Tout sauf enfant de la balle, Alain Hatat a mené sa carrière au fil d’opportunités et de rencontres. Imprimeur, photojournaliste puis photographe indépendant, il a fait partie de l’agence Gamma et n’a céssé de nourrir jour après jour sa passion pour l’image fixe. Son parcours est celui d’un photographe qui a traversé un demi siècle de mutations pour porter, aujourd’hui encore, un regard bienveillant sur le monde, sur son monde.
« Je pouvais y aller à pied ». Un argument de poids pour Alain au moment de décider de son premier emploi, une manière comme une autre pour un garçon de 16 ans de faire son choix entre deux possibilités. Nous sommes à la fin des années 60, et sans avoir suivi de formation, Alain devient imprimeur. Bientôt un de ses amis, Gérard Richard, part travailler à la Maison de la Culture de Reims, et lui propose un an plus tard de le rejoindre. Septembre 1970, il y est employé comme imprimeur avec une subtilité supplémentaire : quantité de spectacles se jouent le soir, et doivent être photographiés. Une nouvelle attribution dont il a la charge, et c’est avec le Rolleiflex mis à disposition, cet appareil à double objectifs carrés dont la prise de vue se fait par le dessus, qu’il va se faire la main.
Juste une mise au point
Pour se perfectionner, il participe à une formation d’une semaine. L’animateur du stage, le photographe Jean Clerc, conclue ce stage par un assez définitif : « la photo, c’est ton truc ». Une rencontre décisive dans la vie d’Alain qui se rend sur le champ boulevard Beaumarchais à Paris, la Mecque du matériel photo d’occasion. Il y achète avec son ami, un Ifbaflex. Ils passent rapidement au mythique Canon AE-1 avant de bifurquer vers le matériel Nikon, qu’Alain ne quittera plus jamais. Imprimeur le jour, photographe la nuit, voilà sa vie.
Un rythme effréné, qui le remplit de satisfaction. Il ne compte pas s’arrêter là. Dans le cadre d’une grande exposition consacrée au vitrail contemporain, Alain va accompagner le photographe Gérard Rocskay sur les routes de France. D’abord petite main, il reçoit très vite la confiance du grand photographe et apprend à monter et installer l’encombrante chambre photographique mais aussi à préparer les plaques et même faire les cadrages. Il prend goût au plein air et cette escapade nourrit ses envies de reportages. Il rêve la photographie à travers Cartier-Bresson et ces grands reporters qu’il voit dans les magazines. Sous les conseils de Guy Le Querrec, un photographe très identifié dans le monde du reportage sensible, il entre dans la peau du personnage et achète son premier Leica.
La Gamma Mania
En 1981, il passe à la vitesse supérieure et effectue un nouveau stage. Sur place, il rencontre Marie-Paule Nègre, grand reporter qui rejoindra l’équipe Magnum. Une fois encore, la conclusion est la même « la photo, c’est ton truc ». L’idée d’en faire son métier à temps plein prend de plus en plus de place dans son esprit. Trois ans passent, et en juillet 1984, c ’est parmi les membres de l’agence Gamma qu’il suit une formation noir et blanc. Avec Jacques Burlot, grand reporter, Pierre-Jean Amar, tireur pour Willy Ronis et Cartier-Bresson, comme professeurs.
Épatés par le travail d’Alain, ils lui offrent le stage qui suit, cette fois-ci consacré à la couleur. Le succès est total, et il remporte le premier prix du concours destiné aux élèves, avec son reportage dans les carrières de Courville (d’où est extraite la pierre utilisée pour la restauration de la Cathédrale de Reims) s’achevant avec les portraits des sculpteurs de pierre.
Plusieurs années après, Alain recroisera la route de Jacques Burlot au sein de l’agence Gamma. Des retrouvailles qui le marquèrent définitivement et qui se résument en deux phrases. La première fut une interrogation, qu’il lança aux nouveaux arrivants « Qui ici considère qu’il n’a pas de chance ? ». Réponse fatale pour celui qui a eu la mauvaise idée d’être honnête en levant la main « Tu peux repartir. Il faut avoir de la chance pour ce métier ». Preuve en est. Moins assassine, mais toute aussi avérée, la seconde disait « En photographie, il n’y a pas de petit sujet ». Un aphorisme qu’Alain suivit tout au long de sa carrière, faisant de chaque cliché, commercial ou non, un sujet à part entière.
La liberté d’être encarté
De retour à la Maison de la Culture de Reims, après ses deux mois de stage, Jacques Driol, photographe à l’Est Républicain, le contacte pour l’assister et piger dans ce journal. Alain y consacre alors ses week-ends, ce sont ses premiers pas dans la presse. En 1987, les Maisons de la Culture disparaissent peu à peu, celle de Reims y compris au profit du CNAC et de la Comédie. Au lieu d’intégrer l’une de ces deux structures, Alain plie bagage, un chèque en poche et se lance à son compte. Le voici photographe indépendant, l’un des rares de la région. Durant dix ans, les projets s’enchaînent. Il passe de L’Est Républicain à l’Union en une journée (littéralement), devient correspondant Nord-Est en parallèle pour l’agence Reuters, et réalise des commandes pour des entreprises. Gardant toujours un pied dans l’univers artistique, il aura notamment la chance de couvrir l’exposition universelle de Séville et le Festival d’Avignon.
Mais bientôt, les codes du photojournalisme changent. Les années 90 sonnent le glas de l’argentique, du moins durant un temps. Impossible d’y couper, Alain doit se convertir à son tour, malgré une longue période de résistance. La déception est double, non seulement il doit délaisser ses pellicules pour des cartes mémoire, mais la qualité est loin d’être au rendez-vous. Il se garde tout de même un havre de paix, rien qu’à lui, un labo pour développer la nuit. Il est sollicité, entre autres, pour suivre les grands chantiers rémois, celui du Conservatoire, de l’Opéra, de la Comédie mais aussi du Tramway et des Halles. Durant quatre ans, il va également couvrir le Rallye des Gazelles et continue dès que possible les reportages sur les artistes.
L’amour avec un grand L
Bien que son métier soit celui de la passion, Alain en vient à distinguer travail et art. Il va développer une photographie de l’intime, plus personnelle, qui va de pair avec sa pratique du Leica. Un nom magique, qui résonne comme une extase aux oreilles des photographes. Léger, discret, il est synonyme de liberté, promettant un contrôle permanent de l’image. C’est la figure de l’artiste, du créateur qu’il admire et veut saisir, mais dans une toute autre posture que celle qu’il adoptait à la Maison de la Culture de Reims, en dehors de la scène. Il couve ainsi le désir « de montrer la face cachée des gens », de les révéler quand s’installe une ambiance, une complicité.
Mais qui dit intime, ne dit pas pathos. Quelle que soit la personne qui se place derrière son viseur, la situation qu’il capte, Alain refuse toute forme de misérabilisme dans ses clichés. Quand il photographie les gens, il veut montrer « ce qu’il y a de bon en eux », les valoriser, et porte un regard toujours bienveillant. Avec lui, le terme de photographe humaniste prend tout son sens.
L’art et la manière
Ce regard tendre se déploie avec une intensité particulière dans une de ses plus belles séries, « le quartier du Chemin vert ». Cité-jardin créée dans les années 30, c’est là qu’il a grandi. Il veut restituer le lieu de son enfance, et montrer avec précision comme sa simplicité, et celle de ses habitants, est belle, noble et vous touche au coeur. Changement de matériel pour ce travail réalisé avec un Hasselblad (gros boitier, à l’inverse du Leica, avec une qualité optique exceptionnelle), avant le grand ravalement de façade du quartier prévu l’année d’après. Pendant un an, il va s ’appliquer à en conserver la mémoire visuelle, cet espace hors du temps où « les gens ne meurent pas, vu qu’il n’y a pas de cimetière ». Les artistes restent son domaine de prédilection, ceux qui le fascinent plus que tout, laissant toujours présager d’une future série qui les mettraient à l’honneur. Et bien sûr les femmes, la grande histoire de sa vie…
Pas une journée sans image, et chaque jour de nouvelles idées. Quelle sera sa prochaine inspiration ? Son prochain sujet ? C’est bien ça le plus important, le sujet. Quand il le tient, il peut tout aussi bien construire son image autour de lui, que l’attendre en embuscade. La seule règle qui compte à ses yeux, est de se faire accepter, sans jamais agresser. À cette condition uniquement, il s’autorise à déclencher.
Alain Hatat s’est frayé un chemin hors norme, dans le sillage des plus grands photojournalistes qui ont fait l’âge d’or des agences de presse. Un parcours pavé de talent, d’acharnement, et il faut bien l’avouer, d’un peu de chance.