Publié le 15 juin 2022
Temps de lecture : 4 minutes

En quoi Martin Margiela a-t-il marqué un tournant dans l’histoire de la mode ?

TEXTEMarie-Charlotte Burat
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Un nom, sans visage et sans voix. Martin Margiela, dont l’assonance s’ancre déjà dans notre esprit. Une griffe aussi, qui s’est inscrite au fil blanc dans l’histoire de la mode. Pour comprendre l’ascension et surtout, la déification de ce couturier, figure tutélaire du XXIe siècle, nous avons interrogé Alexandre Samson, historien de la mode, responsable de collections, haute couture & mode contemporaine du Palais Galliera.

« En quoi Martin Margiela a-t-il marqué un tournant dans l’histoire de la mode ? » La question est posée de but en blanc. Icône autant qu’iconoclaste, il fit bouger les lignes de cette industrie et s’est imposé comme une référence en matière d’audace, sans pour autant en détenir le monopole. À titre de comparaison, Alexandre Samson évoque Rei Kawakubo, styliste japonaise, elle-même une inspiration pour Martin Margiela. Né en 1957 et originaire de Louvain, en Belgique, il sort diplômé de l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers, département mode, en 1980. Sur les bancs de l’école, il y croise les Six d’Anvers. Un groupe de jeunes créateurs révélés dans les années 80 pour leur style avant-gardiste, incarnant la nouvelle vague de couturiers de la scène belge. C’est pourtant de l’autre côté de la frontière, dès 1984, qu’il va trouver sa place, auprès de Jean-Paul Gaultier comme assistant, mais surtout élève. Seul créateur belge de sa génération à établir sa maison à Paris, il lance sa marque Martin Margiela en 1988. Genèse mythique.

Gilet. Affiches publicitaires lacérées et collées, doublure en coton blanc., saison Printemps-été 1990. Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
Paire de manches amovibles, Automne-hiver 1990-1991 © Julien Vidal / Galliera / Roger-Viollet

Une absence tonitruante
« Ce qui exacerbe le statut de Martin Margiela c’est déjà sa position déifiée, anonyme. Une posture, oui, mais pas superficielle » nous explique Alexandre Samson, qui fut le commissaire de l’exposition Margiela / Galliera, 1989-2009 organisée par le Palais Galliera en 2018. Au cœur des années 80, on vit une véritable starification des créateurs de mode. Friand de cette médiatisation, Jean-Paul Gaultier adhère entièrement au folklore. Au premier plan, Martin Margiela observe cette montée en puissance et va construire son identité en totale opposition, préférant le culte des vêtements à celui des images.
Loin des objectifs, des micros et autres projecteurs, il va rester en retrait durant toute sa carrière. Privilégiant aux lauriers des médias, une forme de dignité de l’intime, mais surtout un gain de temps et d’énergie. Lors de ses défilés, ce sont ses équipes que l’on pourra voir saluer, jamais le créateur. Des représentations qui prennent place en marge des lieux conventionnels, dans des théâtres désuets, des boîtes de nuit ou encore des terrains vagues. Sur ces mêmes podiums, ce sont des inconnus qui paradent et souvent à visages masqués, devenant une des marques de fabrique des rendez-vous Margiela. En 1993, on peut apercevoir Kate Moss, toute jeune à l’époque, qui sera évincée à l’orée de sa célébrité. « Martin Margiela a tout de suite travaillé pour que la femme qui porte le vêtement, les mannequins, ne prennent pas le pas sur la création. » Éviter, une fois encore, le culte de la personnalité qui touche les tops models à leur tour.

Paire de manches gants. Jersey 50% laine 50% acrylique à froissé permanent. 1993-1994. Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
Grande cape. Drap de laine et polyamide. Automne-hiver 1991. Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
Épaulettes à carrure étriquée, Printemps-été 1990 © Julien Vidal / Galliera / Roger-Viollet

Ascendance vierge
Anonyme, son vêtement l’est tout autant. « Sa griffe est faite pour être retirée, dans l’idée, elle est vierge. Sur le revers des nuques, il y a ses quatre petits points qui vous rappellent qu’elle est là. » Quatre petits points, qui se veulent invisibles, mais qui signifient pour ceux qui connaissent la symbolique de ce code minimaliste, l’ascendance de la pièce.
Une présence qui se fait désirer, rendant l’absence plus désirable encore. On entre dans une logique communautaire, d’identification, de caste, de reconnaissance. Une posture une fois de plus, qui intellectualise le principe de logo ou de marque, le magnifiant en concept. Il s’agit d’un langage, d’un dialecte même, qui n’appartient qu’à ceux de la Maison Martin Margiela.

À l’origine, le concept
Si la démarche identitaire du créateur suit une logique implacable, elle ne s’arrête pas à cette simple condition. Son œuvre repose avant tout sur une cohérence des idées dans son ensemble, au-delà de la posture. « Il n’omet aucun détail. Il va réfléchir au bout du bout pour éliminer toute incohérence. » Une ligne directrice si forte qu’elle va perdurer tout au long de sa carrière, de 1988 à 2008. Vingt ans uniquement et vingt ans pile, où il va garder cette capacité de propositions sans perdre son cap.
Quand il pense une collection, Martin Margiela pense concept. « On voit chez lui une réflexion artistique obsessionnelle de la mode, avec des concepts de vêtements extrêmement poussés. » Avant de concevoir un vêtement, Martin Margiela l’interroge. Il questionne sa tenue, la physionomie des femmes auxquels il est destiné, son allure, ses usages. Et bien que ses créations soient confortables et réellement faites pour être portées, elles vont parfois faire l’objet de propositions radicales. On notera par exemple sa collection d’habits entièrement plats, sans travail de dimensions. Ou celle composée uniquement d’ébauches, d’étapes préliminaires, d’études, pourtant conçues comme des vêtements finaux. L’oversize encore, avec un jeu sur l’échelle où il agrandit à 200% le patron.

Ensemble gilet, étude de drapé, jean brut et semelles de tabis portées en mules scotchées, Printemps-été 1997, collection dite « Stockman ». Palais Galliera, Musée de la Mode de Paris © Julien Vidal
Coupe de tissu porté en robe, Printemps-été 1997, collection dite « Stockman ». Palais Galliera, Musée de la Mode de Paris © Julien Vidal
Manteau plat, Printemps-été 1998, collection dite « plate ». Palais Galliera, Musée de la Mode de Paris © Julien Vidal

Vêtements blancs sur fond blanc
La collection Replica également, imaginée à partir de pièces récupérées, que le couturier va répliquer à l’identique, mais plutôt que d’y apposer sa griffe, il va inscrire à l’intérieur l’origine du modèle reproduit, le lieu où il a été trouvé et à quelle date. Une inspiration ici revendiquée, contrairement aux créateurs qui peuvent parfois copier sans l’assumer. Ce qui intéresse Margiela dans cette réutilisation, c’est aussi la transmission : le passage du temps, les signes d’usure, le grain de la patine. Une pratique et une notion qui reviennent fréquemment dans son travail. Démarche aujourd’hui rependue qu’on nommerait upcycling, mais totalement anachronique pour l’époque.
S’il y a eu un avant et un après Martin Margiela dans l’histoire de la mode, c’est qu’on peut en un sens le comparer aux artistes contemporains, et son œuvre à une performance. « Il était capable de faire oublier que son vêtement était issu de l’industrie de la mode, car il y avait des concepts très forts. » Ce n’est plus l’objet final qui importe, mais la réflexion qui se dessine entre les mailles, c’est l’intention, la démarche. Les musées eux-mêmes le comprennent et acquièrent ses pièces très tôt, comme l’a fait le Palais Galliera dès sa deuxième collection hiver 1989.
Plus que de casser les codes ou d’aller à contre-courant des tendances, Martin Margiela intellectualise et conscientise la mode comme nul autre avant. Il fait ce pas de côté qui le rend unique, tout en développant un travail d’une cohérence extrême au fil des ans. Sans jamais se moquer, son œuvre est empreinte d’une forme d’humour, de surréalisme belge. Adepte du blanc, il a fait de cette couleur sa meilleure analogie. Passe inaperçu mais laisse des traces.