Publié le 27 mars 2023
Temps de lecture : 5 minutes

Marcos Morau déconstruit « La Belle au Bois Dormant »

TEXTECHLOÉ KOBUTA
PHOTOSJEAN-LOUIS FERNANDEZ
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Il y a des râles, des soubresauts et du bizarre.
Des scènes claustrophobiques, des robes crinoline et des murs couleur sang.
Quand le chorégraphe Marcos Morau s’empare de la
Belle au Bois Dormant, le conte devient un rêve étrange et anxiogène.
Sur scène, 13 danseurs et une princesse née endormie.
Une narration elliptique et une « Belle » qu’on voit vieillir dans sa léthargie.
On se demande alors en écho ce qui est resté en sommeil en nous ? Et quelles sont les torpeurs contemporaines qu’il nous faut combattre. Mais Marcos Morau n’est pas là pour nous aider à répondre. Lui, ce qu’il aime, c’est poser des questions.
Heureuse nouvelle, il se prête aussi très poliment à l’exercice de l’interview.
Preuve en est.

Marcos, vous êtes un artiste protéiforme. Aujourd’hui, je vous interviewe en tant que chorégraphe mais comment vous présentez-vous en étant le plus complet possible ?
C’est toujours difficile de se définir soi-même…
Je me sens artiste, et peut-être plus précisément metteur en scène et chorégraphe.
Fort heureusement, la frontière entre les arts tend à s’estomper ce qui permet d’évoluer et de grandir constamment.

Quel est votre rapport aux contes de fées ? Y en a-t-il un en particulier qui a bercé votre enfance ?
Les contes de fées n’ont jamais vraiment été une source d’inspiration, ni n’ont fréquenté mon imaginaire d’enfant. J’étais au contraire plutôt fasciné par les récits sombres et étranges, par les histoires qui se passent dans des forêts lointaines ou des mondes fictifs. J’ai grandi avec deux frères, et les fées ne m’ont jamais rendu visite.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez
La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Avec La Belle au Bois Dormant, vous partez, pour la première fois, d’une œuvre préexistante : quel défi cela a-t-il représenté pour vous ? Diriez-vous qu’il y a une certaine pression à l’idée de monter une œuvre que le public connaît (ou croit connaître) ?
Ce n’est pas la première fois : j’ai déjà chorégraphié Carmen à Copenhague avec le Royal Danish Ballet et Orphée et Eurydice à Lucerne. Mais c’est en effet la première fois que je revisite un ballet classique. J’ai accepté ce défi car, si les œuvres du répertoire paraissent parfois immuables, on m’a donné carte blanche pour créer une Belle au Bois Dormant, bien ancrée dans notre époque.
Il ne fallait donc pas s’attendre à trouver du ballet classique dans ma proposition, c’était clair dès le départ, mais le projet nous a mené.es au-delà du simple conte de fées.
Au final, j’ai vraiment pu exprimer un point de vue sur cette œuvre dans mon adaptation : c’est là l’essentiel, parler du contexte et de l’époque dans lesquels on crée.
Quant à la question du public, je crois qu’il y a toujours des attentes, et qu’on ne peut pas y faire face. Il faut créer en restant libre et c’est au public de décider d’abandonner ou non ses attentes.

Dans son célèbre livre sur la Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim écrit que « le mérite des contes, c’est de poser des problèmes existentiels en termes brefs et précis. » Quel « problème » ou « interprétation » avez-vous voulu creuser avec cette pièce ?
Les contes de fées ont tendance à être machistes et classistes, à nous parler d’une réalité qui, de notre point de vue contemporain, n’a plus raison d’être.
Cet arc entre passé et présent m’intéresse beaucoup en tant que matière à penser.
Aujourd’hui, j’aime à croire que les enfants peuvent accéder à des récits plus libérateurs, où tout est possible. Il me semble en tout cas que le contexte dans lequel on vit offre suffisamment d’art et d’inspiration pour s’affranchir de ces vieilles histoires qui ne nous représentent plus.

Quelle part laissez-vous à l’improvisation, à l’expérimentation dans votre processus créatif ?
L’improvisation guidée et l’expérimentation sont des éléments fondamentaux de mon processus créatif : ils permettent à la fois de créer des obstacles et des découvertes.
Essayer, essayer encore, trouver la recette magique qui n’existe pas, embrasser la contradiction chaque jour, se perdre en cours de route, s’y habituer pour soudainement tout recommencer. Je pense que c’est dans ce processus-là que je réussis chaque fois à trouver quelque chose de nouveau, à découvrir un autre moi en moi.

Visuellement, où avez-vous puisé votre inspiration pour composer ce monde fermé sur lui-même, entre beauté et étrangeté ?
La direction artistique de mon travail nécessite beaucoup de temps de concertation avec toute mon équipe artistique. La couleur, les matières, les lumières, le traitement de la musique, les décors, la profondeur, etc. J’aime beaucoup élaborer un monde rigoureux dans lequel je peux faire grandir et coexister mes univers. Les inspirations viennent généralement du cinéma, on peut penser ici à Viskningar och rop d’Ingmar Bergman par exemple, mais où viennent aussi s’ajouter la nudité, la destruction et le vide de la matière théâtrale

Le fait de ne pas être vous-même un danseur, permet-il une plus grande liberté avec vos interprètes ? Comment travaillez-vous avec eux, précisément ?
Je dirais même que ne pas être danseur m’offre une plus grande liberté pour communiquer avec eux.
Nous devons à chaque fois inventer ensemble notre dispositif : je peux les guider ou les laisser explorer, leur proposer des pas ou les créer avec eux, c’est à chaque fois différent puisque tout est à créer. On peut aussi parler pendant longtemps.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Le journal français Le Monde décrit votre langage chorégraphique comme une « écriture de la cassure, du spasme, [et] de la saccade ». Et vous, comment définissez-vous votre vocabulaire gestuel ?
J’ignore s’il peut être défini. Il y a cette force intérieure qui possède les corps, il y a des turbulences, des changements constants de dynamique, il y a une absence de logique qui, étonnamment, génère une logique en soi. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une obsession dans tout : la grammaire des corps, le rythme, les regards, les mains, le centre de gravité.
Il y a enfin, cette confrontation radicale entre l’animal qui vit en nous et notre cerveau analytique bien ordonné.

Pouvez-vous nous parler de la musique de cette Belle au Bois Dormant ?
La musique est principalement celle de Tchaïkovski. C’est ce que nous avons gardé de la version du ballet de Marius Petipa. Mais l’ordre, ici, est chamboulé. Ce qui n’empêche pas un séquençage clair : on commence par un prologue qui donne le ton, puis on passe à la naissance, à l’offrande de fleurs, aux sorcières, à la fête (où se déroule la piqûre), puis au chaos qui suit et plonge le royaume dans un sommeil éternel.
Mais la particularité de ma Belle au Bois Dormant, c’est qu’elle dort pendant toute la pièce. Elle est née endormie, elle mourra endormie.
Tout le ballet est donc un rêve autour du ballet original et de la musique, qui n’est pas strictement celle de Tchaïkovski. Cet état général de mystère et de distance nous fait réaliser que cette œuvre n’a rien d’un conte de fées, c’est davantage le rêve d’un conte de fées.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Vous dites qu’il est capital que vos créations portent la trace du monde dans lequel vous vivez : quelle est celle que vous avez voulu imprimer dans cette pièce ?
Il ne s’agit pas tant d’une trace que d’un sentiment de responsabilité. J’ai besoin que mes œuvres soient en prise avec mon époque, enfin… tout ce qu’on met derrière « notre époque » si l’on peut en parler ainsi. Tout change, tout passe, tout vieillit.
Pour le moment, ce qui est sûr, c’est qu’il m’est nécessaire de traduire mon monde et de le transformer en petites créations.

En tant qu’artiste, est-ce que vous vous sentez compris ? Et est-ce que vous avez besoin de l’être ?
Être compris, ça ne fait pas partie de mes plans. Comprendre, est un acte trop simple.
J’aime que les gens ressentent.  J’aime bouger, j’aime interroger, j’aime établir des constellations pour continuer à réfléchir et à avancer.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

La Belle au Bois Dormant de Marcos Morau à l’Opéra de Reims
Vendredi 14 avril à 20h
Samedi 15 avril à 19h
Dimanche 16 avril à 14h30

operadereims.com