Le malletier Louis Vuitton bâtit depuis plus de 20 ans, à travers sa maison d’édition, une collection de guides de voyage appréhendés comme des objets, et traités avec le soin propre aux maisons de luxe. Un positionnement original et plutôt clivant dans le paysage éditorial français. Nous avons retracé l’histoire et le fonctionnement de ce projet.
Réaliser une collection complète de guides de voyage ex-nihilo, sans être éditeur ? L’idée, plutôt originale pour l’époque, est née de la réflexion commune du PDG de Louis Vuitton, Yves Carcelle, et de son directeur de la communication, Jean-Marc Loubier. En cette fin des années 90 – 1997 pour être précis – la mutation de la marque de malletier en géant du luxe est en marche depuis plusieurs années et le projet consiste à donner à lire une vision de ce que peut être le voyage au travers d’adresses qui lui ressemblent. Il faut dire que la marque porte assez puissamment, depuis longtemps, les valeurs d’un voyage raffiné, et fait de son patrimoine un étendard. C’est l’époque des campagnes mythiques de communication illustrées par le photographe Jean Larivière, qui évoquent une « certaine idée du voyage » estampillée Vuitton, et, concrétiser sa vision en se donnant les moyens d’accompagner les voyageurs constitue, au fond, une démarche cohérente. L’intention est rendue possible par un contexte favorable : le mur de Berlin est tombé depuis une dizaine d’années, toutes les grosses villes d’Europe sont desservies par avion à moins d’une heure trente, et les esprits ont intégré la possibilité d’aller visiter une cité européenne pour un weekend. La proposition des guides est celle d’une balade, plutôt culturelle, un peu consumériste, avec une pointe de chic…
Au commencement, un objet
Il s’agit de faire de ces guides de véritables petits objets avec un positionnement très lisible : modestes mais néanmoins élégants, malins et bien fichus. Pour atteindre cet objectif les partis pris sont assez audacieux et reposent sur trois piliers principaux : 1/ Développer une image forte reposant notamment sur l’utilisation d’un papier fin très identitaire (dans le même esprit que celui des ouvrages de La Pléiade), et sur le choix de ne pas utiliser de photos : un positionnement clivant tant il est naturel de montrer ce dont on parle, mais qui permet de… faire quelques économies, et de revendiquer un vrai travail d’écriture, une des spécificités des guides LV qui ne délivrent pas simplement des adresses mais racontent des histoires. Les seules images présentes dans le guide seront des illustrations de Ruben Toledo, qui créera pendant plus de dix ans pour les éditions LV. 2/ Aborder uniquement des villes d’Europe. 3/ Dernière particularité, et non des moindres, les guides sont présentés en coffrets contenant plusieurs fascicules, un par ville, incessibles séparément, et sont disponibles dans le réseau de boutiques Vuitton.
Une équipe dédiée, animée par le journaliste Pierre Léonforte, est constituée à partir d’une poignée de rédacteurs et de correspondants issus du réseau de feu « City Magazine International », un magazine de voyage disparu quelques années plus tôt et dont l’approche s’accordait avec la vision de la marque. Il éditait tous les ans un « digest » de ses meilleures adresses composant un guide sur les fondements duquel l’équipe de rédaction maison a développé son raisonnement.
Trouver son public
Le premier coffret sort en 98, avec un lancement assez confidentiel. Pas vraiment d’étude de marché, pas plus que de travail de communication ou de relations presse, le guide s’est lancé sur une simple idée et constitue un micro projet à l’échelle de la maison de luxe que devient Vuitton au début des années 2000. Les retours presse sont modestes, le City Guide souffrant parfois d’une forme d’incompréhension des commentateurs qui trouve son origine dans une comparaison fréquente avec le guide Michelin, ou dans une suspicion de partialité d’un guide créé par une marque. D’une façon générale, la presse étrangère se fait plus volubile que la presse française. Il y a même des réactions très positives. Parmi celles-ci l’enthousiasme d’un journaliste spécialisé du Washington Post – qui prendra plusieurs jours pour tester quasi-systématiquement toutes les adresses proposées par les fascicules de Marseille et Naples pour en rendre compte dans son journal sur une double-page complète – envoie un signal favorable : le positionnement original du guide résonne auprès d’un public.
Les années suivantes voient le guide étoffer progressivement son offre, au coup par coup, ville après ville, sans certitude que le projet sera maintenu et développé. Mais il affine son style et son positionnement ; les textes s’allongent, et « racontent » de plus en plus : il y a une vraie narration. Il devient, autour des adresses, un objet d’histoires et d’anecdotes, qu’on trouve un intérêt à lire même sans partir, les voyageurs immobiles constituant une partie non négligeable du lectorat.
Au début des années 2000, l’équipe du City Guide sent que l’intérêt se renforce : il est remarqué par Canal + qui leur commande un Hors-Série sur Cannes à l’occasion du festival ; il est recherché par des lecteurs qui n’ont pas le profil « acheteurs Vuitton » ou qui ne veulent pas entrer dans les boutiques de la marque. De nouveaux cercles de lecteurs émergent, comme ceux des galeristes qui en font leur guide de référence lors de leurs déplacements sur des foires. Le projet a trouvé un public, il s’est affermi et peut passer à une deuxième phase.
Étape importante en 2009 : sous l’impulsion du nouvellement nommé directeur des éditions Louis Vuitton, Julien Guerrier, la diffusion s’élargit à l’ensemble des canaux de distribution disponibles : on pourra désormais le trouver dans toutes les librairies, museum stores, concept stores, etc. au prix de 30 euros le fascicule. L’image du City Guide passe de celle d’un produit Vuitton à celle d’un livre, édité par Vuitton.
En 2013, pour ses 15 ans, le guide franchit un gros cap : les fondamentaux sont plus revendiqués que jamais, mais avec une refonte totale de l’objet. Autour d’une structure plus réglée d’une ville à l’autre, la forme évolue et la proposition identitaire du guide s’affine considérablement. L’intention est d’en faire tout sauf un produit jetable. Frédéric Bortolotti, fondateur de l’agence « Lords of Design », et Julien Guerrier conçoivent un objet, sensible, de papeterie. La couverture est toilée, les angles arrondis, le papier, très fin mais peu transparent, est fabriqué sur-mesure. Graphiquement, il est fait le choix, à côté du marron Vuitton, d’une couleur dominante par ville. Les images sont traitées en bichromie complémentaire. Un contexte visuel qui permet d’apporter une nouvelle jeunesse à la police ancienne Futura, typo « historique » de Vuitton. Enfin, un tampon « Louis Vuitton City Guide », apposé à côté du nom de chaque ville, complète cette mue et ce travail de développement identitaire.
Tous ces choix de simplicité revendiquée confortent une élégance évidente. Le soin apporté à chaque chose génère un climat désirable, il s’agit bien d’un objet d’une maison de luxe qui rend hommage aux différents savoir-faire. Mais à 30 €.
Le contenu s’enrichit aussi. Les intitulés des rubriques se précisent, et l’éditorialisation des sujets se renforce. Un partenariat, conçu depuis 2012, comme un compagnonnage sur le temps long, avec le collectif de photographes « Tendance Floue » permet d’envoyer des signatures de l’image sur chaque ville. C’est leur regard sur la ville qui est recherché, rien à voir avec une commande d’illustration des adresses citées. Pour les deux City Guides Hors-Série que sont celui de Arles et, plus récemment, celui de Reims, un autre photographe a été dépêché pour compléter la vision de Tendance Floue et portraitiser une dizaine de personnalités incontournables de ces villes. C’est le photographe Jonathan LLense qui a travaillé pour le projet rémois, et posé sur quinze personnalités son regard décalé. Nous lui consacrons un article en page 42.
Le City Guide franchit aussi les frontières de l’Europe et élargit son terrain de jeu à la planète entière alors qu’un invité de marque se fait désormais poisson pilote de chaque nouvelle destination (à titre d’exemple, ce fut le musicien Yuksek pour le City Guide Reims). Changement de dimension. Et succès. Succès commercial, mais aussi d’image.
Il faut dire que l’équipe du guide fait le job. Faire un guide bien senti, avec de vrais choix, précis, exhaustif, développant une certaine distance critique, nécessite de mouiller un peu le maillot. La méthode est toujours identique, mais génère à chaque fois une réalité de travail différente.
Fabriquer un guide de voyage
Il s’agit tout d’abord de dénicher de très bons connaisseurs de la ville, des « fixeurs », pour faire référence à un vocabulaire journalistique plutôt employé en zone de conflit, désignant un « local » capable d’emmener les journalistes aux bons endroits, de les présenter aux bonnes personnes, de fluidifier leurs mouvements et leurs recherches. Ces observateurs avisés leur permettront d’établir une première lecture du maillage local de bonnes adresses, de faire des recoupements et une première sélection. Les dircoms d’hôtels ou les chefs font souvent partie de ce premier cercle d’indicateurs. Ils sont souvent diserts et désignent eux-mêmes d’autres acteurs susceptibles d’avoir un regard sur de bonnes adresses. De fil en aiguille, une liste de bons spots s’établit et permet de passer à une deuxième phase consistant à venir sur place et à tout tester. Les rédacteurs du guide, qui se partagent le travail en fonction des champs d’activité (Gastronomie & hôtels / lieux culturels & patrimoine / histoire locale / boutiques), entament ensuite une phase alternant la rigueur d’un passage en revue exhaustif des adresses listées, avec la légèreté nécessaire au besoin de se laisser porter par l’ambiance de la ville pour en restituer l’humeur et le climat. Et accepter de se laisser surprendre par un imprévu qui donnera relief et saveur au compte-rendu.
Pour le City Guide de Reims, le dernier en date de la collection, Pierre Léonforte, en charge de la coordination générale du projet et de la partie « hôtels / boutiques », a ainsi sillonné pendant cinq semaines la cité des sacres et sa région, se laissant guider par le premier maillage mais aussi par l’inattendu des rencontres.
Ce travail de « limier-le-nez-au-vent », constitue l’essence même – la raison d’être – du concept de guide et le cœur de son contenu puisqu’il s’agit au fond de profiter de l’expérience d’un précédent visiteur.
Vient ensuite le temps de la rédaction, puis de toutes les étapes inhérentes à la fabrication de l’objet « livre », et sa sortie en librairie comme n’importe quel ouvrage.
Il y une forme de permanence dans la fonction de guide, car l’écosystème d’une ville évolue rapidement. Ainsi, dans chaque ville ayant fait l’objet d’un guide, les éditions s’attachent les services d’un correspondant. Un habitant, qui connaît la ville par cœur, et qui sait la regarder évoluer. C’est rarement un « professionnel de la profession » du tourisme, ou quelqu’un recherché pour ce qu’il est, mais plutôt un observateur avisé de la ville, qui a toujours du goût et souvent de l’esprit. Il peut être journaliste ou auteur, mais aussi illustrateur, attaché de presse, photographe… L’important est qu’il ait un regard, sa fonction consistant à guider et préparer les mises à jour successives des guides qui ont lieu tous les deux ans pour la version print et tous les six mois pour l’application, créée en 2015, et largement utilisée depuis (800 000 utilisateurs dans le monde).
Les City Guides couvrent aujourd’hui 30 villes du monde (+ 2 Hors-Série : Arles et Reims) avec un tirage variable en fonction de celles-ci. Depuis le lancement de la nouvelle formule, 500 000 guides, diffusés internationalement, ont été vendus. L’équipe comptant 150 contributeurs chaque année (éditeurs, auteurs, traducteurs, photographes, maquettistes, cartographes, développeurs, imprimeurs, etc.) édite une douzaine de volumes par an. Ce guide qu’on croirait né il y a six ou sept ans fête cette année ses vingt-deux printemps. Il a beau être un projet porté par une grande marque, il reste un micro-projet en regard des autres activités du groupe, mené par une équipe dont les enjeux et difficultés diffèrent finalement assez peu de ceux d’une autre maison d’édition, même si la fragilité financière est, bien sûr, moins une crainte quotidienne. Le nom « Vuitton » inscrit sur la couverture de chaque guide laisse désormais un peu de place au mot « éditions » dans le regard des observateurs. La vision et la cohérence des choix de l’équipe lui a permis de se faire une petite place rien qu’a elle au sein de la galaxie Vuitton et sonne maintenant comme un gage de qualité éditoriale.