Les paysages impossibles de Noémie Goudal usent de l’ambiguïté entre régime du visible et régime de vérité. Ils questionnent les potentialités de l’image photographique et ouvrent sur une machination sensible.
Les univers sensibles de Noémie Goudal sont source d’illusion. Ses structures architecturales, ses éclipses solaires, comme ses observatoires photographiés en pleine nature interrogent notre rapport au réel et à l’illusion. Dans le sillage de l’allégorie de la Caverne de Platon, l’artiste nous offre une vision tronquée de la réalité. Elle fait de nous les captifs d’un piège visuel à la beauté tout aussi poétique que saisissante. Elle fait de nous les prisonniers d’images photographiques trompeuses, d’univers illusoires où régime du visible et régime de vérité se fondent et se confondent.
Depuis 2010, l’artiste abuse nos sens et exerce une conviction trompeuse. Elle nous incite à croire en un jeu avec l’illusion et le visible. À cette date, après avoir quitté Paris pour effectuer des études en design graphique, puis en photographie au prestigieux Royal College of Art de Londres, un tournant s’opère dans sa pratique, un double-fond s’invite dans ses images. Lors de son projet photographique sur une île montagneuse du nord de l’Ecosse, les éléments météorologiques, les vents, lui imposent de figer à posteriori le réel, de réaliser ses prises de vue en studio à son retour à Londres. L’illusion dans laquelle elle nous plonge prend alors tout son sens en regard de son étymologie latine illudere, à savoir jouer, tromper abuser. Ses photographies comme ses installations troublent notre perception du visible. L’artiste se joue ainsi de nous et nous propose des univers tiraillés entre illusion et désillusion.
Ses œuvres prennent en effet à défaut le fonctionnement des sens et troublent le système de la perception. Ses structures, proches de décors théâtraux, confectionnées méticuleusement, déployées puis photographiées en pleine nature, au bord de la mer, dans des déserts de sable et de sel, comme dans les cieux, offrent en partage des espaces susceptibles d’héberger nos utopies. Pour autant ses « hétérotopies », « ces espaces autres », selon les termes empruntés à Michel Foucault, ne possèdent aucune coordonnée géographique et ne font partie que d’une cartographie sensible. Elles ne sont qu’une machination visuelle qui interroge notre rapport à l’espace, à l’image comme aux lieux photographiés.
L’artiste usurpe ainsi le réel, mieux elle se joue de notre regard. Pour cela elle intègre à la nature ses installations de papier et de bois tout en laissant la trace de son action, de la structure de son œuvre. Le scotch, les plis, les lignes de séparation, le rapport d’échelle restent visibles dans ses images. Ils en trahissent le subterfuge. Voulus par l’artiste, ces signes dévoilent l’artificialité des décors plats de ses observatoires en bord de mer, de ses structures telluriques, de ses ciels diurnes, comme de ses bâches entrouvrant une percée dans des lieux désaffectés. Pour autant ces indices ne parviennent pas à en faire tomber le mystère. Ils jouent avec l’illusion et la résistance de notre croyance.
Notre volonté de croire est en effet plus forte que tout risque de désillusion. Même si nous sommes conscients de la machination qui se trame devant nous, nous succombons sciemment aux apparences, aux illusions que Noémie Goudal élabore. Tels des naufragés en quête d’une terre promise, nous voulons croire en ses images refuges.
Pour Gaston Bachelard : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. » Cette citation semble parfaitement résonner avec vos œuvres. Si vous aviez la possibilité de lui répondre, que lui diriez-vous?
Oui c’est en effet exactement la manière dont je conçois mes images. L’imagination s’entremêle avec la réalité, l’image ou le vécu pour pleinement exister. Je joue beaucoup de ça dans mes constructions, je compte sur elle pour ‘finir’ les œuvres. C’est un travail d’équipe… D’ailleurs, dans mes expositions, je cherche à ce que le spectateur soit pris dans une trajectoire, dans un mouvement qui lui permette de se positionner face à l’image, que la physicalité de son corps soit prise en considération dans l’appréciation des images. Cela permet, il me semble, d’inviter ce spectateur à utiliser cet imaginaire qui lui est propre, à confronter les photos. Les images restent les mêmes certes, mais leur interprétation est complètement différente.
Le processus de réalisation de vos œuvres est de plus en plus monumental. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation, les dessous de vos machinations?
En effet, mes photographies sont toujours faites à partir d’installations dans la nature, plus ou moins grandes. Je travaille avec une petite équipe de cinéma. Nous construisons les installations et faisons des essais de longs mois avant de réaliser la prise de vue. J’aime beaucoup travailler en équipe, créer une dynamique particulière où chacun est expert dans son domaine. Cela apporte une énergie fantastique, que j’aime vivre pendant les prises de vue, en parallèle d’une vie dans mon atelier, où j’ai plus de temps pour travailler seule, et faire des recherches.
Dans vos dernières œuvres vous semblez attirer notre attention sur les enjeux du réchauffement climatique. Votre projet Pressure sur la fonte du glacier du Rhône en Suisse en est particulièrement révélateur. Pourriez-vous nous en dire plus…
Dans mon travail, je ne cherche surtout pas à émettre un point de vue politique ou sociologique, au contraire, j’essaie de présenter des images qui ont de multiples clés de lecture. J’essaie de construire des images qui n’ont aucun repère géographique ou de temps et qui apportent, de par leur construction, une part d’interprétation importante. Le spectateur vient avec son propre vécu, et interprète l’image dans un contexte qui est le sien. Un des thèmes qui me passionnent en ce moment, est le mouvement d’un paysage et sa chorégraphie à travers les âges. Ces phénomènes qui se développent dans une temporalité très lente, plus lente que le temps ‘humain’, et qui, il me semble, nous obligent à regarder le paysage sous un angle différent, où l’humain serait placé dans un ‘tout’ et ne serait pas lui seul ‘le tout’. Quand on regarde mes images, dans le contexte actuel, la première chose que l’on a en tête est ‘la destruction de l’environnement’, mais, ces mêmes images ne pourraient-elles pas être vues complètement différemment dans un contexte scientifique, religieux, antérieur par exemple ?
Les images de Project Pressure sont bien évidemment présentées dans un contexte très spécifique, avec d’autres images qui évoquent toutes la fonte des glaciers. Elles sont donc interprétées de cette manière mais c’est aussi une passion de l’observation et son interprétation que nous partageons.
Le risque de la désillusion semble dans votre démarche éminemment latent, comme dissimulé sous la beauté poétique de vos univers. Ce second niveau de lecture est-il intentionnel ?
Oui, il me semble qu’une image est ce qu’elle est mais elle est aussi ce que chacun en fait. C’est pourquoi offrir le plus de clés de lecture possible est très important pour moi. J’aime jouer avec la séduction et l’attraction qu’une image peut apporter, tout en gardant sa fragilité, ses doutes, ses questionnements…