traduire mon monde et de le transformer en petites créations.

En tant qu’artiste, est-ce que vous vous sentez compris ? Et est-ce que vous avez besoin de l’être ?
Être compris, ça ne fait pas partie de mes plans. Comprendre, est un acte trop simple.
J’aime que les gens ressentent.  J’aime bouger, j’aime interroger, j’aime établir des constellations pour continuer à réfléchir et à avancer.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

La Belle au Bois Dormant de Marcos Morau à l’Opéra de Reims
Vendredi 14 avril à 20h
Samedi 15 avril à 19h
Dimanche 16 avril à 14h30

operadereims.com

« Qu’est-ce que la création ? », La réponse de Mathilde Laurent, parfumeur de la maison Cartier

Après avoir signé ses premiers succès chez Guerlain, Mathilde Laurent devient en 2005 la créatrice des parfums de la maison Cartier. Notamment à l’origine de ‘La Panthère’ et de la collection des ‘Heures de Parfum’, elle défend une parfumerie libre et artistique. Mathilde Laurent a répondu pour Process à la vaste question « Pour vous, qu’est-ce que la création? »

 

Qu’est-ce que l’acte de création ? À quoi renvoie-t-il pour vous ?

C’est un sujet très vaste, presque vertigineux. Je pense d’abord à ma pratique. Quand on crée un parfum, contrairement à ce que beaucoup peuvent imaginer, cette création est d’abord une démarche intellectuelle. C’est avant tout dans le cerveau que cela se passe. Et cette création-là, précisément, elle ne sent rien. Il n’y a pas de hasard, pas de « random » dans cette recherche. Un créateur de parfum n’est pas le nez dans ses flacons, à côté de son orgue. Il est avant tout en réflexion, engagé dans une pensée dont la maturation sera longue. Je travaille pour Cartier, qui est sans doute la seule Maison qui ait décidé de produire un style olfactif correspondant à ce qui fait son style légendaire, au sens historique du terme. Alors, créer pour Cartier, c’est d’abord s’inscrire dans ce style et lui donner un prolongement olfactif.

 

Comment la création s’exprime-t-elle, alors ?

La création d’un parfum est pour moi, et pour Cartier, hautement intellectuelle avant d’être viscérale. C’est sans doute différent pour un créateur de parfum qui invente sa marque et cherchera donc à imprimer sa marque, à poser son style. Tout comme lui, je pars d’une page blanche mais qui est précédée par l’existence d’un style, par toute une histoire de la parfumerie et qui est en lien étroit avec son époque. Je pars de ces trois composantes et je crée. La création est affaire de style, d’héritage et d’époque. Bien que l’on tienne compte de cette histoire, un parfum de création sera toujours très 2020 ou très 2022. Tout en incarnant une certaine élégance, il résonnera avec le besoin de retour à la nature, avec la fluidité des genres, les effets du changement climatique… Je suis très intéressée par la dimension sociologique du parfum, par ce qu’il apporte à la société, à l’humanité, à l’histoire de l’art et du parfum.

 

Créer, c’est donc s’inscrire dans une histoire ?

C’est un devoir que je me suis imposé. Je devais coller totalement à ce qu’était la maison Cartier, avant même d’imaginer de coller à mon propre style. Je m’efface devant la beauté d’une histoire, d’une trajectoire, avant d’imaginer quelle place je vais pouvoir y tenir. À vrai dire, dans une démarche de création, je trouve cela plus « élevant ».

 

Pourquoi ?

Avant moi, Cartier faisait appel à des créateurs extérieurs à la maison pour ses parfums. J’ai donc besoin de poser des bases fondatrices, « pures », fortes, dans le sens artistique pour la création présente et à venir. Cette création ne doit pas être polluée par la « tendance » au sens de saison, de best-seller, de « tubes de l’été » que l’on trouve aussi dans le parfum.

 

D’autres créateurs, dans d’autres domaines artistiques, sont-ils inspirants pour vous ?

Je cherche et je me nourris. Je suis une très grande fan de Giuseppe Penone et des artistes du land art : Andy Goldsworthy, Nils-Udo… Je me sens très proche d’eux et de leur travail sur la nature, leur manière de la mettre en scène. Ce n’est pas si loin de la création d’un parfum. J’aime aussi trouver des ruptures dans l’art, scruter le travail de celles et ceux qui, à un moment, ont su s’affranchir des codes pour innover, inventer de nouvelles manières de faire, de créer. J’ai toujours aimé casser les codes de la parfumerie. Déjà, à l’école, je m’évertuais à sortir des sentiers battus, à tel point que mes jus étaient difficilement classables. Chez Cartier, pour La Panthère, nous avons d’ailleurs dû inventer l’expression « fauve » pour le définir. La Panthère est un parfum floral-fauve. J’ai toujours été guidée par l’histoire de l’art de la parfumerie, pour pouvoir ensuite m’en affranchir, gagner en liberté et engager un travail plus personnel. C’est ce qui me meut.

 

Pour créer des parfums, quand intervient pour vous la dimension plus charnelle, celle qui vous met en relation avec une matière à travailler ?

C’est un long cheminement dans la création, une première et longue étape. Elle est absolument nécessaire pour me permettre ensuite d’être pleinement dans l’instinct, dans le plaisir à l’état pur et l’invention. Cette introspection prend du temps avant que la création même – celle qui met de la matière en jeu – n’apparaisse évidente. Quand j’ai la sensation que ce moment est arrivé, je peux alors jouer avec les ingrédients. Et ma recherche sur le parfum devient plus viscérale. Plus le travail intellectuel aura été poussé, plus le plaisir et la beauté s’inviteront facilement.

 

Si l’acte de création est d’abord intellectuel, comment se matérialise-t-il ? Par des associations de mots, par des images ?

Il n’y a pas vraiment de mots pour cela. Ce sont des parfums imaginés. Ce travail de gestation est long, parfois ponctué de flashs olfactifs. Ce sont des choses que je suis la seule à sentir, dans mon esprit. Je les vois comme des guides. Pour La Panthère, j’ai le souvenir de choses très veloutées, de textures très soyeuses, comme un velours de soie. Cela revenait tout le temps, comme une vraie image olfactive. C’est la première étape de création. Mais un parfum ne ressemble jamais à 100% à celui que vous avez en tête. La comparaison qui me vient à l’esprit de manière évidente, c’est celle que l’on peut établir avec le compositeur d’une symphonie. Il l’a à l’esprit, il l’écrit, puis il fait venir un, deux, trois musiciens. Au quatrième musicien qu’il invite à le rejoindre, cela ne fonctionne pas. Le rendu n’est pas bon. Il modifie alors sa partition en conséquence, tout en conservant ses lignes directrices.

 

N’y a-t-il pas de fulgurance dans l’acte de création ?

Ce que je décris là est avant tout fastidieux. Pour moi, la création est gouvernée par la notion d’effort, d’abnégation et de patience. Rien n’est possible sans cela. Je ne vois pas de fulgurance dans l’acte de création qui, pour la parfumerie comme pour la peinture, ne peut surgir qu’après que l’on ait assimilé pleinement l’histoire de l’art en question. C’est après cela que l’on pourra obtenir ce que l’on veut, prolonger cette histoire par sa création, en la faisant millimètre par millimètre. Tout cela rend humble et patient.

Pour approfondir la vision de Mathilde Laurent :

Lire « Sentir le sens » de Mathilde Laurent, chez Nez éditions.

instagram @mathilde.laurent

 L’imagier sonnant de Paul Cox pour L’Abbaye royale de Fontevraud

Au printemps, sera dévoilée à l’Abbaye royale de Fontevraud la cloche réalisée par l’artiste Paul Cox. Ce sera la quatrième de ce programme audacieux mêlant art campanaire et contemporain.

On dit souvent d’un artiste – par paresse – qu’il est « inclassable ». À bien y réfléchir, s’il est un peu facile, le qualificatif vaut pourtant pour Paul Cox, graphiste et artiste plasticien atypique dont le travail est reconnu dans bien des domaines. Parallèlement à la peinture, il produit en effet des livres pour les enfants, des affiches, des illustrations de presse, des logos, et beaucoup d’autres objets qui ont à voir avec le design. Il est aussi le concepteur de scénographies d’exposition, de projets de communication culturelle ou encore de décors et costumes pour l’opéra (Paris, Genève, Nancy…). Cet autodidacte, formé en histoire de l’art et en littérature anglaise, utilise les images qu’il crée comme des mots, développant des dispositifs d’apparence simples mais dont la sophistication se révèle au fil de leur accumulation. Ainsi se construit un langage graphique singulier, figuratif et coloré, empreint de poésie et de symbolisme. Et l’on devine ici l’attachement qui le relie consciemment, par sa production dans ce domaine, et sans doute inconsciemment, au monde de l’enfance, à celui du jeu, de l’agencement permanent des choses, de l’imaginaire fertile et sans limites.

Installation réalisée par Paul Cox dans le cadre de l'exposition "Aire de jeu" du Studio Fotokino.
Diverses affiches réalisées par Paul Cox pour le secteur culturel (cinéma, exposition, maison d'opéra...)
Affiches pour le Théâtre du Nord

La construction de ses images est bien plus complexe qu’il n’y paraît. L’artiste lit, se documente, dessine, crayonne, reprend, avant que ne surgisse la forme finale. Des dizaines d’esquisses précèdent ici l’œuvre qui sera révélée. Celui qui dit percevoir le monde comme « un vaste collage, une collection de jeux de construction », procède souvent de la sorte. Chaque dessin / objet est alors découpé, manipulé, posé, repris avant d’être collé. Paul Cox joue des superpositions, change de cadre, d’angle, et compose tel un musicien une partition d’images justes et signifiantes. En cela, tout en recherchant cette « justesse », il cède volontiers à l’accident, à l’heureux hasard et à l’improvisation. Il y a dans son œuvre une dimension légère, presque enfantine, où affleure l’humour et la poésie, sans que le sens, et une certaine gravité, ne s’en détachent. C’est là tout l’art de Paul Cox, un artiste capable avec la même cohérence de réaliser les affiches de plusieurs théâtres et des livres pour enfants, de concevoir un mobilier-jeu pour le Centre Pompidou ou les décors du chorégraphe Benjamin Millepied.

Affiches de Paul Cox pour le festival "Théâtre en mai" porté par le Théâtre Dijon Bourgogne.
Table - jeu en forme de carte réalisée pour la Chapelle des Jésuites à Chaumont à l'occasion du festival international de l'affiche et du graphisme de 2008.
Couvertures des cd de la collection De Vive Voix par Paul Cox.

C’est en 2006 qu’il crée un jeu de piste spécialement conçu pour l’Abbaye royale de Fontevraud, non loin de Saumur (Maine-et-Loire). Utilisant des détails de l’architecture, il inaugure ainsi une collection originale de carnets de visite d’artistes que viendront nourrir ensuite des collaborations avec Ange Leccia, François Place, Kveta Pacovska… Il y est revenu en 2013 pour une exposition, « Paysage », qui mettait en relief une autre dimension importante de sa recherche en dessin et en peinture, son rapport à la nature, aux forêts, au cycle des saisons. Un lien ténu l’associe à cette abbaye fondée au XIIe siècle par Robert d’Arbrissel, qui abrite les gisants d’Aliénor d’Aquitaine et de son fils Richard Cœur de Lion, qui fut une prison – Jean Genet y fut incarcéré – et est devenue un centre culturel de rencontres.

Exposition « Paysage » (2013) de Paul Cox à l’Abbaye royale de Fontevraud

Lorsqu ’ Emmanuel Morin, le directeur artistique de l’Abbaye royale, lui propose de réaliser une cloche, la quatrième du programme campanaire qu’il porte, Paul Cox lui répond « oui, sans hésiter, sans connaître non plus la complexité technique d’un tel projet ». Il imagine alors une spirale se déroulant sur sept niveaux pour y porter un récit en images, « à l’image de la colonne de Trajan ou de la tapisserie de Bayeux ». Sur le projet final, on découvre donc un double mouvement en spirales ascendantes s’entrelaçant jusqu’au somment du cône. Les personnages et figures viennent d’être réalisés en cire et reportés sur ce qui deviendra le moule en négatif de la future cloche. « J’ai pensé à ce mouvement ascendant pour matérialiser l’élévation spirituelle propre à la vie monastique », souligne Paul Cox, encore émerveillé par la semaine qu’il vient de passer, les mains dans la cire, au sein de la fonderie de cloches Cornille Havard, à Villedieu-les-Poêles (Manche). On retrouve dans cette procession de figures des éléments de l’architecture de l’abbaye, l’évocation de la vie agricole qui l’entourait mais aussi plusieurs références à la vie de l’abbesse dont le nom sera attribué à cette nouvelle cloche : Gabrielle de Rochechouart. « Une femme remarquable, la sœur de Madame de Montespan, très lettrée pour son temps, omniprésente à la cour de Louis XIV et dans ses intrigues. Elle était aussi polyglotte, c’est pourquoi j’ai apposé dans le cheminement de la spirale une Tour de Babel », explique l’artiste. D’autres symboles figureront sur la cloche, « pour témoigner par exemple, de ce qui peut faire obstacle à l’élévation ». Pour ce projet, Paul Cox entend « faire cohabiter la vie spirituelle et la vie séculière, les grandes lignes du paysage de cette région (les forêts, la vigne…), quelques éléments sculptés de l’art roman, mais aussi ces figures populaires, cocasses et naïves que l’on retrouve parfois sur les chapiteaux des églises ». Le Roi Soleil est ainsi présent sur la frise avec, à ses côtés… un cochon. Dans cet imagier, tout fait symbole, même le mouvement en spirale qui évoque une portée musicale. Chaque figure a été réalisée séparément par Paul Cox, puis apposée sur le futur moule à la manière d’un bas-relief. « Tout est à plat, en légère élévation de deux millimètres par rapport au corps de la cloche, comme contre-découpé. » Au-delà de cette faible épaisseur, il n’aurait plus été possible d’accorder la cloche dans de bonnes conditions. « Il y a dans cette découpe et cette pose, un côté ‘un peu mal fait’ qui me plait bien, des jointures imparfaites qui rendent l’ensemble plus vivant, s’amuse Paul Cox. J’ai appris le travail de la cire, et je dois dire que cela m’a passionné. » Il reste encore quelques semaines à patienter avant de voir le résultat final de ce travail.

Extrait des figures dessinées par Paul Cox, qui orneront la cloche qui lui a été confiée.

« Un projet d’artistes pour raconter autrement le patrimoine »
Emmanuel Morin, Directeur artistique de L’Abbaye royale de Fontevraud

Voici cinq ans, Emmanuel Morin, le directeur artistique de l’Abbaye royale de Fontevraud, s’est vu proposer un défi par ses partenaires de la Région des Pays de la Loire. Il devait faire feu de tout bois pour proposer « une autre manière, plus patrimoniale, de raconter le monument ». La tâche est passionnante, mais complexe. L’histoire de l’abbaye est riche, l’ensemble architectural est très vaste, témoignant de plusieurs époques de construction, il peut y faire froid… « Ma première intuition a été de me dire que nous devions absolument confier le soin de ce nouveau récit à des artistes d’aujourd’hui. C’était une évidence » se souvient celui qui, à travers des expositions, performances et spectacles, confère une âme à ce lieu de vie et de culture. Il imagine alors « la chambre des cloches », dans laquelle il entend réinterroger l’histoire d’une abbaye où plus aucune cloche n’a résonné depuis la Révolution française. Une première cloche voit le jour en 2019, une commande artistique passée à Nicolas Barreau et Jules Charbonnet. Les deux designers et plasticiens nantais collaborent régulièrement avec l’abbaye, ils imaginent dans le même temps un dispositif permettant sa mise en scène visuelle et sonore dans le parc. Le succès est immédiat, le public se passionne pour cette cloche accessible à tous dans l’aire qui lui est réservée, derrière le chœur de l’église abbatiale. Trois autres cloches, confiées à des artistes, ont été depuis réalisées. Pour chacune d’elle, le directeur artistique fait le choix « d’un ou d’une artiste qui a un lien fort avec Fontevraud, avec le souci de varier les talents et les expressions plastiques ». Éclairant sa volonté de faire appel à Paul Cox, il ajoute : « J’aime la fraîcheur du trait de Paul Cox et l’intelligence qu’il a face au sujet. Paul développe un propos intellectuel toujours très dense ».

Paul Cox réalisant les figures en cire qui seront reportées sur le moule en négatif de la future cloche.

« Certains visiteurs reviennent chaque année, d’autres vont même sur le site de la fonderie, en Normandie. Et l’on commence à me solliciter d’un peu partout en France et en Europe car ce programme de six cloches commandées à des artistes par un monument public est absolument unique. » À terme, les six cloches qui ne pourront pas être installées dans le clocher du XIIIe siècle de l’Abbaye royale, trop fragile, le seront « dans une chambre des cloches imaginée ad hoc, pour que l’on puisse les voir et les entendre ». Des sonneries à certains moments de la journée, des concerts de cloches, des commandes passées à des compositeurs, plusieurs pistes sont sur la table. Pour l’heure, au printemps prochain, c’est la cloche réalisée par Paul Cox, et qui pèsera au bas mot 1,2 tonne, qui rejoindra sur les pelouses de Fontevraud celles de Nicolas Barreau et Jules Charbonnet, François Réau et Makiko Furuichi.

Abbaye Royale de Fontevraud
49590 Fontevraud-l’Abbaye
fontevraud.fr
instagram.com/fontevraud

Les autres réalités de Corinne Mercadier

Process démarre ici un compagnonnage complice avec le podcast « Écoutez voir » de la journaliste spécialiste de la photo Brigitte Patient, produit par WAVE.AUDIO. Dans l’épisode 5, Brigitte Patient rencontre Corinne Mercadier. L’idée de ce compagnonnage : qu’en voyant ces images, vous écoutiez leur échange, et inversement.

Retrouvez l’interview de Corinne Mercadier par Brigitte Patient dans l’épisode 5 de son podcast « Écoutez voir », disponible ici.

Une fois et pas plus 1, série " Une fois et pas plus ", 2000-2002
Une fois et pas plus 42, série " Une fois et pas plus ", 2000-2002
Une fois et pas plus 42, série " Une fois et pas plus ", 2000-2002

Depuis les débuts de sa pratique artistique, dans les années 80, Corinne Mercadier développe une œuvre expérimentale unique, croisant la photo, le dessin, la peinture sur verre, le travail en volume, la mise en scène. Qu’elle ait recours à l’argentique ou au numérique – qu’elle privilégiera à partir de 2008 –, elle fait montre d’un imaginaire extrêmement fertile et d’une capacité à repenser les contours de son médium de prédilection, la photographie. Corinne Mercadier fait se côtoyer réel et fiction pour nous proposer des scènes relevant d’une « autre réalité » – poétique.
Au cours de 40 ans de création, l’artiste est devenue une référence. Lauréate du Prix de Photographie de la Fondation des Treilles en 2018, finaliste du Prix de l’Académie des Beaux-Arts Marc Ladreit de La Charrière en 2013, son travail a fait l’objet de nombreuses expositions personnelles dont la dernière en date à la galerie Binome, qui la représente.
On peut aussi trouver ses œuvres dans les collections du Musée de l’Élysée, à La Maison Européenne de la Photographie, ou encore à la Bibliothèque Nationale.

Dans le podcast, c’est cette image qui a été choisie par Corinne Mercadier pour être soumise au regard d’une observatrice – Nelle, une jeune fille de 15 ans – afin qu’elle la décrive et la commente. Souffle, série " Espace second ", 2018
Glasstype 16, série " Glasstypes ", 1997-1999
Série " Polaroids Glasstypes ", 1987
Un jeu, série " Espace second ", 2018
Pénélope s'est endormie, série " De vive Mémoire ", 2019
Aveugle, série " Espace second ", 2018
Somnambule 1, série " Espace second ", 2018
Le huit envolé, 2006
Une fois et pas plus 10, série " Une fois et pas plus ", 2000-2002
Étincelle, série " La nuit magnétique ", 2022
La Chevelure de Bérénice, série " Le ciel commence ici ", 2015-2017
Callisto, série " Le ciel commence ici ", 2015-2017
Une étoile endormie, série " La nuit magnétique ", 2022
Luna, série " La nuit magnétique ", 2022

Hotel Lux, Le rock toujours vivant

« Lux », calme et volupté… ou l’inverse, sur un canapé anglais à l’hôtel, mais pas uniquement.

Au pays du bon roi Charles III, à la météo vivifiante et aux pubs toujours animés qui pourraient symboliser l’Angleterre, tout comme la sauce à la menthe… un peu vite… trop certainement, le rock n’est pas mort, loin de là : il fait plus que (sur)vivre, il s’épanouit ! Ainsi, de récents groupes (Wet Leg, Yard Act, Frank Carter & the Rattlesnakes…) viennent ravir régulièrement nos oreilles de froggies anesthésiées par trop de rap construit et déversé à la chaine, comme sorti d’un pot de chambre, jusqu’à nous rendre nauséeux et presque sourds… enfin pour certains. Parmi ces groupes de rock qui contribuent à l’écriture des lettres de noblesse du genre en majuscules cursives et élégantes, on peut citer l’ascension d’Hotel Lux*. Typiquement british, rageur, aux paroles acérées, aux sonorités immédiatement reconnaissables, post-punk, pop. On s’imagine presque une pinte de bière brune, rousse ou blonde (peu importe… no comment) en main dégustant un Fish and chips au fond d’un pub anglais animé, un tabloïd posé au coin de la table.

Mis en lumière auprès du grand public via son morceau The Last Hangman entendu sur la BO de la série à succès Peaky Blinders, le groupe de Portsmouth, qui cite parmi ses influences premières, les groupes Blur, Pulp, The Libertines et Pete Doherty, chante l’ennui et le désœuvrement d’une Angleterre working class, les relations familiales, les crimes perpétrés par les tueurs de masse ou les pédophiles, en prenant toujours un malin plaisir à critiquer les habitudes des britanniques, dans l’ombre d’ainés plus illustres tels qu’Idles et Fontaines D.C. Bien que The Last Hangman ait été composé à Fareham, un bourg en périphérie de Portsmouth où ils ont grandi, c’est vers Londres que les regards des membres du groupe se tournent très tôt. Aussi, ils emménagent à Londres dès l’âge de 18 ans, celui où l’on va généralement user ses jeans sur les bancs des amphithéâtres universitaires, et se sont immédiatement intégrés à la scène rock locale. Très vite, les concerts s’enchainent, suivis par la sortie d’un 1er EP Barstool Preaching en 2020 durant le grand confinement, une première tournée en 1ère partie et la parution en janvier 2023 d’un 1er album de 10 titres Hands Across The Creek. Les chansons d’Hotel Lux, ciselées au scalpel de précision, rayonnent de jeunesse tout en offrant un résultat mature, théâtral et visuel donnant souvent l’impression d’être emportés au bord du chaos, invitant à passer la nuit à boire, chanter, danser et baiser… et ne s’en souvenir que le matin à 14h00. Une expérience à vivre le 15 février à La Cartonnerie – Reims.

*Composition : Lewis Duffin (chant) / Cam Sims (guitare-basse) / Jake Sewell (guitare) / Sam Coburn (synthés, guitare) / Craig Macvicar (batterie)

Hotel Lux
15 février à 20h à La Cartonnerie
84 rue du Docteur Lemoine, 51100 Reims
cartonnerie.fr
instagram.com/cartoreims

instagram.com/hotelluxband

Brigitte Patient, La passeuse d’images

Brigitte Patient, c’est d’abord une voix. Une voix chaude, assez basse, qui dès les premières paroles pose un climat, de calme et d’ouverture. Ici, on va prendre le temps. Un temps curieux et gourmand. Depuis plus de 30 ans, elle se livre à un pas de deux avec la photo, une danse légère qui la porte, dans un aller et retour constant, de valeurs sures en découvertes, d’étonnements en admiration. Au fil de son voyage, la visiteuse curieuse des premiers temps s’est peu à peu muée en guide avisée d’un petit monde qui, comme tous les autres, a ses personnalités, ses moments, ses usages… Au fil de ses émissions, elle s’en est peu à peu fait l’interprète, la passeuse, et patiemment, elle a trouvé sa place en tissant des liens entre le public et lui.

C’est le parcours d’une gamine du Berry, qui s’ennuyait plutôt et qui, à la faveur de visites chez un cousin parisien, découvre, les yeux grands ouverts, le plaisir de se plonger dans le vertige culturel de la capitale. Parmi tous les champs qu’elle explore : l’image fixe et la magie de ses potentiels imaginaires, hors champs visuels et temporels. Ça restera.

Jeune femme elle devient institutrice, mais lorsqu’un de ses profs, dont elle découvrira bientôt qu’il est directeur d’une radio à Bourges, lui demande de faire des voix, elle est… assez séduite par ce qu’elle entend en s’écoutant, et, sent très vite que ça va être son truc. Elle mène de front pendant quelques années son travail d’institutrice et ses activités grandissantes à la radio pour finir par démissionner de l’éducation nationale et « monter à Paris ».
On est au début des années 80 et entre les remplacements qu’elle a l’occasion de faire, elle enrichit sa culture et alimente sa curiosité en fréquentant les galeries, qui curieusement, l’intimident moins que les musées. La photo a de plus en plus sa faveur, et ça ne va pas ralentir. Elle rejoint ensuite une radio suisse, station Couleur 3, dans laquelle elle fait vraiment ses armes avec, pour la première fois, un poste fixe, et en quatre ans, un vrai apprentissage. Elle la quittera quatre ans plus tard (1990) pour revenir à Paris et, d’abord testée sur la grille d’été, elle est finalement engagée à France Inter à la rentrée de la même année.

Elle animera et produira dans les années suivantes un assez grand nombre d’émissions, avec toujours, papillonnant dans sa tête, l’idée de faire quelque chose autour de l’image fixe. À partir du début des années 2000, elle propose chaque saison un projet d’émission autour de la photo qui finira par être accepté en… 2012. Elle aura fini par venir à bout du reproche récurrent qu’on opposait à son projet : « Ça n’a pas de sens de faire une émission sur l’image à la radio ! » On en fait bien sur le cinéma… Elle démontrera les années suivantes, au fil des différentes formes que prendra l’émission, que c’était possible. Et même carrément passionnant.

Regardez voir
« Regardez voir » c’était la seule émission sur la photo à la radio. Et pas n’importe laquelle. Avec une émission sur France Inter, c’était la photo dans un « grand média ».

Pour la première fois était donnée l’occasion de raconter au grand public ce qu’était la photo de notre temps. On y parlait de la photo envisagée en tant qu’art (une idée pas si installée que ça) qu’elle qu’en soit l’approche.
Les aspects techniques, sans être occultés, n’étaient envisagés que dans la mesure où ils jouaient un rôle particulier dans le projet évoqué. Quant à la mise en opposition de pratiques amateurs et de pratiques professionnelles – qu’on retrouvait beaucoup dans la presse spécialisée – elle était totalement absente sur ces ondes. Bref, une approche assez fraîche, plutôt en rupture avec l’idée de la photo dans les médias. « Regardez voir », c’était aussi le prestige de France Inter, la grande radio publique généraliste. Passer dans l’émission était un peu le Graal pour un photographe, une forme de validation à côté de celle du public, des institutions, du marché…

Enfin – surtout – « Regardez voir » était aussi une émission qui écoutait les photographes, qui leur donnait la parole. Curieuse de ce qu’ils avaient à dire, plastiquement, conceptuellement, poétiquement… Avec une vraie curiosité et l’envie de transmettre.

La voix de la photo
Au fil de toutes ces interviews et de ces rencontres, elle a progressivement acquis un statut particulier que personne d’autre ne semble avoir incarné de manière si nette : au terme d’environ 500 interviews, elle est un peu devenue « la voix » de la photo. Quand l’émission s’est arrêtée, des envies de pétitions se sont même faites jour. Elle a préféré les réfréner les jugeant vaines et contreproductives même si elle a été touchée au plus profond et assez sidérée en mesurant la place qu’elle avait prise dans ce petit milieu.

Aujourd’hui le paysage a changé et les grands médias nationaux ne dominent plus l’espace médiatique : il n’y a plus d’émission sur la photo dans un grand média mais les sites qui s’y intéressent directement ou indirectement se comptent en assez grand nombre, la presse papier chemine sur les voies parallèles que sont précarité et génération spontanée de titres indé. Les réseaux sociaux ont démultiplié la potentielle visibilité des photographes (ainsi que celle de leurs commentateurs) mais avec une telle puissance que leur nombre les maintient pour leur majorité dans une forme d’anonymat.
Enfin, les podcasts ont fait florès, avatars vertueux de la delinéarisation des médias autorisant le temps long et l’introspection, avec, sur le papier, un minimum de moyens nécessaires.

Dans le même temps, le réflexe du turn-over, corollaire d’un contexte dont les contours se floutent, a conduit France Inter à se séparer de Brigitte en 2019. Plutôt brutalement, ce qui n’est pas sans laisser de traces, ôtant ainsi au monde de la photo français son meilleur porte-voix.

Pourtant, quand on la rencontre, on est frappé par son absence d’amertume.
Et ce qui touche surtout, c’est que sa curiosité, son enthousiasme, et son envie de raconter, sont totalement intacts. Quelques mois de respiration, et de nouvelles perspectives semblent même lui avoir apporté une énergie supplémentaire. Il faut dire que les projets sont nombreux. Manifestement son nom évoque toujours quelque chose et quand elle a décidé de réapparaître les propositions se sont multipliées.

Elle a complètement pris le virage de l’atomisation des médias et se compose aujourd’hui une vie professionnelle qui place toujours la rencontre avec le photographe au centre de son activité. En y ajoutant des développements naturels, mais à son compte, cette fois. Elle donne ainsi des interviews en public, anime des ateliers médias, donne des conférences. Elle réalise aussi une série d’interviews filmées pour la Villa Pérochon « Question d’images », ainsi que « La scène photographique » qui est une émission réalisée dans les conditions du direct : un entretien ponctué de musiques, de sons de lectures, avec un générique, des invités… Il y a aussi ce format très léger, qu’elle affectionne, « Sur le vif » une petite interview d’une dizaine de minutes diffusée sur son site. Enfin, elle est devenue vice-présidente du pôle photographique Stimultania, pour lequel elle s’engage beaucoup et qui lui procure une certaine fierté. Bref, ça foisonne.

Mais son gros sujet, le cœur de son réacteur (le réacteur de son cœur ?), c’est son podcast « Écoutez voir » qui marche dans les traces de son émission phare « Regardez voir ».

La passeuse
Et c’est une vraie madeleine que de retrouver son timbre dans ce récent podcast. Aux premiers sons, tout ce qui fait le charme de ses émissions est là : le climat si particulier installé par son débit calme et souriant, la façon dont elle pose les silences en ayant l’air de dire « on a le temps », et cette voix, qui écoute. Et bien sûr l’ensemble reste bâti sur le socle qu’est sa capacité à faire se raconter les photographes et à nourrir la curiosité de l’auditeur.

Rien n’est imposé, tout est posé. En douceur. Et en premier lieu les images, dans lesquelles elle se promène en nous prenant par la main au cours de descriptions sensibles. L’ouverture, la bienveillance (la vraie, pas celle livrée avec la panoplie des postures modernes) et l’humilité transpirent de ses propos. L’autorité définitive du « sachant » n’a pas sa place ici, pas plus que l’entre-soi de ceux qui feraient parti du club tandis que les écouteraient ceux qui n’en feraient pas parti. En donnant la parole au photographe, elle se place du côté de l’ignorant ou plutôt du « découvrant ou du curieux », ce qui participe sans aucun doute de l’affection que lui portent les amateurs de photo et donc les photographes, et inversement.
Brigitte s’est entourée dans cette aventure d’une équipe de professionnels, ceux du studio de podcast wave.audio : Lucile Aussel (réal.), Isabelle Duriez (prod.) et bien sûr, Thomas Baumgartner, un ancien de Radio France et cofondateur de wave.audio. Il s’agit d’offrir aux auditeurs l’expérience qui permet de découvrir au mieux l’univers de l’invité et de favoriser son appréhension par le public. Elle sait que sa place est sans doute là, à la jonction de ces deux univers, et que son meilleur rôle est d’en ouvrir la porte. Une passeuse.

© Véronique Besnard

Le verre, patrimoine et création(s) dans le Grand Est

S’il est indéfiniment recyclable, le verre est aussi – presque – indéfiniment déclinable. Les fameuses cristalleries comme les artisans verriers du Grand Est ont su et savent plus que jamais en tirer le meilleur parti. C’est tout l’objet de l’exposition « Passé, Présent, Futurs : le Verre dans tous ses éclats ».

Sans doute l’une des plus grandes qualités du verre est-elle de se faire oublier. D’ailleurs, nous ne sommes même plus vraiment conscients de son omniprésence dans notre quotidien. À nos yeux le verre est… transparent.

Pourtant, présent à l’état naturel – en témoignent l’obsidienne, les diatomées, les fulgurites… –, le verre est le premier matériau de synthèse inventé par l’homme, dont la fabrication remonte probablement à 4500 avant notre ère, en Mésopotamie.

Dès l’Antiquité, la région que représente aujourd’hui le Grand Est était réputée pour sa production de verre, notamment dans l’actuelle Argonne, grâce à la présence de forêts pour obtenir du charbon de bois, de fougères pour la cendre végétale riche en potassium, et de chaux, éléments essentiels à sa fabrication. Un peu plus de 2000 ans plus tard, le Grand Est concentre quelque 90 % de l’activité verrière française, des cristalleries parmi les plus prestigieuses au monde (Baccarat, Daum, Saint-Louis et Lalique…), un département – l’Aube – qui peut légitimement revendiquer le titre de territoire européen du vitrail, et plus de 250 ateliers verriers artisanaux. S’y ajoute un savoir-faire scrupuleusement entretenu et transmis à travers des structures comme le Centre Européen de Recherches et Formation aux Arts Verriers (Cerfav) de Vannes-le-Châtel, le lycée professionnel Dominique Labroise de Sarrebourg, ou encore le Centre International d’Art Verrier (CIAV) de Meisenthal, lieux de formation assez uniques en France, qui n’hésitent pas à explorer les voies de la création contemporaine autour du verre et du cristal.

À l’aune de ces références, et alors que l’assemblée générale des Nations Unies a déclaré 2022 « Année internationale du verre », il a semblé naturel – pour ne pas dire évident – à la Région Grand Est de donner à contempler l’épopée verrière sur son territoire ou, pour le dire sans ambages, de mettre le verre à l’honneur afin de lui rendre hommage.

Dans cette perspective a été imaginée l’exposition « Passé, Présent, Futurs : le Verre dans tous ses éclats », installée au cœur de l’Abbaye des Prémontrés, à Pont-à-Mousson. « Le cristal dans tous ses états » et « Une histoire du verre dans le Grand-Est – Dialogue entre matière et savoir-faire » sont les deux univers qui la constituent.

JOUONS détails © Nicolette Humbert / Verrier : Les Infondus
ARCHE © Nicolette Humbert / Verrier : Servane Blat pour le Cerfav

Des pièces exceptionnelles
L’environnement de production du verrier, les grandes manufactures, l’art de la table, l’univers du parfum, les verriers de l’Art nouveau sont les thèmes abordés par Jean-Louis Janin Daviet, chargé de conservation, consultant, commissaire d’exposition et scénographe qui propose, au fil de cette partie historique principalement consacrée au cristal (« Le cristal dans tous ses états »), un voyage dans le monde des maîtres verriers. Ce qui fascine le plus dans ce thème de l’exposition, c’est bien la limpidité, l’intensité, la brillance, la luminescence du cristal. Tout ce qui figure « la quintessence et le luxe des arts de la table de la bourgeoisie du XIXe siècle, dans une salle à manger Napoléon III, où s’exprime le savoir-faire des cristalliers du Grand Est, dans l’intégralité de leur production. » explique Jean-Louis Daviet.

On découvrira là plus de 500 pièces exceptionnelles, prêtées par des collectionneurs nationaux et internationaux, et les grands cristalliers, dont les plus rarissimes ne quittent habituellement pas leurs écrins. Comme, par exemple, le Candélabre du Shah de Perse (Baccarat, 2e moitié du XIXe siècle), une exceptionnelle chaise Ferrières en cristal (1883, Baccarat, armature métallique habillée de 38 pièces de cristal et garnie de velours rouge), une petite table à parfums du XVIIIe siècle…

Vue d'exposition © Stadler / Région Grand Est
Vue d'exposition © Stadler / Région Grand Est

Au jeu de la matière…
Avec « Une histoire du verre dans le Grand-Est – Dialogue entre matière et savoir-faire », Jean-Baptiste Sibertin-Blanc, designer, enseignant, fondateur du studio JBSB (studiojbsb.com), entend effectivement nouer le… dialogue. Celui des artisans verriers avec la matière, celui du public avec les œuvres présentées. Une façon, aussi, de « parler le langage de la matière, de voir, de sentir, de découvrir ce matériau sous tous ses aspects et dans toutes ses formes, passées, présentes, futures, puisqu’il est parfaitement ancien et extrêmement contemporain » précise le designer.

Il existe plus d’une vingtaine de techniques verrières à travers lesquelles une quinzaine de créateurs régionaux se sont prêtés « au jeu de la matière et des réalités d’aujourd’hui » en réalisant 18 œuvres originales sur la base des 26 lettres de l’alphabet. « Des œuvres qui sont autant de signes destinés à incarner la région » assure Jean-Baptiste Sibertin-Blanc.

Par ailleurs, pour montrer le matériau verre dans toutes ses dimensions artistiques, conceptuelles et innovantes, des prêts d’œuvres des grandes manufactures ou d’artistes contemporains viennent compléter une exposition qui rassemble ainsi une centaine de pièces originales.

L’exposition « Passé, Présent, Futurs : le Verre dans tous ses éclats » est visible à l’Abbaye des Prémontrés, 9, rue Saint-Martin, 54700 Pont-à-Mousson, jusqu’au 4 janvier 2023, tous les jours (sauf les mardis, le 25 décembre et 1er janvier), de 10h à 12h et de 13h30 à 18h.
Entrée libre. Contact Information Public : 03 83 81 10 32

La partie « Le cristal dans tous ses états » est ouverte quant à elle jusqu’au 29 janvier, toujours à l’Abbaye des Prémontrés.

Après le 4 janvier, la partie « Une histoire du verre dans le Grand-Est – Dialogue entre matière et savoir-faire » sera présentée de manière itinérante dans les départements du Grand Est en 2023 et 2024.

anneeduverre.grandest.fr
abbaye-premontres.com

Image de une JOUONS © Nicolette Humbert / Verrier : Les Infondus

« Des Objets et des Hommes »: Laurent Le Deunff, Juliette Mock, Joan Fontcuberta au Cellier à Reims

À l’heure de fortes interrogations sur la surconsommation dans nos sociétés, l’exposition « Des Objets et des Hommes » questionne la place spécifique qu’occupe l’objet artistique dans la production matérielle. Que signifie faire, créer et comment l’art nous amène-t-il à reconsidérer le monde qui nous entoure ? À Reims, le Cellier présente deux solo shows, « Fantômalisa » de Laurent Le Deunff et « On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part » de l’artiste émergente Juliette Mock ainsi qu’une étonnante série de photographies de l’artiste catalan Joan Fontcuberta, qui invitent à réfléchir sur notre rapport aux objets.

Quoi de commun entre les sculptures décalées de Laurent Le Deunff, les installations de Juliette Mock et l’« Herbarium » de Joan Fontcuberta ? Ils nous parlent des choses, de leur représentation et du rapport que nous avons avec elles. « De tous temps, l’homme a fabriqué des objets. L’homo ‘fabricus’ a existé avant l’homo sapiens, souligne Elsa Bezaury, commissaire de l’exposition, mais quelle est la spécificité de l’objet d’art ? Nous avons voulu mettre en perspective trois points de vue différents, trois artistes qui ont pris la fabrication d’objets comme point de départ de leur démarche artistique. »

Laurent Le Deunff, Chat-Brachiosaure, 2016 © Jean-Christophe Garcia / courtesy Semiose, Paris
Laurent Le Deunff, Phasme I, 2022 © Blaise Adilon / courtesy semiose, paris

« Fantômalisa » de Laurent Le Deunff
L’exposition s’ouvre sur un solo show de Laurent Le Deunff. Artiste majeur de la scène contemporaine, ce sculpteur et dessinateur crée, depuis une vingtaine d’années, des sculptures et des installations aux allures de cabinets de curiosité. Une œuvre singulière, inspirée de la nature et peuplée d’animaux en tous genres, qui renvoie à une forme d’archéologie imaginaire, à des mythologies ancestrales. L’artiste dévoile ici un corpus d’environ 80 œuvres, réunies sous le titre énigmatique de « Fantômalisa ».
« Je suis parti de Fantômas, personnage de roman adoré par les Surréalistes, pour arriver au verbe ‘ fantômaliser ’ qui signifie rendre spectral, explique Laurent Le Deunff. Dans cet espace souterrain, j’avais envie de réaliser une sorte d’inventaire de ce que j’ai pu produire ces dix dernières années, de convoquer les fantômes de mes propres œuvres dans une atmosphère inspirée du film Fog de John Carpenter. Les murs et les socles sont ainsi entièrement enduits d’une peinture évoquant le brouillard. » Dans ce paysage monochrome, le Cellier se transforme en une mystérieuse galerie de l’Évolution où l’on retrouve des sculptures étonnantes, créées à partir des matériaux les plus divers, allant du bronze au bois, du marbre au papier mâché. Dans la grande tradition de la sculpture animalière, des écureuils, escargots, dauphins, hippocampes et souris trônent sur leurs socles tandis que des totems, des espèces de fossiles plantés sur des piques et autres objets rituels évoquent les traces d’une ancienne civilisation. « En reprenant les codes d’exposition des musées d’anthropologie, l’artiste sacralise les objets présentés, nous dit qu’il y a là quelque chose de précieux et de rare » souligne Elsa Bezaury. Mais, à y regarder de plus près, les choses suggèrent autre chose que ce qu’elles prétendent être. Jouant sur les échelles, sur les décalages entre les matériaux utilisés et les sujets représentés, Le Deunff cultive l’art du détournement. C’est justement à ce moment-là que la magie opère, lorsque l’on découvre que cette relique est en réalité un chewing-gum taillé dans la pierre, que les os sont en albâtre, que les coquillages sont en papier mâché, révélant ainsi leur aspect fabriqué. Ces anachronismes font basculer l’imaginaire vers un monde onirique, plein de surprises et d’humour. En miroir, une série de dessins minutieux d’ateliers d’artistes, habités par des chats, dialogue avec les sculptures. « J’avais constitué une collection de photos de mon chat posant parmi mes œuvres en cours de réalisation. Ces images me faisaient penser au livre Le Mystère des chats peintres : bien que ce soit irrationnel, j’aimais l’idée que l’on puisse penser que le chat avait lui-même fait mes sculptures… » explique Laurent Le Deunff.
Par le biais de ces dessins à l’aspect délicieusement suranné, l’artiste questionne l’origine de ses œuvres, invente une autre temporalité tout comme dans ses dessins très réalistes d’empreintes d’animaux qui n’existent pas.

Juliette Mock, Le spleen des petites – Mona, 2022 © Quartier Louis Jardin

Les choses selon Juliette Mock
L’exposition se poursuit avec « On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part » de Juliette Mock. Cette artiste émergente, diplômée de l’ESAD de Reims en 2016, s’empare de l’objet pour pointer les dérives de notre société matérialiste. Directement inspirée par Les Choses de Georges Perec qui, déjà dans les années 60, épinglait les mécanismes de frustration qu’engendre la frénésie consumériste, Juliette Mock porte un regard aussi aiguisé que poétique sur nos obsessions contemporaines. L’artiste collectionne elle-même des papiers, des imprimés, des bouts de choses, dans lesquels elle puise son inspiration pour créer des récits qui font sens. Les deux séries autour du petit-déjeuner s’appuient ainsi sur des images publicitaires d’hôtel, censées exprimer un idéal de bonheur. La légèreté du trait dans ces dessins est souillée par des traces de feutres, violemment écrasés sur le papier, tel le signe rageur de la vacuité qui pointe derrière les clichés. Juliette Mock opère aussi un parallèle intéressant entre la surconsommation d’objets et l’accumulation d’images. Nous faisons aujourd’hui avec les images ce que nous faisons avec les objets : consommer, de plus en plus, avec de moins en moins de qualité. Dans la course effrénée aux selfies et la prolifération des réseaux sociaux, c’est le même phénomène de consommation qui est à l’œuvre. Ce qu’illustrent la vidéo « Afterglow » et la pièce sonore « On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part », qui empruntent aux codes des youtubeurs et instagrameurs pour souligner toute la banalité de ces productions.

Laurent Le Deunff, Patate I, 2019 © A. Mole / courtesy Semiose, Paris
Juliette Mock, Le spleen des petites – Sarah, 2022 © Quartier Louis Jardin
Laurent Le Deunff, Butt, 2020 © A. Mole / courtesy Semiose, Paris

Démêler le vrai du faux…
Enfin, une dernière section présente la série photographique « Herbarium » de Joan Fontcuberta, prêtée par le FRAC Champagne-Ardenne. L’artiste catalan y reprend les codes des herbiers scientifiques pour représenter des plantes photographiées avec soin, en argentique, sur un fond neutre. Malgré l’impressionnante exactitude des formes, un étrange sentiment s’empare assez vite de l’observateur. Car, dans ce travail, tout est faux. L’artiste récupère des détritus pour fabriquer des végétaux imaginaires qu’il photographie en parodiant les postures documentaires. Cette série datant du début des années 80 est la première de nombreux autres projets dans lesquels Fontcuberta ne cesse de démystifier l’idée d’une objectivité photographique. À l’heure du fake généralisé, cette façon ironique de se jouer de la réalité et de la fiction permet de dénoncer la manipulation cachée sous les images et d’éveiller le sens critique.
« Favoriser la prise de conscience, c’est tout l’enjeu de cette exposition qui invite à prendre le temps de réfléchir à cette matérialité qui nous entoure, au lien entre matière et pensée, poursuit Elsa Bezaury. L’art n’a pas besoin de parler directement d’écologie, d’être illustratif, pour aider à la prise de conscience de ce qu’est le phénomène de l’anthropocène, à savoir la complète intégration de l’homme dans son environnement, à la fois agissant et soumis à ce système global. Ce sentiment d’appartenance à un tout est indispensable pour construire une pensée écologique. » En ce sens, « Des Objets et des Hommes » ouvre un champ de réflexion plus politique qu’il n’y paraît…

Laurent Le Deunff, Tête de tigre, 2020 © A. Mole / courtesy Semiose, Paris

« Des Objets et des Hommes »
du 07/12/22 au 25/02/23
mer. > dim. de 14h à 18h (Fermeture du 24/12/22 au 03/01/22)
Le Cellier 4 bis rue de Mars, 51100 Reims – entrée libre
infoculture-reims.fr ; reims.fr
laurentledeunff.fr
Laurent le Deunff est représenté par la galerie Semiose (semiose.com)
instagram.com/juliettemock

Image de une: Laurent Le Deunff, Tigre-Raie, 2016 © Jean-Christophe Garcia / courtesy Semiose, Paris

Renate Gallois Montbrun, Une vie d’agent

À force d’audace, de travail et de rencontres, Renate Gallois Montbrun est devenue agent pour de très grands noms de la photo. Elle nous livre le récit de son parcours et ses réflexions sur les mutations du métier d’agent d’artistes.

C’est dans son appartement niché dans le haut-marais, que nous rencontrons Renate Gallois Montbrun. Autour d’un thé, notre échange prend place ; ce dont nous allons parler, c’est d’un métier dont il est rarement question mais qui, pourtant, est au plus proche de la création : celui d’agent d’artistes.
Car en effet, Renate est devenue l’une des grandes figures de la profession en fédérant autour d’elle des personnalités – principalement du monde de la photo – comme Sarah Moon, Christine Spengler, David Seidner ou encore Kate Barry. Et si depuis l’explosion du digital l’activité connaît sa plus grande mutation, Renate reste fidèle à sa vision du métier et à son œil. Elle continue de fonctionner à l’intuition, aux atomes crochus, à l’amitié, à l’envie.

Le bureau de Renate © Antoine Lecharny
Renate Gallois Montbrun photographiée par Sarah Moon

Le pied à l’étrier
Un saut dans l’inconnu. C’est à peu près ce qu’a fait Renate lorsqu’elle a commencé en tant qu’agent d’artistes. « J’ai commencé tout à fait par hasard, introduit-elle. Je ne voulais pas du tout faire ce métier, je voulais être architecte d’intérieur, créer des meubles. »

Alors qu’elle est stagiaire, au cours des années 70, au magazine « Dépêche Mode », elle fait la connaissance d’un photographe allemand qui lui demande, de but en blanc, si elle veut être son agent. Elle ne connaît rien à ce métier, dont on lui dit que – dans les grandes lignes – cela consiste à appeler les agences de publicité qui achètent de l’espace dans les magazines de mode, à demander le département « achat d’art » et à présenter le portfolio du photographe en espérant qu’il décroche un contrat. Elle accepte. L’activité, à ce moment-là, ne génère pas grand-chose ; elle a une existence relative, autant économiquement que dans l’esprit de Renate.
Rapidement, le photographe lui présente l’un de ses amis, allemand lui aussi – il faut savoir que Renate est originaire d’Allemagne. « Il faisait beaucoup de photos pour des publicités allemandes, pour des cigarettes, des champagnes, des cognacs, qui représentaient alors de gros budgets publicitaires. »
Elle devient aussi son agent. Petit à petit, le bouche-à-oreille opère et d’autres photographes la demandent. Parmi eux, un brésilien, Otto Stupakoff. « C’est avec lui que j’ai vraiment appris le métier. Il m’a appris à lire les photos, à avoir une sensibilité visuelle. Ensemble, on travaillait beaucoup pour le Vogue français, son nom était très vu. »

Avec Otto Stupakoff, Eva Sereny et d’autres photographes, une petite équipe se forme. Son activité d’agent commence à prendre une vraie dimension. Ses fonctions : définir avec l’artiste une stratégie ; constituer avec lui un dossier ; d’un côté, démarcher les clients les plus adaptés à son profil et, de l’autre, orienter le client vers le photographe qui répondra le mieux à ses besoins ; négocier les contrats…

En parallèle de cette activité, elle monte avec une amie une agence de mannequins. Elle ne connaît rien à ce métier non plus. « J’ai fait beaucoup de choses comme ça, sans vraiment réfléchir, sans maîtriser le métier. » Son agence – « FAM » – installée sur les Champs-Élysées devient très connue, notamment pour ses mannequins dits « special faces ». « C’était marrant au début puis ça ne l’a plus été. Finalement, on ‘vendait’ les mannequins, un physique, et ça m’a dérangée. Je me suis séparée de mon associée au bout de quatre ans. »

Artistes dans l’ordre : Aurore de la Morinerie / Jean-François Lepage / Chico Bialas / Deborah Turbeville / Antoine Lecharny / David Seidner / Christine Spengler / Deidi Von Schaewen / Charlie de Keersmaecker / Nelson Sepulveda.

L’âge d’or
Renate déménage alors ses bureaux là où ils se trouvent toujours, dans un appartement de la rue de Turenne, et poursuit son activité d’agent de photographes. On arrive à la fin des années 80 et c’est une grande époque pour elle – qui s’étendra jusqu’à la fin des années 90. Durant cette période, Renate décroche de très grands noms et connaît des réussites significatives, avec David Seidner * notamment, qui décroche un contrat d’exclusivité avec Yves Saint Laurent, une première pour la marque. « Pierre Bergé a été complètement ébloui par son travail », se souvient Renate. Ou encore, avec Peter Knaup (à ne pas confondre avec Peter Knapp), devenu la référence pour les photos de parfums (Dior, Ungaro…). « C’était de la publicité en affiches et en presse, ce qu’il y avait de plus visible », et donc de plus rentable.

Son bataillon d’artistes ne s’est pas constitué par choix stratégique, ou plutôt, précise-t-elle, par un choix qui s’est imposé par la force de l’intuition et de l’affection. Elle explique aussi qu’il n’y a pas eu de volonté de remplir des cases pour répondre aux différents besoins de la photo, ça s’est fait naturellement.
« En nature morte, il y avait dans l’équipe Peter Knaup ; pour la mode, David Seidner et Deborah Turbeville par exemple. Ils avaient vraiment leur propre style. Les clients cherchaient des ‘maîtres’, de grands photographes qui avaient une patte. Bettina Rheims a aussi intégré mon agence mais elle est partie à l’arrivée d’un photographe avec lequel elle se sentait en concurrence. » Très rarement, Renate se sépare de quelques personnes mais, pour la plupart, ses artistes lui restent fidèles jusqu’au bout, nourris par la relation qui s’est construite. « Être agent, c’est d’abord constituer un duo avec l’artiste, être présent, l’écouter…, rapporte Renate. Ça ne se résume pas seulement au boulot. On connaît toute sa vie. On instaure une relation de confiance. La plupart des gens avec qui je travaille sont devenus des amis très proches. » Elle évoque le nom de Sarah Moon : « On travaille ensemble depuis plus de trente ans. C’était déjà une super star quand on s’est rencontré, c’était bien après Cacharel [La notoriété de Sarah Moon a explosé suite à ses campagnes de pub pour Cacharel dans les années 70 et 80, ndlr]. Aujourd’hui elle est beaucoup plus dans une démarche d’artiste mais à l’époque elle faisait beaucoup de publicité. Ensemble, on a fait Armani pendant trois saisons et Nars. Pour moi c’est un bonheur de travailler avec Sarah et je ne pense pas qu’il soit question qu’on se quitte un jour. » On sent aussi qu’une grande amitié la lie à Aurore de la Morinerie, que Renate a accueillie dans son équipe il y a 14 ans et qu’elle représente, non pas en tant que photographe, mais en tant qu’illustratrice. Elle fut d’ailleurs la première illustratrice que Renate ait représentée. Une ouverture sur un champ nouveau en tant qu’agent mais qui fait sens au regard de son histoire puisque pendant sept ans, à partir 1987, toujours en parallèle de son activité d’agent, Renate a tenu une galerie dédiée à l’illustration. La galerie Rohwedder (son nom de jeune fille) était située rue du Roi Doré, au pied de ses bureaux de la rue de Turenne. « Mon idée de départ c’était de créer un atelier pour retaper des meubles et les vendre. Puis j’ai fait la rencontre de Jean-Jacques Sempé qui n’avait alors pas de galerie, il m’a dit ‘Pourquoi tu ne ferais pas de ce lieu une galerie où tu exposerais mes dessins ?’. C’est venu aussi simplement que ça. »

Le bureau de Renate © Antoine Lecharny
Affiches d’expositions organisées par la galerie Rohwedder.

Naturellement, l’inauguration a eu lieu autour d’une exposition du désormais regretté Sempé. Une fois encore, c’est une activité que Renate a apprise sur le tas et une fois encore, elle a fonctionné aux coups de cœur : « J’étais extrêmement libre, la galerie était à mon nom, je n’avais de compte à rendre à personne. » Elle y expose, outre Sempé, Savignac, Benoit, Hélène Tran ou encore un Jean-Philippe Delhomme à la notoriété naissante. « C’était une époque merveilleuse. Le lieu était très atypique, c’était dans l’ancienne forge de Louis XVI et, à l’époque, il n’y avait pas dans le marais toutes les galeries d’art qu’il y a aujourd’hui. J’étais complètement isolée avec ma petite galerie, elle attisait beaucoup la curiosité et elle a attiré beaucoup de personnes de la publicité car c’était un autre monde que celui de la photo. Pour cela, ça a été enrichissement dans mon activité d’agent. »
Au bout de sept ans, le lieu a été mis en vente. Renate, qui n’était que locataire, a renoncé à l’achat et, n’envisageant pas de poursuivre cette activité ailleurs que dans ce lieu « absolument unique », le volet galeriste de sa vie s’est arrêté là.

Naviguer entre ombre et lumière
En 1996, Renate voit l’activité de son agence ralentir à cause de problèmes de santé qui la contraignent à s’éloigner du travail pendant cinq mois.
Cette période est aussi marquée par le départ « du jour au lendemain » d’un photographe qui comptait beaucoup pour l’agence. L’affaire, qui a brutalement fragilisé l’écosystème qu’avait su construire Renate, se terminera devant les tribunaux.

L’arrivée de Kate Barry dans l’équipe est le rayon de lumière qui balaie le souvenir de ces péripéties. « J’ai vu deux-trois photos de Kate dans le magazine ELLE, j’ai cherché à la rencontrer et ça a été le coup de foudre mutuel. À partir de ce moment-là, elle a pu faire de très beaux portraits pour des magazines comme Vogue. Elle avait un engagement et un professionnalisme très rares. Elle était dans les labos, elle suivait la couleur… Elle était extrêmement méticuleuse mais c’était passionnant de voir ça. Une personne incroyable, d’une gentillesse, d’une élégance… et drôle par-dessus tout. » Mais l’annonce de sa mort, en 2013, est un choc immense. « Ça a été l’un des moments les plus horribles, je pensais même m’arrêter à cette époque. Le métier de la mode est très dur, sans pitié. Et le métier d’agent n’est pas très aimé en France. On se demande quelle est la fonction de l’agent. On le réduit parfois à une personne qui enchérit le coût de la photo, sans valeur ajoutée… ce qui est faux. » Pour Renate, le métier d’agent ne se résume pas qu’à sa partie émergée (penser une stratégie, démarcher, négocier…) ; en sous-terrain, il y a aussi tout un travail consistant à tenir par la main les artistes, « faire équipe » avec chacun d’eux. « Faire équipe », elle l’aura aussi fait pendant près de 14 ans avec un associé ; leur collaboration a pris fin en 2021.

Artistes dans l’ordre : Sarah Moon / Jin Young Hong / Keiichi Tahara / Patricia Schwoerer / Morgane le Gall / Kate Barry / Marie Taillefer / Lon Van Keulen / Peter Knaup / Xavier Casalta.

Une inévitable mutation
Alors qu’avant l’agent était perçu comme un acteur presque indispensable aux yeux de l’artiste comme à ceux du client, Internet a changé la donne, et Instagram tout particulièrement. « Avec le digital, tout le monde a accès aux dossiers des artistes donc il y a beaucoup de clients qui choisissent eux-mêmes. On ne me demande plus ‘qui as-tu pour cette commande ?’, le client sait déjà qui il veut. » Si le client a développé de nouvelles compétences, l’artiste aussi.
Il est devenu un entrepreneur qui sait bien souvent utiliser les outils d’Internet et le ton adéquat pour s’adresser à une audience et « se vendre ».

Pour s’adapter aux mutations de l’écosystème de la création, beaucoup d’agents proposent aussi de gérer la « production ». Ils organisent, au regard d’une enveloppe globale qui leur est allouée, toutes les prises de vue (réservation du studio, du coiffeur, du maquilleur, etc.), une activité chronophage dont se passent – pour le coup – volontiers les clients.

La perte de sens du métier d’agent, tel qu’on le concevait jusqu’au début des années 2010, s’accompagne d’un mouvement similaire en ce qui concerne le métier de photographe de mode qui semble avoir perdu de la dimension quasi sacrée dont il jouissait dans les années 80, 90, 2000. La marque ne cherche plus tellement la patte de l’artiste, celle-là même qui l’identifiait grâce à un ton très personnel ; elle cherche à créer une image qui s’inscrit dans les codes esthétiques qu’elle a prédéfinis. Il est par ailleurs fréquent que des marques demandent un très grand nombre d’images (Renate évoque une trentaine d’images pour une journée), pour une rémunération sans commune mesure avec les usages du passé. « Je ne suis certainement pas l’agent le plus commercial à Paris mais mes artistes ne répondent pas à ce type de commandes. J’ai la chance d’avoir des clients qui sont encore dans une démarche de ‘chercher une patte’. » Renate cite Dior et Chanel qui ont beaucoup travaillé avec Sarah Moon, et le Printemps qui s’est offert plusieurs fois le trait d’Aurore de la Morinerie. La réputation d’Aurore de la Morinerie et de Sarah Moon n’est plus à faire mais pour de jeunes artistes, la situation est plus compliquée. « Lorsqu’un jeune artiste démarre, ce qui est important pour lui, c’est de faire de l’édito ** dans des magazines pour des raisons d’image, et dans l’espoir d’être repéré par des marques, qui sont celles qui proposent des contrats rémunérateurs. Mais la majorité des magazines ne paient pas, parfois même pas de quoi rembourser les frais de déplacement et de production. En fait, ceux qui peuvent travailler pour ces magazines sont ceux qui ont déjà de l’argent, c’est profondément injuste. Les jeunes photographes doivent avoir une double activité pour vivre. Sans parler du fait qu’acquérir de la crédibilité auprès des marques prend du temps. » Renate évoque Antoine Lecharny, 27 ans, une recrue récente de l’agence. « Je crois beaucoup en lui, déclare-t-elle, mais pour la marque il faudra du courage car c’est un jeune et une marque a besoin d’une assurance technique. »
On imagine aisément que faire partie du « pool » de Renate offre déjà une certaine crédibilité. Cette caution morale est un atout dont Antoine Lecharny pourra certainement se prévaloir pour lever un peu plus la barrière de la frilosité du client.

Le bureau de Renate © Antoine Lecharny

L’avenir
« À mon avis, ce n’est pas un métier qui va durer encore des siècles. » confie Renate. Du moins, pas selon son schéma d’origine. Il peut espérer continuer à conquérir un marché de niche mais, à défaut, il devra se transformer suffisamment radicalement pour trouver une forme de survie. Le terme « d’agent » recouvrira alors sans nul doute une activité plus large.
Cela n’empêche pas Renate, mue par une sincère passion pour l’image, de poursuivre avec enthousiasme son activité. Elle a récemment été rejointe par Marie Benaych, une jeune femme dont elle gage qu’elle serait un très bon agent.
« Elle a un très bon œil mais je ne sais pas si c’est ce qu’elle veut faire de sa vie. » Qu’elle poursuive ou non dans cette voie, elle hérite pour le moment de la vision et du récit d’une agence qui a de profondes racines et assurément, une belle histoire.

* Il a été une grande figure de la photo de mode dans les années 80-90, jusqu’à sa mort en 1999.
** Une commande de photos passée par un magazine et qui sert souvent à accompagner un texte.

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Image de une © Sarah Moon