Publié le 18 mars 2020
Temps de lecture : 6 minutes

Philippe Nuell, Vanités contemporaines

TEXTEHÉLÈNE VIRION
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Entre les rêves déchus et les ruines d’un monde toujours adulé, Philippe Nuell nous livre son regard sur nos habitus et les déviances du corps social.

Révélateur d’une vision déconcertante, vernaculaire du monde, poussée jusqu’à l’absurde, Philippe Nuell témoigne d’une mythologie collective qui consomme la culture et la vie, plus qu’elle ne les considère. Il dépeint non sans un humour exquis les travers d’une société qui court à sa perte. Son regard d’artiste français, et d’ancien résident New-Yorkais, lui offre la distance critique nécessaire pour peindre les scènes d’une civilisation qui avilit plus qu’elle ne construit. Tel un cinéaste de l’image fixe, il exhibe par une iconographie propre au tourisme de masse, aux mouvements de foules, les travers comme les perversions contemporaines. Il fait par la même occasion de nous les voyeurs de scènes familiales ou privées, de chambres d’hôtel en parcs d’attractions, et nous prend à témoin. Ses sujets nous interpellent irrémédiablement, même s’ils n’ont pas pour vocation de prendre position. Dès lors, pourquoi sommes-nous les voyeurs fascinés de ces rêves déchus, de ces scènes ubuesques où des amas de bouées passent à côté de la beauté d’un coucher de soleil comme happé par l’inexplicable ?

L’exhibition de ces scènes de vie à la limite de l’absurde, où la surconsommation est loi, témoigne d’un contrepoint aux valeurs défendues par l’artiste. Ses couleurs acidulées, ses matières plastifiées et ses corps absents d’eux mêmes, en écho aux sculptures de Duane Hanson, sont autant de savoureuses vanités contemporaines. Dans toute l’étendue de son étymologie latine, nous sommes face à des réalités illusoires ou vides de sens, toutes aussi vides que la piscine du tableau Pool Time. Tout comme nous sommes confrontés à des sujets, satisfaits de leur sort, qui témoignent ostensiblement de leur quotidien illusoire, de leur vie low cost ; les scènes de piscines, où les baigneurs attendent bouées autour du ventre une situation qui paradoxalement ne viendra pas, en sont un exemple signifiant. L’absurde de la situation de ces personnages en maillot de bain face à des piscines irrémédiablement vides, semble nous offrir une nouvelle perspective de la fin, celle d’un rêve vain. La vanité ne se réduit en effet pas à ses larges silhouettes, mais s’étend plus largement à l’inanité des occupations humaines. Sans crâne, signe récurrent des vanités, Philippe Nuell, nous met face à d’autres symboles empruntés cette fois à la société contemporaine et à la vacuité des passions et des activités humaines. Il parvient à faire d’un quotidien aliéné, l’enjeu d’un travail artistique sur la distance, où contrairement à ses plongeurs, notre regard s’immerge dans la profondeur picturale, plonge dans les différents degrés de son humour, comme dans ses différents plans pour prendre part à cet échange inachevé, entre l’artiste et la toile, comme entre notre mythologie collective et ses enjeux contemporains.

Le dessin, le croquis et la photographie prennent une place importante dans votre processus de création, tout comme l’accident, déterminant pour votre facture actuelle. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation…
Vous dévoiler mes secrets… peut-être pas tous !
J’ai eu une formation de graphiste, il est donc normal que j’utilise le dessin, le croquis et la photo dans mes recherches picturales. Souvent je prépare mes images en amont, faisant des montages, me servant de photos mais aussi de dessins. Je fais beaucoup de banques d’images sur divers sujets, lieux, situations, personnages, accessoires… et puis je m’amuse avec, découpe, colle, mets en correspondance, en relation, en opposition. Parfois je trouve ça pertinent et je creuse l’idée. D’autres fois, l’idée arrive spontanément, alors je cherche comment la réaliser, en puisant dans mes banques, mes archives.
Mes images sont très contrôlées, peut-être trop. C’est pourquoi quand je décide de peindre d’après une image choisie, je laisse la peinture plus libre, le geste moins précis, les coups de brosses apparents. Les accidents arrivent naturellement, les « non peints », les coulures, les traces. Souvent, j’utilise la couleur rose qui vient en décalage avec l’image et accentue l’accident. J’aime vraiment cette peinture « d’à peu près » qui semble maladroite mais qui semble uniquement, comme celle de Henry Taylor ou Robert Colescott, d’Alice Neel ou les dessins de Grayson Perry…

Par votre cadrage, pour reprendre une terminologie propre à la photographie ou au cinéma, vous convoquez une proximité tout aussi troublante que celle des photographies de Martin Parr qui fige sur le papier glacé la déconcertante banalité des banlieues américaines, des plages de Floride. Dites-nous en plus…
Le cadrage, c’est la magie qui nous fait rentrer dans l’image ou pas. Edouard Boubat n’utilisait par exemple qu’un objectif de 50mm, ce qui l’obligeait à venir très près de ses sujets qu’il mettait donc en directe relation avec le spectateur, qui au travers de cet objectif se retrouve malgré lui au milieu des personnages immortalisés.
De même que par ses cadrages Martin Parr nous met à table devant une assiette de frites, nous place au milieu d’une foule de supporters, entre les demoiselles d’honneur d’une mariée…
Le cinéma et la photographie de par leurs cadrages et prises de vue apportent beaucoup à la peinture, à ma peinture. Les plongées, les contres plongées, les grands angles ou les angles serrés, rapprochés, m’influencent beaucoup.

Vos œuvres nous placent dans la posture paradoxale d’un voyeur. Confiez-nous vos intentions secrètes, notamment sur l’invitation faite au spectateur à pénétrer visuellement vos toiles.
Il y a souvent un personnage dans mes toiles qui se tourne et regarde le spectateur droit dans les yeux. Et donc qui vient le capturer, le prendre dans ses filets. Est-ce cette influence du cinéma et de la photo dont je vous parlais ? Toujours est-il que ça m’amuse de mettre, ou du moins d’essayer de mettre, le spectateur en position de voyeur, de témoin ou d’acteur d’une scène plus ou moins saugrenue. Pour les mêmes raisons, je pense que Martin Parr nous invite ou nous force à faire partie des demoiselles d’honneur, à manger une assiette de frites au ketchup ou à être au milieu d’une bande de supporters.

Le spectateur n’est pas le seul à être convié à pénétrer vos tableaux. Vous y intégrez des références décalées aux séries télévisées des années 80, comme à l’histoire de l’art. Que vous permettent les citations, les détournements des piscines de David Hockney, des sujets érotiques de Toshio Saeki ou des sculptures de Duane Hanson?
Oui pas mal de références, aux aînés, aux maîtres que j’admire ; c’est une manière de leur rendre hommage et d’affirmer leurs diverses influences sur mon travail. J’aime également ce thème dans l’histoire de la peinture du tableau dans le tableau, de la sculpture dans le tableau en ce qui concerne Duane Hanson.
J’ai fait il y a quelques années une série de peintures où je relatais les vernissages, les foires, où les spectateurs se mêlaient aux œuvres d’autrui, que je reproduisais, que je m’appropriais. Je documentais même mes propres expos et reproduisais mes propres tableaux. Une mise en abîme en quelque sorte mais tout ça je l’espère avec un peu d’humour.
Oui, détournement du sujet, quand je peins mes piscines vides, ou même, détournement de peinture quand, par exemple, je reprends la scène de Portrait of an artist (pool with two figures) de David Hockney mais avec un point de vue, un angle de vue différents et les années qui ont passées… Le personnage à la veste rose est cette fois de face et regarde perplexe le nageur qui flotte plus sur le dos qu’il ne nage,  laissant apparaitre une île déserte : son ventre ventripotent comme dirait notre ami Brassens.
Il m’arrive aussi de glisser subrepticement une œuvre de Toshio Saeki sur les murs d’une pièce dans un décor d’une apparente banalité, où se déroule une scène de famille, famille que nous imaginons sans mal bien pensante et un poil puritaine. J’ai grandi avec les rediffusions de séries télé des années 50, 60, 70, et j’étais en plein dans les années 80. Avec mon attirance pour le cinéma, la pop culture et la sub culture pas étonnant que je ressorte tout ça dans mes toiles.

Votre dernière série présente une foule compacte qui se dirige, telle une masse de traits graphiques et de réserve, vers un volcan en irruption. Comment ne pas y déceler une vanité suprême. Dites-nous en plus…
Oui comment !? Le tourisme de masse, les publicités qui passent en boucles, les news, les fakes news, les jeux vidéos, les réseaux sociaux, les écrans… Nous perdons notre substantifique moelle et courrons sans réel but vers une réelle perte de soi.

Vous êtes actuellement représenté par la galerie Anouk Le Bourdiec à Paris. Quel est votre prochain lieu d’accrochage? Donnez-nous rendez-vous…
Nous préparons une autre expo avec Anouk Le Bourdiec… J’étais avec la galerie Parker’s Box à New York qui a fermé. À la suite de quoi j’ai été approché par une galerie du lower east side dont je tairai le nom aujourd’hui mais dont j’aime la programmation, dont Rosson Cr… Je ne manquerai pas de vous tenir au courant.

@philippenuell
galeriealb.com