Publié le 17 septembre 2020
Temps de lecture : 9 minutes

Guy Bourdin, La lumière & son double

TEXTEBENOIT PELLETIER
PHOTOS©THE GUY BOURDIN ESTATE, 2020 / REPRODUIT AVEC L'AUTORISATION DE ART + COMMERCE. TOUS DROITS RÉSERVÉS
Partager l'article

Un visage de femme au rouge à lèvres très très rouge se couvre les yeux de dizaines de doigts vernis du même rouge très très rouge ; deux jambes dépassent nonchalamment d’une portière de voiture cependant qu’un avion de ligne la survole à quelques mètres ; une femme en collants noirs dont le haut du corps est englouti par un sol rouge sur fond de mur jaune… Ces images, et tellement d’autres, vous les connaissez, elles font partie de notre patrimoine visuel commun. On aurait pu les faire hier matin, la plupart ont une quarantaine d’années. Elles sont synonymes d’une modernité vintage ou plutôt d’un passé complètement actuel. Ces « classiques contemporains » sont l’œuvre de Guy Bourdin, un photographe de mode autodidacte, des années 70 et 80. Lumineux et sombre, évident et sinueux, il sera porté aux nues pendant une dizaine d’années, puis sera considéré comme ringard avant de devenir totalement mythique. Un météore de l’image, qui en pratiquant une photo qui respectait parfaitement la commande sans faire pour autant du produit un sujet central, a changé beaucoup de chose dans l’imagerie de notre temps.

Né avec une cuiller en carton dans la bouche
Ça commence en 1928, et ça ne démarre pas trop bien. Le petit Guy Louis Banarès, de son vrai nom, naît le 2 décembre à Paris, et voit sa mère s’évanouir dans la nature seulement un an plus tard. Son père, occupé par le commerce familial (bar-tabac) – et sans doute guidé par d’autres priorités –, le place très tôt en internat où il reste 5 ans avant d’être pris en charge par sa grand-mère, une tricoteuse. C’est elle qui fera l’essentiel de son éducation.

Après une scolarité « normale », il enchaine les petits boulots et découvre vraisemblablement la photo dans un magasin des Grands Boulevards alors qu’il est vendeur au rayon… « objets funéraires ». Le rayon « matériel photo » était celui d’à côté. Il emprunte un appareil le weekend et fait ses premiers essais mais c’est à Dakar (Sénégal) pendant son service militaire dans l’armée de l’air qu’il devient techniquement opérationnel. On est en 1949, et c’est à son retour à la vie civile en 1950 que sa vie va vraiment débuter, avec un objectif simple : devenir artiste. Un vrai artiste. Or en ce début des années 50, l’art, ce n’est pas la photographie, activité ludiquo-artisano-mémorielle, l’art c’est la peinture. Il produit, et réussit à exposer dessins et peintures entre 1950 et 1957, à l’occasion d’une petite dizaine d’expositions, avec un succès relatif. Ses peintures sont assez cohérentes avec les photographies qui suivront dans ses années les plus productives (il s’agit souvent de corps plus ou moins déshabillés dans des espaces intérieurs avec une importance forte de la couleur en masses dominantes), sans en avoir ni le charme, ni la puissance visuelle.

La fée Man Ray se pencha sur son berceau
Un événement important se produit en 1952 : il parvient à rencontrer après plusieurs tentatives le photographe Man Ray, qu’il admire, et à lui faire écrire la préface du catalogue d’une de ses expositions. Si la préface de Man Ray reste un peu en demi-teinte (il ne se mouille pas trop sur les œuvres montrées, et préfère s’attarder sur les qualités humaines supposées de Guy Bourdin), la rencontre aura ceci de bon qu’elle lui fait entrevoir la possibilité de gagner sa vie avec la photo, à côté d’une activité artistique moins rentable, comme le fait Man Ray lui-même. En marge de son œuvre personnelle, ce dernier photographiait pour le monde de la mode et notamment pour le couturier Jean Poiret, dont il était le photographe attitré. Man Ray donne aussi accès à Bourdin à quelques-unes de ses connaissances dans le milieu, et c’est ainsi qu’est publiée sa toute première série de mode dans le numéro de Vogue France de février 1955.

Aux innocents les mains pleines
Dans ses premières séries pour la mode  Guy Bourdin photographie ses modèles dans un close-up avec une abeille posée sur la joue ou dans une boucherie avec têtes de veau exsangues… Le ton est donné, ce sera celui du grand écart avec les poses sages de mannequins souriant mollement à un objectif qui est à l’extérieur de l’image, qui regarde la scène en train de se jouer ; Bourdin, lui, rentre dedans, il devient un acteur.  L’utilisation d’un objectif grand angle « rectilinéaire » (qui permet de « faire rentrer » une vue plus large dans l’image, mais en limitant sa déformation) lui permet de s’approcher plus près de son sujet et de faire participer le spectateur à l’action en train de se dérouler. Il n’était pas le seul à casser cette paroi de verre entre l’image et le lecteur, on pense à Richard Avedon aux Etats-Unis – bien qu’il soit plus dans le mouvement et le dynamisme – ou à Helmut Newton, l’autre grand photographe travaillant en France à cette époque. Mais ces précurseurs n’étaient qu’une poignée. Ils allaient truster les pages des magazines de mode pendant des années. Et c’est amusant d’observer que les deux grands leaders français qu’allaient devenir Newton et Bourdin travaillaient dans un rayon de 300 mètres (dans le Marais à Paris), et avec le même labo. Tous les membres des équipes se côtoyaient, prenaient leur café au même endroit, fréquentaient les mêmes gens, tout en se tirant la bourre, chaque mois, dans les pages de Vogue ou de Harper’s Bazaar. Qui aura été le plus créatif ? Le plus habile ? La pointe de la création mondiale de l’imagerie contemporaine de la mode et des magazines était concentrée sur une trentaine de têtes et quelques mètres carrés.

Toutes ses premières séries ne seront pas publiées : le petit Guy, avec sa taille modeste, son air d’enfant sage rieur, ricaneur, et sa voix nasillarde les emmène parfois un peu trop loin. Mais il est là. Et en toute inconscience il a mis l’imagination au pouvoir. Du haut de son absence de formatage académique il commence sa promenade dans un territoire dépourvu de barrières mentales et ça va décoiffer. Ce n’est pas une résolution, c’est un constat, celui que font les rédacteurs en chef phares de la mode et de la pub, nationalement puis internationalement. En quelques années, à partir de la fin des années 50, il enchaîne les publications dans les titres les plus prestigieux : Vogue, Harper’s Bazaar, Vogue Italie, Vogue Britannique, 20 ans, The Best, etc. Sans parler des campagnes de pub : parfums Christian Dior, Issey Miyake, Gianfranco Ferré, Versace, Loewe, et surtout les campagnes Charles Jourdan de 67 à 81, qui deviendront iconiques avec ce concept de photographier uniquement des jambes, chaussées de Charles Jourdan, et dans toutes les configurations possibles. Un modèle du genre, et de la variation sur un thème qui en dit long sur la capacité de renouvellement et de création de Guy Bourdin.

Déployer une vision. À 100%.
Développer un thème, justement, est sans doute une des caractéristiques les plus remarquables du processus créatif de Guy Bourdin. À l’époque où l’on s’applique à montrer les vêtements le plus soigneusement du monde, on voit poindre un Guy Bourdin en manque de valeur ajoutée poétique et créative. Sa vision est tout autre. Il s’empare de la commande mais l’assujettit à un thème qu’il va développer sur une série entière, faisant du produit qu’il a la mission de montrer un acteur de la série, un acteur parmi d’autres : le mannequin, le décor, la lumière… Il peut mettre des heures à régler son image et s’affranchit de toutes les règles. Il peut tordre ou percer le matériel d’éclairage pour fabriquer la lumière qu’il imaginait. Il est présent à tous les stades et façonne comme un artisan chaque pièce du puzzle qu’il a en tête, même si un modèle doit patienter plusieurs heures sous les projecteurs… Il compose au fil du temps, à l’aide de croquis esquissés sur un petit carnet orange rhodia trainant toujours dans sa poche, un ton, une petite musique toute personnelle, qui montre beaucoup plus que le produit.

Des images multi-couches
Il y a d’abord un impact visuel, toujours présent, diablement efficace et qui a dû rassurer plus d’un annonceur : c’est graphique, c’est net, c’est bright. Le volume des couleurs est poussé à fond grâce au film kodachrome (créé dans les années 30 mais toujours inégalé dans les années 70) qu’il utilisait à la perfection. Bref, c’est visuellement très puissant, mais le fouet de l’impact visuel ne claque pas dans le vide : les images sont composées au millimètre, et surtout, il sait mettre certaines teintes en sourdine pour mieux faire hurler celles d’à côté.

Il y a ensuite une créativité proprement hallucinante. Qu’a-t-il pu se passer dans ce cerveau pour générer cet entrelac improbable de lieux, de situations, d’objets, de postures ? pour produire des situations si éloignées du produit mais le montrant si bien ? Car il est frappant de voir à quel point le produit, même s’il est placé au rang d’un simple acteur de l’image, même s’il n’est pas visuellement le plus voyant, est toujours bien servi. On finit toujours par arriver sur lui en conclusion de l’histoire que l’image raconte. Quelle que soit la situation, c’est comme si l’image avait l’amabilité courtoise de lui laisser la place d’honneur, un peu comme un enfant à qui on donne la couronne de la galette des rois, même lorsqu’il n’a pas gagné la fève. Prudence rationnelle de la part de Bourdin ? Instinct de survie commercial ? Respect de la commande malgré le niveau d’indépendance que la starification dont il a fait l’objet entre 77 et 87 lui donnait ? Sans doute un peu tout ça à la fois. On peut aussi imaginer qu’il avait un tempérament de directeur artistique né. Ce qui signifie qu’il était capable de composer son image en résolvant l’équation dont il avait lui-même posé les paramètres et qui, si on l’écrivait, s’articulerait de la façon suivante : raconter une histoire + créer une image étonnante + produire un objet plastiquement beau + fabriquer une image facilement exploitable + bien montrer le produit. C’est l’équation que doivent résoudre beaucoup de photographes, mais il avait vraiment trouvé un langage. Il est d’ailleurs très intéressant d’observer comme les images sont « fabriquées » en tenant compte de leur fonction finale : la taille, le format du magazine, la position de l’image dans la pagination, la reliure centrale sur laquelle aucun élément important n’est jamais présent. Il compose la succession des images entre elles. Le directeur artistique du magazine, qui est censé prendre cette matière brute que sont les photos et en faire une publication cohérente, n’a plus rien à faire. Bourdin livre un produit fini.

Il y a enfin un climat, et c’est là que ça devient troublant. Si au premier abord l’œil se fait braquer par une puissance visuelle implacable, si au second on trouve très séduisant de voir galoper sa créativité comme un cheval sauvage, au troisième on ressent un petit quelque chose de l’ordre du malaise un peu inattendu et tout à fait en contrepoint des perceptions premières. Il y a une forme de mystère. L’image n’est pas troublée, mais elle trouble. On voit tout très bien, mais elle est composée de façon telle qu’elle laisse entendre qu’elle n’est que le bout d’une histoire : qu’y a-t-il à coté de l’image, juste en dehors du cadrage ? Que s’est-il passé avant ? Que se passera-t-il après ? Ces images si précises travaillent activement à la perte de nos repères. On croyait tout savoir au premier regard et on sait juste qu’on voudrait savoir quelque chose au second. David Lynch, n’est pas si loin, et il a sans nul doute vu les images de Bourdin. Il y a aussi ces maquillages outranciers, un peu factices. Et ces filles aux postures douteuses ramenées au rang d’objets parmi d’autres. Ce n’est pas ce qui a le mieux vieilli et les consciences se font jour avec le temps, heureusement.

Les images de Guy Bourdin offrent souvent une lecture double et on trouve du questionnement teinté de sombre derrière le brillant. Difficile en effet, à la lecture de certaines images, de ne pas penser aux moments douloureux et brutaux de sa vie. La femme avec laquelle il eut un fils – Samuel – est décédée d’une maladie pulmonaire en 1971, suite à l’administration d’un traitement défectueux (ils étaient alors séparés). Sybille, sa compagne, dont il était fou amoureux, et qui éleva le jeune Samuel, s’est suicidée en 1980. À côté de ces blessures, qui façonnent l’âme des hommes, subsiste aussi en arrière-plan la quête chronique de Bourdin pour une perfection inatteignable. Son entourage (compagnes, assistants, collaborateurs) le décrit comme perpétuellement engagé dans une course sans fin, perdue d’avance pour une idée meilleure, pour une lumière meilleure, pour une image meilleure, le tout pour un art… « mineur ». On pense à Gainsbourg martelant que la chanson est un art mineur ou à Cartier-Bresson et à son pendant de lumière sous-estimé Jacques-Henri Lartigue qui n’avaient d’yeux que pour la peinture ; des créateurs géniaux au service malgré eux d’un art de second choix.

Mort et résurrection
Vers le milieu des années 80, c’est le déclin. La femme devient plus libre, naturelle et épanouie. Le sida passe aussi par là, le côté « série B » un peu louche de certaines images ne fait plus recette et se retourne contre son créateur. En 1987, la nouvelle patronne du Vogue déclare Bourdin officiellement « ringard » ; on se pince…

Il décédera en 91 d’un cancer, dans une relative solitude sans présager de son entrée au Panthéon imaginaire de la pop-culture qui se produira à partir des années 2000-2005. Il est aujourd’hui adulé par tous, cité en exemple, et bien sûr largement copié. Son travail est considéré comme un marqueur culturel et un pivot de l’imagerie de l’après-guerre.

On imaginait Guy Bourdin comme un conquérant moderne de l’image déployant avec maestria ses déconcertantes facilités ; on découvre un personnage en double lecture, un  homme resté petit garçon au comportement solitaire qui semble avoir caché dans les recoins de ses images brillantes un peu de fragilité et de questionnement comme il aurait pu le faire dans les recoins de sa chambre d’enfant. On l’aime encore plus.

guybourdin.org
instagram.com/guybourdinofficial
artandcommerce.com
Remerciements à Art + Commerce pour leur complicité.