Archives

Prix du Livre Grand Est, Le palmarès 2022

Le Prix du Livre Grand Est est dédié à l’illustration, à la bande dessinée et au livre objet. En 2022, pour la troisième année consécutive, il récompense trois nouveaux lauréats et nous révèle ses coups de cœurs.  À travers le dessin ou même la photographie, ce prix entretien une filière d’exception et notre plaisir de feuilleter l’œuvre de nouveaux talents.

Par sa tradition graphique de Chaumont à Strasbourg et de Gutenberg à l’imagerie d’Épinal, le Grand Est a offert au fil de son histoire une place prépondérante à l’illustration et révèle aujourd’hui encore de nombreux talents. Le réseau d’une centaine de librairies indépendantes et de bibliothèques sur le territoire alimente un maillage fort et dynamise les espaces ruraux. Face à une telle richesse la région Grand Est déploie une politique concrète tournée vers la promotion de la filière du livre et la pérennisation de ses emplois au bénéficie de l’ensemble de la population. Parmi les dispositifs déployés, le Prix du Livre Grand Est a dévoilé le 6 mai dernier les lauréats de sa troisième édition. Le jury composé de professionnels et spécialistes du monde littéraire distingue deux catégories : l’une dédiée à l’illustration sous des genres divers (bande dessinée, roman graphique et livre jeunesse), l’autre dédiée au livre d’artiste, livre d’art et livre-objet.

"Le Chien de Diogène" par l'illustratrice Kazuko Matt, collection Philonimo
"Le Porc-épic de Schopenhauer" par l'illustrateur Olivier Philipponneau, collection Philonimo
"Le Corbeau d’Épictète" par l'illustratrice Csil, collection Philonimo

Au titre de lauréat du prix de l’album jeunesse dans la catégorie illustration, la collection créée à l’initiative de l’auteure Alice Brière-Haquet « Philonimo » des éditions 3oeil, qui nous emmène à la découverte des grands philosophes au travers de métaphores animalières et du trait d’un illustrateur différent à chaque nouvel ouvrage. Dans cette catégorie, le coup de cœur est remis à Saehan Parc pour la ravissante fable Papa Ballon (éditions 2024) dans laquelle l’auteure imagine les enfants prenant la place des parents pour apprendre à grandir.

"Avant l'oubli" de Lisa Blumen

Le prix de la bande dessinée et du roman graphique est remis à Lisa Blumen pour l’ouvrage Avant l’oubli aux éditions l’Employé du moi. Un roman graphique aux histoires successives aussi anodines qu’incongrues à la veille de la fin du monde, la lune s’apprêtant à percuter la terre. Cette vieille dame réussira-t-elle à vendre sa dernière boite de haricots ? Ces jeunes découvriront-ils le véritable amour ? Ces orphelins trouveront-ils un refuge ? Moins fictif et tout aussi tragique : Des vivants de Simon Roussin, Louise Moaty et Raphaël Meltz (éditions 2024), coup de cœur du jury dans la catégorie roman graphique.  L’ouvrage propose un scénario d’une grande richesse et d’une profonde intégrité : aucun dialogue n’a été inventé, les paroles prononcées par les personnages sont les leurs. Les dessins de Simon Roussin redonnent vie au réseau du Musée de l’Homme et rend hommage à ces hommes et ces femmes animés en juin 1940 par le même besoin de résistance.

"Du vent au bout des doigts" de La Conserverie

Coup de cœur toujours, mais cette fois-ci dans la catégorie livre d’artiste/livre-objet, le très ludique livre-objet Bloom de Julie Safirstein, paru aux Éditions du Livre. Un livre circulaire dont les pages s’ouvrent comme des pétales et font apparaître un délicat bouquet de fleurs. Enfin le prix du livre d’art revient à Anne Delprez pour son ouvrage Du vents au bout des doigts dont la poésie a particulièrement touché notre rédaction.

En 2008, Anne Delprez crée La Conserverie à Metz, un lieu d’exposition et d’archives photographiques ayant la particularité de récolter les photographies d’anonymes. Les familles, en se débarrassant de leurs photographies et en faisant don à La Conserverie, ont permis à Anne Delprez de constituer un fonds de 40 000 images. « Au début on me donnait des images pour me faire plaisir. Aujourd’hui les gens perçoivent qu’il y a une vraie volonté de garder cette mémoire pour la transmettre. On m’appelle parfois pour aller chercher des albums dans des EHPAD. J’ai l’impression de servir à quelque chose » confie-t-elle dans les pages de Libération.

C’est donc à partir de ce fonds d’archives mais aussi de photos personnelles de son entourage qu’Anne Delprez a créé ce petit livre. Enveloppé d’un calque délicat, il réunit une cinquantaine de clichés d’hommes, de femmes et d’enfants en présence d’oiseaux. Ni date, ni lieu, il s’agit seulement des moments fragiles et suspendus capturés sur le papier : un enfant recueillant précieusement dans ses mains un moineau, une femme tenant sur son poing un corbeau, un père surplombé par un pigeon… Chaque photographie est le partage d’un dialogue fragile, en suspension, car à tout moment, au moindre geste brusque, l’animal peut s’envoler. L’aspect suranné, parfois imprécis voire un peu flou de ces photographies ne contribue que d’avantage à la délicatesse de l’ouvrage.

"Bloom" de Julie Safirstein
"Des vivants" de Simon Roussin, Louise Moaty et Raphaël Meltz
"Papa Ballon" de Saehan Parc

François Schuiten & Sylvain Tesson explorent la planète rouge pour le Travel Book Mars

L’illustrateur de bandes dessinées François Schuiten et l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson signent le dernier Travel Book des éditions Louis Vuitton. Et nous proposent un formidable récit d’exploration sur Mars.

Au commencement, il y a une collection, celles des Travel Books des éditions Louis Vuitton, une invitation au voyage, même immobile, pour partir à la découverte d’une ville ou d’un pays. À chaque édition d’un Travel Book, un illustrateur est envoyé sur les lieux d’une nouvelle destination afin qu’il puisse y livrer ses impressions.

C’est pour un carnet de voyage un peu particulier que s’est établie la connexion entre l’illustrateur belge François Schuiten – qui se dit peu enclin à voyager, sinon derrière sa planche à dessin – et l’auteur, voyageur impénitent, qu’est Sylvain Tesson. Face à eux, un défi, inédit dans cette collection, celui que François Schuiten a posé. Là où les autres auteurs se sont évertués à partager leur lecture sensible, architecturale et paysagère de Tokyo, Los Angeles, Venise ou de la mythique Route 66, eux allaient s’attacher à décrire un voyage… sur Mars. Un carnet de voyage de 188 jours au cours desquels deux explorateurs du début du 22e siècle explorent Mars pour savoir si la planète a suffisamment de ressources pour y accueillir leurs premières colonies de terriens. Il faut savoir qu’alors la Terre est transformée par le changement climatique et les humains contraints de vivre sous terre, sous la surface des hauts plateaux tibétains, pour échapper aux chaleurs suffocantes des plaines. La température moyenne des mers et océans atteint alors 25°C (!). X et Y, envoyés sur Mars, auront à explorer la planète rouge et, in fine, à affronter un choix cornélien : Faut-il l’offrir à la voracité de l’espèce humaine ?

De François Schuiten, Sylvain Tesson ne connaissait que le Blake et Mortimer qu’il a livré voici quelques années. Et Mars n’était pour lui qu’un lointain souvenir d’étudiant en géographie physique. Mais le choix de la planète rouge ne doit rien au hasard. « Mars est tout de même la dernière véritable proposition de rêve pour les hommes, explique Sylvain Tesson. On a réussi quand même à nous sentir à l’étroit sur Terre. On a réussi à ravager notre planète. On a réussi à dévaster nos écosystèmes. On a réussi à le faire. On se sent trop à l’étroit sur Terre. Alors on regarde ailleurs. Donc tout ce qui concerne Mars, c’est un appel au rêve. » Le processus de travail entre les deux hommes n’est pas commun. Il est pourtant au cœur de cette collection. François Schuiten n’a pas illustré un texte. Il a produit des dessins sur lesquels Sylvain Tesson est ensuite venu poser sa plume et produire une œuvre de fiction. « Ce que me demandait François, c’était d’organiser les dessins qu’il avait déjà produits et de les aménager, d’en tirer un récit, se souvient l’auteur de La Panthère des neiges (Prix Renaudot 2019). Il s’agissait de partir de l’image et de trouver une narration. En réalité, cela me paraissait un exercice auquel j’étais, non pas rompu, mais dont j’avais quand même une certaine habitude. »

Au cœur du récit imaginé par Sylvain Tesson, une Terre ruinée par l’appétit dévorant des hommes qui n’ont pas su en prendre soin ni s’en contenter. Dès lors, la seule solution est de chercher ailleurs un monde nouveau à découvrir et à coloniser. « C’est ce qui a poussé les hommes, depuis la grande aventure des Grecs dans l’Antiquité, à sortir d’eux-mêmes, à s’arracher à leur condition, à dépasser leur destin, à aller voir ailleurs. Mais, en même temps, c’est l’aveu de quelque chose. […] Il y a, dans l’aventure martienne, à la fois une grandeur et une misère humaine. » Cette même grandeur, ces paysages vastes, inexplorés, on la retrouve dans les planches de François Schuiten. Pour parvenir à son but, l’illustrateur a choisi l’inconfort, un espace de création qui ne lui permettait pas de trouver ses marques habituelles car il n’y a pas de trait filaire comme en bande dessinée. Ici, c’est la couleur qui joue tout son rôle. Le trait initial est enseveli sous le pinceau d’acrylique, puis les pigments des crayons viennent densifier les couleurs. Pour explorer cette terra incognita dessinée, il a fait le choix de « se perdre » suffisamment pour pouvoir chercher, « Je voulais effectivement être un peu comme un explorateur qui se cherche, qui cartographie au fur et à mesure ce qu’il découvre et qui voit se dévoiler un monde nouveau, observe-t-il. J’avais très peur de fabriquer le livre, d’être un peu trop à l’aise. J’avais envie d’être un peu en danger, comme on l’est sans doute dans un lieu aussi hostile. » Et c’est cette même recherche qui l’a conduit vers Sylvain Tesson car François Schuiten souhaitait par-dessus tout éviter la trop simple sollicitation adressée à « un écrivain en chambre, aussi talentueux ou aussi spécialiste de science-fiction soit-il ». Au lieu de cela, il souhaitait s’adjoindre la collaboration de « quelqu’un qui soit éprouvé par le terrain ». « C’était une évidence, ajoute le dessinateur. En plus, quand je l’entendais, quand je le lisais, je me disais qu’il pouvait apporter une dimension du réel, du danger, que je suis incapable de donner. […] En regardant mes dessins, il m’a aussitôt raconté l’histoire de mon livre. Son idée remettait tout en place. Elle m’a accompagné et mené au terme du voyage. »