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Flavien Berger

À 34 ans, Flavien Berger a déjà apporté ses nombreuses pierres à l’édifice Musique. Après avoir étudié le design sonore à l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle – Les Ateliers dans le 11e arrondissement, il sort un premier EP en 2014 et son premier album « Léviathan » l’année suivante. Avec à son actif 4 albums, dont le dernier « Radio Contre-Temps » est sorti en 2019, Flavien Berger a écumé les scènes de tous types jusqu’aux festivals accueillant des milliers d’amoureux des mélodies savamment construites et novatrices, comme La Magnifique Society, où nous l’avions rencontré.

Quel est ton premier souvenir musical ?
C’est Aline de Christophe. Ma mère avait une compilation que sa sœur lui avait offerte, qui s’appelait Âge tendre mais elle ne l’écoutait pas car elle n’était pas spécialement férue de musique yéyé. Du coup j’avais récupéré la compilation et j’écoutais en boucle les deux disques empreints de mélancolie sur la musique des 60’s où il y avait par exemple Dutronc et Hardy. Sur le second disque, le 20e et dernier morceau, c’était Aline de Christophe. Le ton de cette chanson, les paroles, l’orchestration, m’ont particulièrement marqué et je l’ai écoutée en boucle. Ce morceau m’est toujours resté en tête et a participé à mon inspiration.

Quel est le premier morceau de ta composition que tu as joué en public ?
Il s’agit d’un morceau qui s’appelle Sigmund 2.3 qui était extrait d’une compilation sur Soundcloud s’intitulant Sigmund. Je l’ai joué au piano lors de mon premier vrai concert devant des gens à l’Eglise Saint Eustache pendant le festival « Les 36 heures de Saint Eustache ». Ombeline Minelle avait entendu ma musique par l’intermédiaire de sa colocataire et avait décidé de me programmer sur le festival. C’était la première fois que je faisais un concert devant autant de gens !

Ta formation dans une école de création industrielle a-t-elle influencé ta composition musicale ?
Elle a en partie fait ce que je suis, notamment en ce qui concerne mon rapport au projet : l’établir, le partager, travailler avec des gens, comprendre ses différentes phases, et alimenter comme il faut une matière première qu’est la musique. En lien avec cette formation, j’ai sorti en 2018 un EP intitulé Brutalisme qui est inspiré par l’architecture brutaliste, un des thèmes qui m’inspiraient au moment où j’ai commencé l’écriture de mon 3e album Contre-temps. Cette architecture m’a impressionné lorsque j’ai visité le Barbican à Londres qui est une sorte de grand château fort moderne où il y a une idée de la vétusté, de la modernité et de voyage dans le temps. On revit les mêmes cycles et on retourne aux mêmes rapports à nos habitations, à notre protection, à notre sécurité et à nos systèmes de classes. Même si le morceau ne parle pas du tout de ça, j’aimais bien le bâillement entre ce qui était raconté et le titre. C‘est une architecture inspirante, d’ailleurs j’ai découvert plus tard que le groupe anglais Idles s’était également référé au nom de cette architecture pour un de ses albums.

Quel est ton processus créatif ?
Je n’ai pas de schéma de création. Je peux partir du texte, de la mélodie, d’un son, mais il y a des choses corollaires qui se rejoignent à un moment, et je trouve le bon moirage ou le bon collage. Ma composition est faite de beaucoup de collages de concepts ou d’idées, comme coller une esthétique sur un type de rythmique ou coller deux textes ensemble qui n’avaient rien à voir et qui forment une sorte de vision surréaliste d’un sentiment.

Comment naissent tes collaborations, notamment celles avec Étienne Jaumet, Étienne Daho et Maud Geffray ?
Elles se font souvent par invitation. Pour la collaboration avec Étienne Jaumet c’était dans le cadre des 10 ans du label Pan European Recording sur lequel je sors mes disques. J’ai découvert son morceau Pan European dans une compilation de mon label et quand plus tard j’ai signé sur ce label c’était pour moi une belle boucle d’inviter quelqu’un qui m’avait fait aimer ce label. Pour la collaboration avec l’autre Étienne (Daho), c’est lui qui m’a invité car il avait un morceau très sombre, qui s’intitule Blitz, auquel il souhaitait apporter une éclaircie. On se croisait sur différentes promotions et événements et il m’a dit un jour que je serais le moment d’éclaircie, la voix des anges dans ce morceau. Ma collaboration avec Maud Geffray est née du fait qu’elle aimait ma voix et qu’elle a voulu lui faire une place dans un de ses morceaux. J’étais un peu comme un rappeur. Elle a composé une instrumentation puis m’a proposé d’improviser dessus. Ensuite, elle a gardé ma voix comme matière première, comme un instrument.

Est-ce toi qui conçois les cover de tes disques ?
Je les conçois avec Juliette Gelli qui fait partie du collectif Sin. Elle a fait la même école de création industrielle que moi et c’est aussi elle qui réalise la scénographie de mon Live. J’ai souvent des idées, je lui en fais part et on met en forme ensemble. Je lui fais confiance sur la vision globale de la mise en forme, sur la charpente graphique, la structure solide qu’elle peut mettre en place pour créer un univers graphique cohérent et qui se tienne et je lui laisse souvent carte blanche.

Quel est ton rapport au Live ?
Jouer devant plein de gens ça a quelque chose de virtuel, tu ne sens pas les gens comme s’ils te touchaient, mais ça laisse un impact physique. On est des filtres, les choses nous traversent, ou pas, et il faut réagir avec cette énergie. Je ne recherche pas l’adulation, les applaudissements ne sont pas une chose cruciale dans ma vie car à mes yeux ils ne me sont pas destinés mais sont destinés à la musique et au rapport à l’expression. Ce que j’adore, c’est faire plaisir aux gens, créer, ne pas faire les choses comme il se doit et ne pas me prendre au sérieux.

Pour conclure, peux-tu nous citer un groupe que tu apprécies particulièrement en ce moment ?
Infinite Bisous, c’est génial !

instagram.com/flavien_berger
paneuropeanrecording.com/

Charles Coulombeau, Un sportif en habit de cuisinier

Début 2020, Charles Coulombeau remportait le Taittinger, prestigieux prix culinaire international de cuisine d’auteur. Affirmé et serein, à 28 ans, le chef tourne la page du Gravetye Manor (1 étoile, Sussex) pour un nouveau chapitre de son histoire : la direction du restaurant nancéien La Maison dans le Parc. 

PARCOURS
À 15 ans, tout se transforme, le corps et l’esprit. Que faire de sa vie quand les seules vraies passions sont le basket et les copains ? Suivre le meilleur d’entre eux vers le lycée hôtelier de Biarritz. Bingo, c’est la révélation ! Esprit d’équipe, tout pour le mental de Charles Coulombeau. Et tout à coup, les bons petits plats de cuisine française qu’adore mitonner papa font sens avec ses corollaires de générosité et de plaisir à donner aux autres. Une fois la voie trouvée, il ne reste plus qu’à marcher, voire à courir. Tout est possible, d’élève sans éclat, Charles Coulombeau passe à élève motivé, les apprentissages deviennent des jeux, les difficultés techniques des épreuves excitantes. Le premier stage se déroule au Relais de la Poste de Jean Coussau (Magescq). Plongé dans le travail acharné de ce deux étoiles, il goûte à tout (Ah, la découverte des perles de caviar !) et constate que son futur métier devient une passion. Le BTS en apprentissage se fera du côté de Bidart chez les Frères Ibarboure où la cuisine basque s’y déploie avec raffinement et une pointe d’innovation. Charles Coulombeau y apprend la rigueur, le respect des chefs et l’importance du lien avec les producteurs ; il devient locavore. C’est là aussi que l’idylle avec Roxane, sa femme, se noue. BTS en poche, les deux amoureux partent chez Michel Guérard. Quoi de plus instructif que cette belle maison d’Eugénie-les-Bains, ses différents restaurants aux menus classiques et soignés et la présence tutélaire d’un chef de renom, héraut de la cuisine minceur ?

Il ne manque plus qu’une rencontre, de celle qui vous nourrit pour toujours, une présence qui vous ragaillardit et vous rassure. Ce sera celle d’Olivier Brulard, meilleur ouvrier de France et chef exécutif chez Michel Guérard avec qui il apprend notamment à manager une équipe et à s’appliquer à soi-même une rigueur professionnelle. Charles Coulombeau a trouvé son mentor, mais la jeunesse a ses pulsions, après un passage en Bourgogne, il passe trois ans et demi au Gravetye Manor entre restaurant inventif et potager luxuriant. Prix Taittinger en poche, Roxane et Charles Coulombeau disent Bye, Bye à la délicieuse campagne anglaise pour poser leurs valises à Nancy. Dès le début septembre, ils animeront La Maison dans le Parc en plein cœur de la ville. En attendant, Charles Coulombeau s’imprègne des recettes régionales, contacte des producteurs locaux, rêve de poissons d’eau douce et pourquoi pas de menus végétariens voire végan. Ne rien rejeter, tout revisiter, la classe d’un jeune chef à suivre.

Texte : Jérôme Descamps

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Comment Charles Coulombeau s’approprie au quotidien le métier de chef ? Il partage avec nous quelques aspects de sa vision, en tant que créatif et manager.

Avec votre femme, Roxane, vous venez de reprendre la direction du restaurant
La Maison dans le Parc à Nancy, comment êtes-vous arrivés là ?
Après le concours on a vu l’évidence de partir d’Angleterre car on voulait profiter de la lumière qu’il y avait sur nous pour se lancer. On s’est fait débaucher par un domaine en Charente très prestigieux mais la crise du covid a amené l’établissement à mettre fin à nos promesses d’embauche. On s’est retrouvé sans rien du jour au lendemain. On a donc établi le contact avec des recruteurs qui nous ont mis en relation avec plusieurs établissements, dont La Maison dans le Parc. On a d’abord eu le coup de cœur avec les propriétaires (la chef qui a créé le restaurant Françoise Mutel et sa fille, Rosalie Mutel), puis avec le lieu, un endroit assez unique dans l’hyper-centre de Nancy, qui donne sur un parc privatif très beau. Nous avions toujours travaillé dans des hôtels-restaurants et là c’est juste un restaurant, on ne se rend peut-être pas compte, mais ça change beaucoup de choses. Le fait de s’enlever les contraintes de l’hôtel et des résidents, ça nous a plu. La Maison dans le Parc est toujours restée en activité donc la passation se fait en douceur, il n’y pas de ré-ouverture. Nous n’arrivons pas là en sauveurs ; l’affaire fonctionnait déjà très bien, le restaurant était complet midi et soir avec une clientèle très fidèle.

Quelles sont vos aspirations pour ce restaurant ?
Le restaurant a perdu son étoile en janvier, c’est un facteur qui, je pense, a motivé la passation. Puis avec le covid qui a suivi deux mois après, je comprends que les propriétaires aient eu envie de passer à autre chose. Nous, on voit la perte de l’étoile comme un challenge, c’est ça qui nous intéresse : reprendre l’étoile assez rapidement. Elle vient juste d’être perdue donc il n’y a pas de gros travail de fond à faire pour la récupérer. Le style va légèrement changer dans le management, dans les assiettes, dans la charte graphique, mais on ne veut pas perdre la clientèle qui est fidèle. Ce qu’il faut, c’est que les gens notent les changements petit à petit. On ne va pas tout casser, ni changer la carte du jour au lendemain. Je ne souhaite pas que ça devienne « le restaurant de Charles et Roxane », je veux que ça reste La Maison dans le Parc. C’est une histoire commune et une histoire en train de se renouveler.

La Maison dans le Parc, photos par Roza Sayfullaeva.

Comment s’articule votre processus créatif ?
Si on peut dire que le processus de création démarre, je dirais que c’est avec le lieu. Par exemple, en Angleterre, le restaurant était très réputé pour son jardin et son potager qui avaient servi de lieux d’expérimentation à William Robinson, l’un des précurseurs du jardinage moderne. Ce qui m’inspirait c’était de discuter avec le jardinier et savoir ce que l’on allait pouvoir récolter. Mais cette inspiration s’appliquait seulement pour cet endroit parce que les clients attendaient beaucoup du potager. Ils attendaient un menu végétarien, un menu vegan… Mais est-ce que les gens à Nancy vont vouloir la même chose ? Je pense que non car il n’y a pas cette histoire du potager à raconter. Il y a une autre histoire en revanche et ça va passer par les producteurs locaux, l’histoire de la ville, le patrimoine de Lorraine… C’est quelque chose qu’il va falloir apprivoiser, en même temps que les attentes de la clientèle, pour articuler la création et le développement autour de ça.

Comment imaginez-vous un plat ?
En général, je pars d’un ingrédient central. Si je vois au marché un magnifique chou-fleur, je vais avoir envie de faire quelque chose avec. On essaie de limiter le nombre de composants autour de cet ingrédient, pour ne pas détourner l’attention. Il y a des associations classiques qui se font très naturellement, puis à côté, avec l’expérience, avec l’envie du moment, avec une inspiration, on va apporter ce petit twist qui va ancrer le plat dans la mémoire. Je souhaite que le client se souvienne du repas, même des années après, sinon, selon moi, c’est qu’une case n’a pas été cochée.

J’aime créer de la curiosité avec le menu, en écrivant par exemple « crucifère » plutôt que « chou-fleur », ce qui va pousser les gens à poser des questions. Cette interaction avec le serveur ou le maitre d’hôtel est toujours intéressante pour l’expérience du client et j’apprécie qu’il y ait un côté un peu ludique – qui manque, je trouve, à certains endroits trop guindés où l’on ose à peine parler… Cela permet aussi d’inclure toute l’équipe dans le processus.

Avant le confinement, je n’avais jamais pris le temps de m’asseoir derrière un bureau pour créer. Avec la contrainte de rester chez soi, j’ai dû faire les menus pour Nancy assis sur une chaise et utiliser la cuisine de mes parents. C’était difficile de créer dans ces conditions alors ça s’est beaucoup fait dans l’imaginaire. J’ai repris quelques mécaniques auxquelles avait recours Michel Guérard, à savoir dessiner l’assiette. Le dessin me permet d’appréhender le dressage. Ce n’est pas du tout le côté graphique qui m’anime, c’est plutôt l’ingrédient, mais ça reste très important ; avant de nourrir l’estomac il faut nourrir les yeux.
Je fais attention à ne pas trop intellectualiser la recette, s’il faut trop que je me creuse la tête, c’est soit que ce n’est pas le bon moment pour faire ça, soit que l’idée doit être maturée dans son jus, dans quel cas je vais revenir dessus quelques mois plus tard. Mais il faut que tout ça soit assez spontané, que les saveurs soient simples.
L’inspiration vient de partout, je pense que rester curieux et ouvert à son environnement est la principale contrainte du cuisinier. Je pense aussi que l’inspiration est un muscle qu’il faut entrainer et pour moi, l’entrainer, c’est aussi faire participer mes collaborateurs. J’encourage les gens de mon équipe à partager leurs expériences et à venir avec des idées.

Les chefs Dominique Crenn, présidente du jury 2020 et Emmanuel Renaut, président du Taittinger depuis 2013 © David Picchiottino

Renouvelez-vous les menus régulièrement ?
Nous changeons les menus tous les premiers du mois, ce qui permet de rester affuté car on peut vite se reposer sur ses acquis si on ne prend pas la peine de changer un menu parce qu’il fonctionne bien. On ne change pas forcément tout d’un coup mais on fait des petites adaptations en fonction des saisons. Le menu du déjeuner jusqu’alors était changé toutes les semaines, ce qui permettait à la clientèle d’affaires de revenir régulièrement. C’est contraignant car il faut sans cesse être dans la création et forcer le processus. Ça ne marche pas toujours bien. En fonction des retours des clients sur un nouveau plat, nous allons parfois faire des petits changements donc on va dire que le plat est vraiment maitrisé en milieu de semaine. Or il faut presque déjà passer au menu suivant. On va sans doute passer à un changement de menu toutes les deux semaines pour que les cuisiniers aient le temps d’acquérir la maîtrise des recettes et que les serveurs puissent aussi se les approprier.

Quelle relation entretenez-vous avec votre équipe ?
Je me vois comme un entraineur plus qu’un joueur. Je suis là pour titiller les gens. C’est moi qui vais donner le rythme, leur montrer les choses, mais c’est plus un apprentissage dialectique où ils vont apprendre en regardant, en faisant, et notamment en faisant des erreurs. Je les incite à se lancer, à rester ouverts aux critiques en acceptant que leurs goûts personnels ne soient pas ceux de tout le monde.

Est-ce que vous-même vous vous affirmez davantage au niveau de votre cuisine suite à l’obtention du Taittinger ?
De manière générale je suis déjà assez confiant, et ça rejoint un peu le style de ma cuisine, j’essaie de faire des choses simples mais bien réalisées. Le concours m’a surtout apporté une reconnaissance et de la crédibilité aux yeux des autres professionnels car ça a une valeur énorme au sein de la communauté. Je ne dirais pas que ca m’a donné plus confiance en moi, car je n’en n’avais pas besoin ; je suis de nature à me pousser moi-même, je n’ai pas besoin qu’on me pousse. C’est une valeur que je retrouve dans l’une de mes passions, le sport. Je fais beaucoup de sport parce que je me lance des défis. C’est comme ça que je suis arrivé au concours, c’était un défi. Je me suis énormément entrainé. Le travail paie, il faut s’en donner les moyens et oser. Ça rejoint ce que je disais plus tôt : ne pas avoir peur de prendre des risques.

Propos de l’interview recueillis par Ambre Allart

instagram.com/charles_coulombeau
instagram.com/lamaisondansleparc

La Maisons dans le Parc
3, rue Sainte Catherine, 54000 Nancy
lamaisondansleparc.com


Nous avions suivi Charles Coulombeau lors de la finale du Taittinger 2020, prix culinaire international de cuisine d’auteur >> https://process.vision/article/dans-le-ventre-du-taittinger/

Guy Bourdin, La lumière & son double

Un visage de femme au rouge à lèvres très très rouge se couvre les yeux de dizaines de doigts vernis du même rouge très très rouge ; deux jambes dépassent nonchalamment d’une portière de voiture cependant qu’un avion de ligne la survole à quelques mètres ; une femme en collants noirs dont le haut du corps est englouti par un sol rouge sur fond de mur jaune… Ces images, et tellement d’autres, vous les connaissez, elles font partie de notre patrimoine visuel commun. On aurait pu les faire hier matin, la plupart ont une quarantaine d’années. Elles sont synonymes d’une modernité vintage ou plutôt d’un passé complètement actuel. Ces « classiques contemporains » sont l’œuvre de Guy Bourdin, un photographe de mode autodidacte, des années 70 et 80. Lumineux et sombre, évident et sinueux, il sera porté aux nues pendant une dizaine d’années, puis sera considéré comme ringard avant de devenir totalement mythique. Un météore de l’image, qui en pratiquant une photo qui respectait parfaitement la commande sans faire pour autant du produit un sujet central, a changé beaucoup de chose dans l’imagerie de notre temps.

Né avec une cuiller en carton dans la bouche
Ça commence en 1928, et ça ne démarre pas trop bien. Le petit Guy Louis Banarès, de son vrai nom, naît le 2 décembre à Paris, et voit sa mère s’évanouir dans la nature seulement un an plus tard. Son père, occupé par le commerce familial (bar-tabac) – et sans doute guidé par d’autres priorités –, le place très tôt en internat où il reste 5 ans avant d’être pris en charge par sa grand-mère, une tricoteuse. C’est elle qui fera l’essentiel de son éducation.

Après une scolarité « normale », il enchaine les petits boulots et découvre vraisemblablement la photo dans un magasin des Grands Boulevards alors qu’il est vendeur au rayon… « objets funéraires ». Le rayon « matériel photo » était celui d’à côté. Il emprunte un appareil le weekend et fait ses premiers essais mais c’est à Dakar (Sénégal) pendant son service militaire dans l’armée de l’air qu’il devient techniquement opérationnel. On est en 1949, et c’est à son retour à la vie civile en 1950 que sa vie va vraiment débuter, avec un objectif simple : devenir artiste. Un vrai artiste. Or en ce début des années 50, l’art, ce n’est pas la photographie, activité ludiquo-artisano-mémorielle, l’art c’est la peinture. Il produit, et réussit à exposer dessins et peintures entre 1950 et 1957, à l’occasion d’une petite dizaine d’expositions, avec un succès relatif. Ses peintures sont assez cohérentes avec les photographies qui suivront dans ses années les plus productives (il s’agit souvent de corps plus ou moins déshabillés dans des espaces intérieurs avec une importance forte de la couleur en masses dominantes), sans en avoir ni le charme, ni la puissance visuelle.

La fée Man Ray se pencha sur son berceau
Un événement important se produit en 1952 : il parvient à rencontrer après plusieurs tentatives le photographe Man Ray, qu’il admire, et à lui faire écrire la préface du catalogue d’une de ses expositions. Si la préface de Man Ray reste un peu en demi-teinte (il ne se mouille pas trop sur les œuvres montrées, et préfère s’attarder sur les qualités humaines supposées de Guy Bourdin), la rencontre aura ceci de bon qu’elle lui fait entrevoir la possibilité de gagner sa vie avec la photo, à côté d’une activité artistique moins rentable, comme le fait Man Ray lui-même. En marge de son œuvre personnelle, ce dernier photographiait pour le monde de la mode et notamment pour le couturier Jean Poiret, dont il était le photographe attitré. Man Ray donne aussi accès à Bourdin à quelques-unes de ses connaissances dans le milieu, et c’est ainsi qu’est publiée sa toute première série de mode dans le numéro de Vogue France de février 1955.

Aux innocents les mains pleines
Dans ses premières séries pour la mode  Guy Bourdin photographie ses modèles dans un close-up avec une abeille posée sur la joue ou dans une boucherie avec têtes de veau exsangues… Le ton est donné, ce sera celui du grand écart avec les poses sages de mannequins souriant mollement à un objectif qui est à l’extérieur de l’image, qui regarde la scène en train de se jouer ; Bourdin, lui, rentre dedans, il devient un acteur.  L’utilisation d’un objectif grand angle « rectilinéaire » (qui permet de « faire rentrer » une vue plus large dans l’image, mais en limitant sa déformation) lui permet de s’approcher plus près de son sujet et de faire participer le spectateur à l’action en train de se dérouler. Il n’était pas le seul à casser cette paroi de verre entre l’image et le lecteur, on pense à Richard Avedon aux Etats-Unis – bien qu’il soit plus dans le mouvement et le dynamisme – ou à Helmut Newton, l’autre grand photographe travaillant en France à cette époque. Mais ces précurseurs n’étaient qu’une poignée. Ils allaient truster les pages des magazines de mode pendant des années. Et c’est amusant d’observer que les deux grands leaders français qu’allaient devenir Newton et Bourdin travaillaient dans un rayon de 300 mètres (dans le Marais à Paris), et avec le même labo. Tous les membres des équipes se côtoyaient, prenaient leur café au même endroit, fréquentaient les mêmes gens, tout en se tirant la bourre, chaque mois, dans les pages de Vogue ou de Harper’s Bazaar. Qui aura été le plus créatif ? Le plus habile ? La pointe de la création mondiale de l’imagerie contemporaine de la mode et des magazines était concentrée sur une trentaine de têtes et quelques mètres carrés.

Toutes ses premières séries ne seront pas publiées : le petit Guy, avec sa taille modeste, son air d’enfant sage rieur, ricaneur, et sa voix nasillarde les emmène parfois un peu trop loin. Mais il est là. Et en toute inconscience il a mis l’imagination au pouvoir. Du haut de son absence de formatage académique il commence sa promenade dans un territoire dépourvu de barrières mentales et ça va décoiffer. Ce n’est pas une résolution, c’est un constat, celui que font les rédacteurs en chef phares de la mode et de la pub, nationalement puis internationalement. En quelques années, à partir de la fin des années 50, il enchaîne les publications dans les titres les plus prestigieux : Vogue, Harper’s Bazaar, Vogue Italie, Vogue Britannique, 20 ans, The Best, etc. Sans parler des campagnes de pub : parfums Christian Dior, Issey Miyake, Gianfranco Ferré, Versace, Loewe, et surtout les campagnes Charles Jourdan de 67 à 81, qui deviendront iconiques avec ce concept de photographier uniquement des jambes, chaussées de Charles Jourdan, et dans toutes les configurations possibles. Un modèle du genre, et de la variation sur un thème qui en dit long sur la capacité de renouvellement et de création de Guy Bourdin.

Déployer une vision. À 100%.
Développer un thème, justement, est sans doute une des caractéristiques les plus remarquables du processus créatif de Guy Bourdin. À l’époque où l’on s’applique à montrer les vêtements le plus soigneusement du monde, on voit poindre un Guy Bourdin en manque de valeur ajoutée poétique et créative. Sa vision est tout autre. Il s’empare de la commande mais l’assujettit à un thème qu’il va développer sur une série entière, faisant du produit qu’il a la mission de montrer un acteur de la série, un acteur parmi d’autres : le mannequin, le décor, la lumière… Il peut mettre des heures à régler son image et s’affranchit de toutes les règles. Il peut tordre ou percer le matériel d’éclairage pour fabriquer la lumière qu’il imaginait. Il est présent à tous les stades et façonne comme un artisan chaque pièce du puzzle qu’il a en tête, même si un modèle doit patienter plusieurs heures sous les projecteurs… Il compose au fil du temps, à l’aide de croquis esquissés sur un petit carnet orange rhodia trainant toujours dans sa poche, un ton, une petite musique toute personnelle, qui montre beaucoup plus que le produit.

Des images multi-couches
Il y a d’abord un impact visuel, toujours présent, diablement efficace et qui a dû rassurer plus d’un annonceur : c’est graphique, c’est net, c’est bright. Le volume des couleurs est poussé à fond grâce au film kodachrome (créé dans les années 30 mais toujours inégalé dans les années 70) qu’il utilisait à la perfection. Bref, c’est visuellement très puissant, mais le fouet de l’impact visuel ne claque pas dans le vide : les images sont composées au millimètre, et surtout, il sait mettre certaines teintes en sourdine pour mieux faire hurler celles d’à côté.

Il y a ensuite une créativité proprement hallucinante. Qu’a-t-il pu se passer dans ce cerveau pour générer cet entrelac improbable de lieux, de situations, d’objets, de postures ? pour produire des situations si éloignées du produit mais le montrant si bien ? Car il est frappant de voir à quel point le produit, même s’il est placé au rang d’un simple acteur de l’image, même s’il n’est pas visuellement le plus voyant, est toujours bien servi. On finit toujours par arriver sur lui en conclusion de l’histoire que l’image raconte. Quelle que soit la situation, c’est comme si l’image avait l’amabilité courtoise de lui laisser la place d’honneur, un peu comme un enfant à qui on donne la couronne de la galette des rois, même lorsqu’il n’a pas gagné la fève. Prudence rationnelle de la part de Bourdin ? Instinct de survie commercial ? Respect de la commande malgré le niveau d’indépendance que la starification dont il a fait l’objet entre 77 et 87 lui donnait ? Sans doute un peu tout ça à la fois. On peut aussi imaginer qu’il avait un tempérament de directeur artistique né. Ce qui signifie qu’il était capable de composer son image en résolvant l’équation dont il avait lui-même posé les paramètres et qui, si on l’écrivait, s’articulerait de la façon suivante : raconter une histoire + créer une image étonnante + produire un objet plastiquement beau + fabriquer une image facilement exploitable + bien montrer le produit. C’est l’équation que doivent résoudre beaucoup de photographes, mais il avait vraiment trouvé un langage. Il est d’ailleurs très intéressant d’observer comme les images sont « fabriquées » en tenant compte de leur fonction finale : la taille, le format du magazine, la position de l’image dans la pagination, la reliure centrale sur laquelle aucun élément important n’est jamais présent. Il compose la succession des images entre elles. Le directeur artistique du magazine, qui est censé prendre cette matière brute que sont les photos et en faire une publication cohérente, n’a plus rien à faire. Bourdin livre un produit fini.

Il y a enfin un climat, et c’est là que ça devient troublant. Si au premier abord l’œil se fait braquer par une puissance visuelle implacable, si au second on trouve très séduisant de voir galoper sa créativité comme un cheval sauvage, au troisième on ressent un petit quelque chose de l’ordre du malaise un peu inattendu et tout à fait en contrepoint des perceptions premières. Il y a une forme de mystère. L’image n’est pas troublée, mais elle trouble. On voit tout très bien, mais elle est composée de façon telle qu’elle laisse entendre qu’elle n’est que le bout d’une histoire : qu’y a-t-il à coté de l’image, juste en dehors du cadrage ? Que s’est-il passé avant ? Que se passera-t-il après ? Ces images si précises travaillent activement à la perte de nos repères. On croyait tout savoir au premier regard et on sait juste qu’on voudrait savoir quelque chose au second. David Lynch, n’est pas si loin, et il a sans nul doute vu les images de Bourdin. Il y a aussi ces maquillages outranciers, un peu factices. Et ces filles aux postures douteuses ramenées au rang d’objets parmi d’autres. Ce n’est pas ce qui a le mieux vieilli et les consciences se font jour avec le temps, heureusement.

Les images de Guy Bourdin offrent souvent une lecture double et on trouve du questionnement teinté de sombre derrière le brillant. Difficile en effet, à la lecture de certaines images, de ne pas penser aux moments douloureux et brutaux de sa vie. La femme avec laquelle il eut un fils – Samuel – est décédée d’une maladie pulmonaire en 1971, suite à l’administration d’un traitement défectueux (ils étaient alors séparés). Sybille, sa compagne, dont il était fou amoureux, et qui éleva le jeune Samuel, s’est suicidée en 1980. À côté de ces blessures, qui façonnent l’âme des hommes, subsiste aussi en arrière-plan la quête chronique de Bourdin pour une perfection inatteignable. Son entourage (compagnes, assistants, collaborateurs) le décrit comme perpétuellement engagé dans une course sans fin, perdue d’avance pour une idée meilleure, pour une lumière meilleure, pour une image meilleure, le tout pour un art… « mineur ». On pense à Gainsbourg martelant que la chanson est un art mineur ou à Cartier-Bresson et à son pendant de lumière sous-estimé Jacques-Henri Lartigue qui n’avaient d’yeux que pour la peinture ; des créateurs géniaux au service malgré eux d’un art de second choix.

Mort et résurrection
Vers le milieu des années 80, c’est le déclin. La femme devient plus libre, naturelle et épanouie. Le sida passe aussi par là, le côté « série B » un peu louche de certaines images ne fait plus recette et se retourne contre son créateur. En 1987, la nouvelle patronne du Vogue déclare Bourdin officiellement « ringard » ; on se pince…

Il décédera en 91 d’un cancer, dans une relative solitude sans présager de son entrée au Panthéon imaginaire de la pop-culture qui se produira à partir des années 2000-2005. Il est aujourd’hui adulé par tous, cité en exemple, et bien sûr largement copié. Son travail est considéré comme un marqueur culturel et un pivot de l’imagerie de l’après-guerre.

On imaginait Guy Bourdin comme un conquérant moderne de l’image déployant avec maestria ses déconcertantes facilités ; on découvre un personnage en double lecture, un  homme resté petit garçon au comportement solitaire qui semble avoir caché dans les recoins de ses images brillantes un peu de fragilité et de questionnement comme il aurait pu le faire dans les recoins de sa chambre d’enfant. On l’aime encore plus.

guybourdin.org
instagram.com/guybourdinofficial
artandcommerce.com
Remerciements à Art + Commerce pour leur complicité.

Le Vif, Des pépites américaines servies sur un plateau

Nichée dans le 16ème arrondissement de Paris Le Vif est une friperie qui propose une sélection pointue de vintage américain. Ici, pas de vêtements en bataille qui sentent la naphtaline, uniquement des pièces triées sur le volet et soigneusement rangées. Derrière ce concept, trois fondateurs, dont Gauthier Borsarello qui accumule les activités autour du style masculin et du vintage ultra sélectif voire confidentiel ; il est notamment l’éditeur en chef du magazine L’Étiquette. Mais cette histoire est aussi celle de Jérémie Le Febvre, et d’Arthur Menguy, la personne que vous rencontrerez à la boutique du 101 rue Boileau. Nous avons échangé avec lui.

Peux-tu nous parler du concept du Vif?
Au départ, c’est un concept entre potes. On a voulu faire une boutique qu’on aurait bien aimé avoir trouvée quand on était jeune. L’idée c’est d’avoir du vintage américain déjà trié, de rassembler ce qu’on trouvait de meilleur dans le vestiaire américain. Ce concept existe un peu partout dans le monde, notamment aux États-Unis, en Angleterre ou au Japon mais en France personne ne faisait ça jusqu’à présent. Il y a plein de très bonnes friperies mais il faut fouiller. Donc ici on répond aux attentes de ceux qui veulent du conseil, qui ont envie de vêtements en seconde main mais qui n’ont pas envie de s’embêter à fouiller.

Pourquoi votre choix s’est porté sur le vestiaire américain?
Parce qu’aujourd’hui c’est ce qui est le plus porté. On a tous des jeans, des baskets… on a tous grandi dans cette culture. Si tu prends du workwear français par exemple, c’est très beau, mais ce n’est pas sexy. Tout le monde veut un blouson en jean, pas une veste de travail française.
C’est assez rare, mais on peut glisser quelques pièces qui ne font pas partie du vestiaire américain, des pièces françaises ou mexicaines par exemple, découvertes en chinant, parce qu’on les trouve vraiment intéressantes. On est tombé dernièrement sur un vieux stock d’une boutique française qui a fermé en 1961. Les pièces avaient été fabriquées dans les années 50. C’était neuf, d’une super qualité, magnifique, et il y avait une histoire derrière alors on s’est vraiment senti obligé de le prendre.

Quelles époques, quels styles du vestiaire américain couvrez-vous?
On couvre la période des années 40 jusqu’aux années 90, début 2000. Tout doit être made in USA car on part du principe que si c’est une pièce du vestiaire américain, ça doit être fait aux États-Unis. Suivant les marques – notamment Converse et Levi’s – on trouve des pièces fabriquées là-bas jusque dans les années 2000. On ne référence pas de pièces antérieures aux années 40 car c’est trop collector et difficilement portable. On ne cherche pas à attirer les gens hyper pointus qui veulent des pièces incroyables, ce n’est pas notre but. On a des chemises western et en tous genres, du t-shirt, du sweatshirt, du jean droit, du patte d’eph…

© Line's Law

Ce sont donc des classiques plutôt mixtes?
On ne fait pas de pièces spécifiquement femme parce que le vintage féminin c’est un autre monde. C’est magnifique mais très spécifique et je pense que ça intéresserait difficilement la consommatrice française.

Vous êtes trois associés. Gauthier Borsarello et toi êtes les associés majoritaires et les personnes sur le terrain. Comment vous êtes-vous rencontrés?
On s’est rencontré chez Ralph Lauren. On a travaillé trois mois ensemble avant son départ. Ralph Lauren a plusieurs sous-marques, notamment Double RL, qui est la branche dite « héritage ». Gauthier était « vintage specialist » chez Double RL ; il faisait de la curation de vieilles pièces en chinant à travers l’Europe pour remplir la boutique. Quand Gauthier est parti, j’ai repris sa place. J’apportais du conseil aux clients, je racontais l’histoire des pièces…

Comment fais-tu pour obtenir des informations sur l’histoire d’une pièce ancienne?
C’est des années de geekerie ! J’avais déjà des bases car j’aime le vêtement depuis toujours et je collectionne beaucoup. On apprend pas mal de choses en discutant avec des gens mais il faut faire attention car il y a beaucoup de légendes complètement fausses. Les photos, les films nous apprennent beaucoup aussi. Il n’y a pas de formule, ni d’école, il faut être curieux, être au contact du produit au maximum. Les connaissances s’acquièrent avec le temps et après s’être beaucoup trompé.

Où vous fournissez-vous?
Nous avons surtout un gros fournisseur aux États-Unis ; il nous fournit environ 80% de ce que l’on a. Le reste, Gauthier et moi le chinons en France. Notre fournisseur est lui-même un gros collectionneur et tient un musée avec des pièces incroyables qu’on ne voit pas deux fois dans sa vie ! Il chine pendant toute l’année aux États-Unis ; quand il achète il sait déjà pour quel client ça va être car il connaît les attentes de chacun, donc il y a déjà un pré-tri. Il crée ses stocks et les envoie par containers deux fois par an environ. Quand on ouvre les containers, on ne sait pas encore ce qu’il va y avoir dedans. S’il y a des choses qui nous intéressent moins on peut les écarter mais on ne peut pas être trop pointilleux car il nous fait un prix de gros. De toute façon, il se trompe rarement donc il y a très peu de pièces que l’on met de côté. On fait quand même un tri où l’on vérifie notamment que toutes les pièces sont bien made in USA. L’idée c’est d’être assez précis quand on échange avec lui à propos de ce que l’on recherche, de ce que l’on ne veut plus, etc. pour avoir le moins de choses à lui retourner.

Lorsque tu chines, où fais-tu cela?
Ça peut être au marché aux puces, dans des boutiques, mais surtout via internet. Il faut ratisser large, regarder un peu partout, ça demande énormément de temps. Plus tes mots-clés sont vagues, plus tu vas trouver des choses intéressantes car il y a plein de gens qui se débarrassent et qui n’ont pas forcément conscience du potentiel de ce qu’ils ont. Ces gens là ne vont pas utiliser un vocabulaire pointu.

Comme tu l’as évoqué plus tôt, vous vendez ici du t-shirt, de la chemise, du 501… est-ce que pour un passionné du vêtement de seconde main ce n’est pas un peu rébarbatif de vendre toujours le même type de vêtement?
Tout ce qu’on vend on l’adore et c’est pour ça qu’on le propose. Il y a toujours un truc qui nous émerveille : un graphisme, une typo, une étiquette, la façon dont la manche a été montée… C’est vrai que quand on vend du Levi’s 501 c’est un peu rébarbatif mais parfois tu tombes sur un modèle incroyable parce qu’il y a une patine particulière, une réparation, une touche stylistique apportée par la personne qui portait la pièce… Récemment j’ai trouvé un jean des années 60 avec des pâquerettes brodées à la main sur la jambe, c’est unique au monde. J’assouvis aussi ma curiosité en chinant pour moi, là je m’amuse énormément. On pourrait proposer ce type de pièces, un peu plus spéciales – et c’est d’ailleurs ce que Gauthier propose avec Gauthier Borsarello Inventory – mais il y en a très peu des pièces comme ça, c’est très difficile de les trouver et souvent les prix sont prohibitifs. Nous on est « cher » pour de la fripe, parce c’est de la fripe choisie et que tout est déjà lavé, mais les prix restent accessibles.

Justement, comment fixez-vous vos prix?
Il faut se placer par rapport au marché et surtout par rapport à ce qu’on paie. On paie à la pièce, parce qu’on veut choisir. Si tu achètes au kilo ce sera moins cher mais tu n’es pas sûr d’avoir que du bon. Nous, on veut que du bon. Donc le prix varie en fonction de l’estimation que l’on fait sur chaque pièce. Si on fixe un prix très cher c’est que la pièce est vraiment exceptionnelle ou qu’elle est très vieille, voire qu’on n’a pas tellement envie de s’en séparer, mais sinon on reste dans des prix raisonnables. Par exemple, on peut avoir un sweatshirt pour 80 euros, une chemise pour 100 euros… en rappelant que c’est de la très bonne qualité et du made in USA.

Comment vous faites-vous connaître?
On est beaucoup publié dans des éditoriaux (Vogue, GQ…), notamment grâce au réseau de Gauthier. Les magazines viennent emprunter des pièces car ils savent qu’on a une sélection pointue. C’est un gros canal de communication. Sinon pour le moment on communique via Instagram exclusivement ; on crée notamment des petits contenus où on raconte des histoires. Ça demande du temps de faire ça car on veut être sûr de l’info qu’on apporte. Ça fait moins de deux ans qu’on est là, c’est assez jeune, et faire des choses professionnelles ça demande des moyens et de la main d’œuvre. On a l’esprit d’une entreprise créée entre copains mais on veut faire les choses bien.

Le Vif Boutique
101 rue Boileau, 75006 Paris
instagram.com/le.vif.boutique

La Minute Culture, Histoires et fantaisies de Camille Jouneaux

Un an et demi après son ouverture, La Minute Culture compte près de 80 000 abonnés sur Instagram et est devenue un cas d’école en matière de culture numérique. Chaque semaine une nouvelle story offre aux internautes de se cultiver «sans prise de tête». Drôle, intelligent et décomplexé, le ton de la Minute Culture livre des épisodes historiques parsemés d’émojis, mèmes et autres animations.

J’ai toujours été passionnée de culture, je passais mon temps dans les musées, les expositions […] et je suivais les cours d’initiation à l’histoire de l’art de l’école du Louvre. » Après 10 ans en agence de communication, spécialisée dans les réseaux sociaux, Camille Jouneaux est – comme dirait Michel Serres – une petite poucette* pour qui les leviers d’engagement n’ont aucun secret. En 2017, comme beaucoup d’autres de sa génération, Camille était en quête de réinvention et d’un nouveau sens professionnel. La réponse à ses préoccupations lui apparaît par hasard à la Galerie Doria-Pamphilj de Rome. Elle partage sur son compte Instagram sa visite en mêlant blagues et anecdotes historiques. Très vite, l’audience réagit et un mot revient : Merci. Elle réitère l’expérience, créant un véritable rendez-vous hebdomadaire pour ses abonnés parmi lesquels, des institutionnels qui lui proposent de décliner ce format pour leur compte. Camille y voit alors une issue à ses envies d’évolution, quitte son agence et devient freelance pour Arte et la Réunion des Musées Nationaux.

Tandis qu’elle crée des stories pour les uns et les autres, Camille sent qu’une place est à prendre sur ce territoire inexploré à la croisée du numérique, de l’accès à la culture et de la vulgarisation. D’abord retenue par un sentiment d’illégitimité, elle crée finalement le compte officiel de la Minute Culture en février 2019. « Si je ne prends pas cette place quelqu’un d’autre le fera. » Forte de son expérience de communicante, elle orchestre brillamment le lancement de ce compte. Elle partage avec son auditoire son besoin de remettre du sens dans sa carrière et partage les problématiques dans lesquelles elle souhaite s’investir. « Beaucoup de monde passent à côté de choses parce qu’ils ont l’impression qu’il faut connaître pour apprécier […] ils ne se permettent pas d’apprécier un Picasso parce qu’ils se disent qu’ils n’en ont pas les moyens intellectuels. » En quelques heures, les abonnés affluent, des médias en parlent et c’est le début de l’effet boule de neige. D’abord dépassée et déstabilisée par la situation, Camille est très vite confortée dans son initiative par une communauté incroyablement bienveillante. Elle reçoit les messages de parents et professeurs souhaitant réutiliser ses histoires pour leurs élèves. « L’un de ces messages disait : «  Je suis professeur dans l’Oise, les écoles sont fermées du fait du Coronavirus et il nous est demandé d’assurer la continuité pédagogique. Pourrais-je utiliser vos stories pour mes élèves ?  » Quelle plus belle récompense ! » nous raconte Camille.

De tout temps, les gens ont fait parler les œuvres d’art, mais Camille met à profit sa liberté éditoriale pour entremêler à outrance Histoire et légèreté. Imaginez l’histoire illustrée de Vigée le Brun en une vingtaine de tableaux ou plus ; en quelques diapositives vous découvrez le récit de cette peintre issue de la petite bourgeoisie qui a conquis la noblesse européenne. Mais les tableaux qui défilent sous votre pouce paraissent bien plus familiers que lors de votre précédente visite au Louvre. En effet, la Minute Culture se veut décomplexée et donne la parole aux protagonistes de ces toiles historiques. Leurs dialogues mêlent boutades et répliques de la culture populaire. Camille les nomme des dialogues picturaux parodiques. Mais il ne faut pas trop se laisser distraire, chaque épisode de la Minute Culture se termine par un quizz sur le sujet du jour. La combinaison de contenus historiques, d’anachronismes, de leviers d’engagement favorise la compréhension et la mémorisation du lecteur. Tout le talent de l’auteure réside dans cette pédagogie et le lien entretenu avec son audience.

Contrairement à ce qu’elle redoutait, Camille n’est pas devenue « Madame story Instagram » mais est reconnue pour ses talents d’écriture. La Minute Culture devient sa vitrine et le « ton de la Minute Culture  », sa signature. La plupart du temps, ses publications sont le fruit de ses envies. On note son goût prononcé pour la peinture classique et le baroque. Mais il peut aussi s’agir de publications rémunérées. Elle choisit ses collaborations avec précaution. « J’ai une espèce de contrat moral avec les gens qui me suivent et je n’ai pas envie de leur proposer n’importe quoi pour gagner de l’argent. » Cette exigence à laquelle elle s’est tenue lui aura été profitable. Lorsqu’un freelance prospecte, Camille elle, rédige sa prochaine Minute Culture. « Quand on fait la démonstration de ce à quoi on est bon, on viendra nous chercher pour le faire. » L’Instagrameuse sélectionne les projets, nés d’une envie commune, qui lui permettent d’aborder des sujets qu’elle n’aurait pu traiter seule, tels que des artistes contemporains, avec la fondation Carmignac, la BNF ou la Philharmonie de Paris…

Chaque collaboration est unique. Camille n’a établi aucune grille ni package et crée une nouvelle page de son aventure avec chacun de ses partenaires. Dans le cadre de sa collaboration avec Folio, la collection poche de Gallimard, elle crée des stories qui seront publiées chez eux. Ces publications sont dédiées à des auteurs : un sujet culturel nouveau mais cohérent avec ce qu’elle a l’habitude de faire. Elle propose d’abord une première écriture à son partenaire qui contrôle la qualité historique du contenu. Puis le talent de l’auteure s’exprime. En toute liberté de création, Camille donne le « ton », ce sens de la formule et de la narration qui fait son succès. Généralement elle trouve ses supports dans des bases libres d’accès telle que Joconde ou Wikimedia commons, mais elle peut aussi avoir recours à l’aide d’iconographes comme ce fut le cas pour l’épisode dédié à Jean-Paul Sartre.

« Les idées viennent à l’envie. » Camille lit, se documente, absorbe énormément d’informations puis laisse les informations se décanter pour que jaillisse l’idée. Elle l’admet volontiers, c’est un exercice difficile qui nécessite du temps. Le cerveau a besoin de latence pour se reposer et on ne peut débiter de nouvelles idées comme on enchaîne les mails. Mais cette curiosité intarissable et ce goût du partage alimentent chacun de ses travaux. Est-ce un rythme soutenable sur le long terme ? Camille n’a pas la réponse à cette question.

« Le succès n’est pas forcément synonyme d’argent, je gagne moins bien ma vie qu’avant. » Camille refuse les dons et qu’un quelconque rapport d’argent s’immisce entre elle et ses lecteurs. C’est alors en parallèle et dans l’écriture que se construit la nouvelle carrière de Camille. Après les stories des institutions culturelles, Camille saisit les opportunités amenées par son compte Instagram et qui lui permettent de poursuivre cette mission de transmission qu’elle s’est donnée. Ses conférences ou sa collaboration vidéo avec Vanity Fair en sont des exemples.
Camille Jouneaux laisse volontiers le community management à ses confrères. Aujourd’hui, elle se voue à l’écriture pour transmettre l’émotion si particulière que sollicite une œuvre d’art. Prochainement elle nous annoncera la sortie de son premier livre. Pour l’heure, une nouvelle piqûre d’histoire sera disponible lundi prochain sur @la.minute.culture. Attention, elle ne sera disponible que 24h !


*Michel Serres baptise «Petite Poucette» les enfants du numérique – clin d’œil à la maîtrise avec laquelle les messages fusent de leurs pouces.

instagram.com/la.minute.culture

Camille Jouneaux © Claire Pathé

Marc Desgrandchamps présente à la Galerie Lelong & Co. son travail sur la ville de Barcelone, réalisé pour la collection « Louis Vuitton Travel Book »

Le peintre Marc Desgrandchamps s’est intéressé à la ville de Barcelone pour un projet débuté en 2018 et confié par les éditions Louis Vuitton en vue d’enrichir leur collection de Travel Books. Dans ce travail où il est demandé à l’artiste de restituer de façon personnelle et créative les lieux et les ambiances de son voyage, Marc Desgrandchamps s’est pris au jeu d’appliquer à la ville de Barcelone son trait, et les principes qui régissent son œuvre.

Marc Desgrandchamps cultive « une peinture du doute ». Il prend de la distance par rapport à la réalité au profit du regard qu’il porte sur elle et n’hésite pas à s’éloigner de la figuration pure en tordant les perspectives, en jouant sur les anomalies et la transparence des corps. Dans ses œuvres, et notamment dans son travail sur Barcelone, les notions d’espace et de temps, sont brouillées pour laisser place à des moments suspendus plutôt qu’à la narration. « Mon travail s’éloigne de la narration, même si ce concept n’est pas entièrement absent de mes œuvres, explique-t-il. C’est comme regarder quelqu’un flâner dans les rues de la ville ou observer une voiture filer à toute allure. Alors que rien ne se passe, une histoire peut être sur le point de naître. »

Pour le Travel Book Barcelona, Marc Desgrandchamps a réalisé plus de 120 dessins de la ville, répartis en quartiers (Gòtic, Eixample, Raval, Montjuïc…).
À l’occasion de la sortie de ce livre, une première partie de son travail est exposée à la Galerie Lelong & Co. – qui le représente – jusqu’au 24 juillet, puis une seconde partie sera exposée à partir du 3 septembre, jusqu’au 10 octobre 2020.

Nous avons profité de l’événement pour poser à Marc Desgrandchamps quelques questions sur la façon dont il a abordé ce projet.

Quels ont été vos partis pris dans ce que vous avez choisi de montrer de la ville de Barcelone ?
Je n’avais pas de parti pris, sinon le fait de restituer ce qui m’avait le plus visuellement et mentalement impressionné. C’est une vision très personnelle, attentive à certains détails, par exemple les statues qui bornent l’espace de la ville comme des vigies ou des repères. Ou certaines petites places désertes à l’exception d’une personne assise, qui regarde l’écran de son téléphone ou reste les yeux dans le vague.
Il y a l’idée d’une dérive méthodique, si ces deux termes sont conciliables, dans un lieu où l’imaginaire agit au sein d’une réalité urbaine déterminée par son histoire et ceux qui l’habitent.

Comment s’organisait votre travail sur place ?
Sur place, j’ai beaucoup marché et pris beaucoup de photos. J’ai eu aussi quelques visites guidées, notamment avec un guide, Hugo Janssens, qui m’a emmené dans des quartiers où je ne serais pas spontanément allé, comme le site des jeux olympiques.
D’autres fois, je marchais au hasard. Il fallait être attentif et disponible.

Pouvez-vous nous raconter votre processus créatif sur ce projet ?
J’ai donc pris beaucoup de photos à Barcelone, lesquelles devaient agir comme documentation et aide-mémoire. De retour à Lyon où je vis, j’ai aménagé un espace de travail spécialement dévolu à ce projet. J’ai classé les photos par secteur et les ai imprimées et rangées dans des dossiers, chaque dossier concernant un quartier.
Quand j’ai estimé avoir assez de matière, j’ai commencé à dessiner, le 2 juillet 2018 exactement, c’était un dessin de la Sagrada Família. J’ai voulu démarrer par un monument incontournable de cette ville, un bâtiment que je redoutais un peu de représenter, il m’intimidait.
En septembre de cette même année je suis retourné à Barcelone pour compléter mes observations et découvrir des lieux que je n’avais pas encore vus. Revoir la ville après avoir commencé à travailler était une expérience intéressante. Et ainsi j’ai continué ce travail dessiné sur plusieurs mois, parallèlement aux projets d’expositions que j’avais alors. À la fin, pour l’édition, la grande majorité des dessins ont été reproduits. Quelques-uns ont été retirés mais très peu, c’étaient plutôt des dessins en noir et blanc qui s’accordaient moins avec les autres, et cela s’est fait sur la suggestion du graphiste Frédéric Bortolotti.

Cherchiez-vous à rester fidèle à la réalité et à vos photographies ou vous en émancipiez-vous volontiers ?
Je restais fidèle, car si je représente la Sagrada il faut au moins que l’on puisse l’identifier, et cela est valable pour tous les lieux, mais mon approche était ouverte car si je m’étais limité à un registre documentaire l’ennui serait venu très vite.
C’est une question d’écart dans la représentation ; entre le site et sa restitution il y a cet écart, cet espace où le regard porté sur la réalité devient une aventure personnelle.

Aviez-vous une intention plastique particulière pour ce projet, par rapport à votre travail habituel ?
C’était une commande très particulière, je n’avais jamais travaillé à partir d’un lieu donné. Il y avait donc une forme de coupure par rapport à ma façon de peindre, et je n’avais pas d’idée préconçue sinon celle de me laisser saisir par la ville.

Qu’est-ce qui va attirer l’œil du plasticien que vous êtes lorsque vous visitez une ville, un pays inconnu ?
De multiples choses vont m’attirer mais je ne peux pas les décrire à l’avance car c’est l’effet de surprise visuelle qui agit avant tout centre d’intérêt prédéterminé.
Par exemple pour Barcelone, alors que je n’avais rien anticipé, les statues qui ponctuent la place de Catalogne m’ont beaucoup intéressé. En général, la plupart des passants circulent entre elles sans les voir. C’est ce qui fait la spécificité d’un regard ou d’une attention.

Pourquoi avoir choisi cette destination ? Avez-vous pensé qu’elle s’inscrirait facilement dans votre approche habituelle ou au contraire, l’avez-vous choisie parce que vous pensiez qu’elle allait vous permettre d’expérimenter de nouvelles choses, d’aller sur de nouveaux terrains ?
Je pense que les deux motivations étaient présentes. Je suis sensible aux lumières du sud, on les retrouve souvent dans mes tableaux, et Barcelone rejoint ce type d’ambiance lumineuse. C’est également une ville de plages, territoires particuliers que j’ai souvent représentés.
Mais il y avait aussi une grande part d’inconnu, car une ville est faite de bâtiments et d’atmosphères diverses, et Barcelone est un lieu très dense de ce point de vue.
L’architecture moderniste catalane par exemple, qui ne se résume pas à la personnalité très forte de Gaudí. L’architecture est d’ailleurs peu présente dans mes peintures, j’ai du mal avec ces motifs, mais pour un ensemble de dessins de cet ordre, il faut passer outre à toute réticence ou attirance.

Avez-vous dû faire un effort particulier pour vous projeter dans cet exercice où est-ce que cela s’est fait de façon plutôt fluide ?
Je craignais d’être lassé au bout du vingtième ou trentième dessin, mais cela n’est pas arrivé et au contraire ils se sont enchaînés à un rythme soutenu, stimulant, je travaillais quartier par quartier, et tout s’est bien articulé.

Votre palette est généralement très portée sur les bleus, les verts, les gris et les beiges qui se mélangent presque. Ici, on remarque des couleurs vives et marquées. Avez-vous abordé la couleur différemment pour ce projet ?
Je n’ai pas l’impression d’avoir abordé la couleur différemment, simplement j’ai pris acte des coloris variés qui jalonnent cette ville, une ville à la fois ocre et multicolore. Dans mes tableaux il arrive aussi que des couleurs vives apparaissent, même si c’est peut-être plus rare.

Qu’avez-vous retenu de cette expérience ?
Je ne sais pas. C’est encore trop proche. Il faut que les choses mûrissent. Si je retiens quelque chose c’est peut-être cela, une idée du temps, le temps du regard pour remarquer, retenir, mémoriser, évoquer, saisir, oublier.

Exposition du travail de Marc Desgrandchamps pour le Travel Book Barcelona à la Galerie Lelong & Co jusqu’au 24 juillet, puis du 3 septembre au 10 octobre 2020 – 13 rue de Téhéran, Paris 8e / www.galerie-lelong.com

Livre Travel Book Barcelona, disponible en librairie ou sur fr.louisvuitton.com
(168 pages / relié format : 280 x 190 mm – Prix TTC 45 €)

Cécile Gray, Archi mode

En avril 2018, Cécile Gray remportait le Prix du Public de la Villa Noailles dans la catégorie « créateur d’accessoires de mode ». Un changement de vie aussi brutal que réussi pour cette styliste en herbe, encore en poste comme architecte un an plus tôt. Cette fulgurante ascension confirme son choix de reconversion et nous révèle une créatrice aux multiples inspirations.

Le festival international de mode, de photographie et d’accessoires de mode à Hyères se déroule chaque année au printemps, avec la vocation de soutenir la jeune création. Depuis quelques années, une nouvelle catégorie a fait son apparition dans le palmarès, consacrée aux accessoires. Un timing de choix qui a permis à Cécile Gray d’y exposer sa collection de « bijoux-vêtements », dont le nom résonne comme une promesse : Initiale(s). Mais pour parvenir à cette concrétisation, la jeune créatrice a dû s’armer de courage. Si elle a toujours nourri une passion pour le stylisme, le choix de la raison l’avait emporté, la guidant vers un cursus d’architecte, permettant d’allier créativité et sécurité. C’est en 2016 qu’elle décide d’aller au bout de cet idéal, et s’inscrit l’année suivante dans une école de mode, l’Atelier Chardon Savard à Paris. Une remise en question, un pari sur l’avenir, qui s‘est soldé par le Prix du Public lors du festival de Hyères 2018.

© Cécile Gray

C’est lors de cette année en école qu’elle développe sa collection de « bijoux-vêtements », initiée peu de temps avant son intégration. Censés agrémenter un vêtement, les bracelets, colliers et autres boucles d’oreilles se font ici les éléments clés de la tenue, tandis que le tissu se fait à son tour accessoire. À partir de fils d’acier doré qu’elle tisse, Cécile Gray va constituer une maille en les réunissant par des points de jonction. Elle n’hésite pas à jouer sur les échelles (certaines pièces atteignent ainsi plus d’un mètre), sur les textures ou les volumes, faisant varier leur amplitude en fonction de la tension opérée entre les éléments. Le bijou une fois porté se plie alors aux mouvements du corps, accompagne le galbe tout en apportant une structure à la silhouette. Le résultat est sans appel, saisissant autant par son esthétique que par son concept. Libre au spectateur d’y voir alors davantage un bijou, un vêtement ou un objet d’art tant ces derniers suscitent l’imaginaire. Nourries par des références en art et en mode, ces pièces sont avant tout au reflet de leur créatrice. « Elles racontent vraiment mon histoire » nous explique Cécile Gray. L’histoire d’une architecte devenue styliste.

Tout en appréhendant de nouvelles techniques, elle a su conjuguer au présent son expertise passée. Que ce soit pour la conception (pensée en termes de contexte, d’espace, de besoin et de faisabilité), pour le choix des matériaux (le métal, le verre), ou pour la réalisation (logiciel d’architecture ou de modélisation pour les dessins et maquettes), l’architecture est une des composantes premières dans le travail de Cécile Gray.

© Gabrielle Gray
© India Lange
© Will and Joan
© Cécile Gray

Une marque, voire une signature désormais, qu’elle affirme jusque dans son pseudonyme, Gray, subtile mélange qu’elle emprunte à la fois à la styliste Madame Grès, à l’architecte Eileen Gray, mais aussi, de façon plus romanesque, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Hors cadre, cette démarche hybride l’empêche de se cantonner à un domaine de prédilection unique, et lui permet d’imaginer le futur post-Villa Noailles sous un spectre toujours plus large mais encore à définir. Si le Prix du Public a permis un coup de projecteur sur la créatrice et son travail, multipliant les rencontres et les nouvelles propositions en France comme à l’international, ce désir à peine atteint se transforme aussitôt en une première étape, un tremplin à saisir. Qu’il s’agisse d’une collection de vêtements, d’une déclinaison de ses bijoux, d’une création de marque, du montage d’une exposition ou d’une installation artistique, les idées de projets ne manquent pas, dans la mode mais pas seulement…

cecilegray.fr
@cecile_gray

© Gabrielle Gray

Massimo Vitali, Une place au soleil

Massimo Vitali aime fixer l’image du farniente lorsqu’il est particulièrement intense. Dans l’oisiveté de leurs instants de vacances, le photographe immortalise les bienheureux se délasser sur les bords de plages, les stations de ski ou les boîtes de nuit. Au milieu de la foule, Massimo Vitali capture les moments de vie éphémères d’individus ordinaires.

Il y a le ciel, le soleil et la mer. En se baladant sur les côtes italiennes, Massimo Vitali contemple les baigneurs, ceux qui jouent dans l’eau comme ceux qui se dorent au soleil. Il les regarde avec l’œil du sociologue, car derrière son objectif c’est tout d’abord la curiosité qui l’a poussé à réaliser une série de clichés sur les plagistes de son pays, le besoin de comprendre qui ils sont, ce qu’ils font. Perché à quatre, voire cinq mètres de hauteur sur une estrade, il est en poste, et caché derrière sa chambre photographique, il attend. L’âme de photographe reprend les devants, c’est l’image qui compte, et pour ça, il sait être patient.

Faire une histoire d’un petit rien
Ce qu’il recherche c’est « le bon moment » pour déclencher. Laissant vaquer ses protagonistes du jour à leurs occupations, il observe les histoires se dérouler, s’enchevêtrer, avant de saisir l’image. Tout ce qui peut faire le banal, le quotidien, devient sous son regard, source d’imaginaire. Bien que ce soit le hasard qui ait construit l’ensemble, on reconnaît au premier coup d’œil la patte de l’artiste, le traitement qu’il a opéré au développement : un grand format, où la lumière est aussi éclatante que les couleurs saturées, iodées, et l’atmosphère blanchie par les reflets de la mer. Les plages ne sont pas pour autant son unique terrain de jeu, ni même l’Italie. Où il y a du monde, Massimo va. On le retrouve aussi à l’aise sur le sable fin que dans la poudreuse, dans le grand bassin comme sur la Rambla. Mais où qu’il aille, l’esthétique et le dispositif ne diffèrent pas, et l’on est à chaque fois happé par la plastique de ses photographies, cette vision surplombante qui donne une vision globale, et un petit goût d’infini.

Sous la plage, le pavé
Derrière ses clichés si bien léchés, se cache néanmoins une réalité moins ensoleillée. Massimo Vitali nous dévoile, en deuxième lecture, le portrait d’une société en perte d’identité, portée par des idéaux faussement idylliques, standardisés. En prenant comme angle l’iconographie des vacances, l’artiste pointe du doigt l’absurdité d’un système, où ce temps de congé accordé n’est plus un souffle, une finalité, mais le moteur. Moments trop espérés, trop vite passés, les voyages qui étaient perçus comme un remède à la vacuité en sont devenus l’incarnation. Il redéfinit la notion de loisir, montrant combien celui-ci se plie aux normes, qu’elles soient explicites ou tacites. Partout des barrières, des limites, des lignes, des queues. Avec ce grand angle, il nous montre d’autant plus l’étendue des restrictions. Mais on est loin de l’œil accusateur de Martin Parr. Massimo Vitali ne fait pas preuve de la même sévérité, pas plus d’ailleurs que d’un réel jugement. Un positionnement, tout au plus. Celui d’un spectateur, et ce sont avant tout les relations et les interactions qui comptent à ses yeux. Il n’intente pas un procès au tourisme de masse, et cherche au contraire à faire ressortir l’individualité qui peut s’en dégager. L’attention que l’on doit porter aux détails, le temps que l’on accorde à chacun de ses héros sont autant de subtilités qui nourrissent l’œuvre de Massimo Vitali. Une densité qui ne se calcule pas en termes de quantité mais de personnalités.

massimovitali.com
@massimovitali

Dans les pages de Printed Pages Magazine

Tous les 6 mois, l’équipe de l’incontournable magazine en ligne de design It’s Nice That, livre une version papier du meilleur de ses découvertes, avec l’approfondissement et la prise de distance que permet le papier.

Édité par Owen Pritchard, le magazine est une sélection acidulée des derniers travaux de graphistes, photographes, illustrateurs, artistes repérés sur la scène mondiale mais avec la valeur ajoutée d’une mise en page qui fait l’objet d’un geste créatif fort et très libre.
De fait, chaque numéro devient instantanément collector.

Philippe Nuell, Vanités contemporaines

Entre les rêves déchus et les ruines d’un monde toujours adulé, Philippe Nuell nous livre son regard sur nos habitus et les déviances du corps social.

Révélateur d’une vision déconcertante, vernaculaire du monde, poussée jusqu’à l’absurde, Philippe Nuell témoigne d’une mythologie collective qui consomme la culture et la vie, plus qu’elle ne les considère. Il dépeint non sans un humour exquis les travers d’une société qui court à sa perte. Son regard d’artiste français, et d’ancien résident New-Yorkais, lui offre la distance critique nécessaire pour peindre les scènes d’une civilisation qui avilit plus qu’elle ne construit. Tel un cinéaste de l’image fixe, il exhibe par une iconographie propre au tourisme de masse, aux mouvements de foules, les travers comme les perversions contemporaines. Il fait par la même occasion de nous les voyeurs de scènes familiales ou privées, de chambres d’hôtel en parcs d’attractions, et nous prend à témoin. Ses sujets nous interpellent irrémédiablement, même s’ils n’ont pas pour vocation de prendre position. Dès lors, pourquoi sommes-nous les voyeurs fascinés de ces rêves déchus, de ces scènes ubuesques où des amas de bouées passent à côté de la beauté d’un coucher de soleil comme happé par l’inexplicable ?

L’exhibition de ces scènes de vie à la limite de l’absurde, où la surconsommation est loi, témoigne d’un contrepoint aux valeurs défendues par l’artiste. Ses couleurs acidulées, ses matières plastifiées et ses corps absents d’eux mêmes, en écho aux sculptures de Duane Hanson, sont autant de savoureuses vanités contemporaines. Dans toute l’étendue de son étymologie latine, nous sommes face à des réalités illusoires ou vides de sens, toutes aussi vides que la piscine du tableau Pool Time. Tout comme nous sommes confrontés à des sujets, satisfaits de leur sort, qui témoignent ostensiblement de leur quotidien illusoire, de leur vie low cost ; les scènes de piscines, où les baigneurs attendent bouées autour du ventre une situation qui paradoxalement ne viendra pas, en sont un exemple signifiant. L’absurde de la situation de ces personnages en maillot de bain face à des piscines irrémédiablement vides, semble nous offrir une nouvelle perspective de la fin, celle d’un rêve vain. La vanité ne se réduit en effet pas à ses larges silhouettes, mais s’étend plus largement à l’inanité des occupations humaines. Sans crâne, signe récurrent des vanités, Philippe Nuell, nous met face à d’autres symboles empruntés cette fois à la société contemporaine et à la vacuité des passions et des activités humaines. Il parvient à faire d’un quotidien aliéné, l’enjeu d’un travail artistique sur la distance, où contrairement à ses plongeurs, notre regard s’immerge dans la profondeur picturale, plonge dans les différents degrés de son humour, comme dans ses différents plans pour prendre part à cet échange inachevé, entre l’artiste et la toile, comme entre notre mythologie collective et ses enjeux contemporains.

Le dessin, le croquis et la photographie prennent une place importante dans votre processus de création, tout comme l’accident, déterminant pour votre facture actuelle. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation…
Vous dévoiler mes secrets… peut-être pas tous !
J’ai eu une formation de graphiste, il est donc normal que j’utilise le dessin, le croquis et la photo dans mes recherches picturales. Souvent je prépare mes images en amont, faisant des montages, me servant de photos mais aussi de dessins. Je fais beaucoup de banques d’images sur divers sujets, lieux, situations, personnages, accessoires… et puis je m’amuse avec, découpe, colle, mets en correspondance, en relation, en opposition. Parfois je trouve ça pertinent et je creuse l’idée. D’autres fois, l’idée arrive spontanément, alors je cherche comment la réaliser, en puisant dans mes banques, mes archives.
Mes images sont très contrôlées, peut-être trop. C’est pourquoi quand je décide de peindre d’après une image choisie, je laisse la peinture plus libre, le geste moins précis, les coups de brosses apparents. Les accidents arrivent naturellement, les « non peints », les coulures, les traces. Souvent, j’utilise la couleur rose qui vient en décalage avec l’image et accentue l’accident. J’aime vraiment cette peinture « d’à peu près » qui semble maladroite mais qui semble uniquement, comme celle de Henry Taylor ou Robert Colescott, d’Alice Neel ou les dessins de Grayson Perry…

Par votre cadrage, pour reprendre une terminologie propre à la photographie ou au cinéma, vous convoquez une proximité tout aussi troublante que celle des photographies de Martin Parr qui fige sur le papier glacé la déconcertante banalité des banlieues américaines, des plages de Floride. Dites-nous en plus…
Le cadrage, c’est la magie qui nous fait rentrer dans l’image ou pas. Edouard Boubat n’utilisait par exemple qu’un objectif de 50mm, ce qui l’obligeait à venir très près de ses sujets qu’il mettait donc en directe relation avec le spectateur, qui au travers de cet objectif se retrouve malgré lui au milieu des personnages immortalisés.
De même que par ses cadrages Martin Parr nous met à table devant une assiette de frites, nous place au milieu d’une foule de supporters, entre les demoiselles d’honneur d’une mariée…
Le cinéma et la photographie de par leurs cadrages et prises de vue apportent beaucoup à la peinture, à ma peinture. Les plongées, les contres plongées, les grands angles ou les angles serrés, rapprochés, m’influencent beaucoup.

Vos œuvres nous placent dans la posture paradoxale d’un voyeur. Confiez-nous vos intentions secrètes, notamment sur l’invitation faite au spectateur à pénétrer visuellement vos toiles.
Il y a souvent un personnage dans mes toiles qui se tourne et regarde le spectateur droit dans les yeux. Et donc qui vient le capturer, le prendre dans ses filets. Est-ce cette influence du cinéma et de la photo dont je vous parlais ? Toujours est-il que ça m’amuse de mettre, ou du moins d’essayer de mettre, le spectateur en position de voyeur, de témoin ou d’acteur d’une scène plus ou moins saugrenue. Pour les mêmes raisons, je pense que Martin Parr nous invite ou nous force à faire partie des demoiselles d’honneur, à manger une assiette de frites au ketchup ou à être au milieu d’une bande de supporters.

Le spectateur n’est pas le seul à être convié à pénétrer vos tableaux. Vous y intégrez des références décalées aux séries télévisées des années 80, comme à l’histoire de l’art. Que vous permettent les citations, les détournements des piscines de David Hockney, des sujets érotiques de Toshio Saeki ou des sculptures de Duane Hanson?
Oui pas mal de références, aux aînés, aux maîtres que j’admire ; c’est une manière de leur rendre hommage et d’affirmer leurs diverses influences sur mon travail. J’aime également ce thème dans l’histoire de la peinture du tableau dans le tableau, de la sculpture dans le tableau en ce qui concerne Duane Hanson.
J’ai fait il y a quelques années une série de peintures où je relatais les vernissages, les foires, où les spectateurs se mêlaient aux œuvres d’autrui, que je reproduisais, que je m’appropriais. Je documentais même mes propres expos et reproduisais mes propres tableaux. Une mise en abîme en quelque sorte mais tout ça je l’espère avec un peu d’humour.
Oui, détournement du sujet, quand je peins mes piscines vides, ou même, détournement de peinture quand, par exemple, je reprends la scène de Portrait of an artist (pool with two figures) de David Hockney mais avec un point de vue, un angle de vue différents et les années qui ont passées… Le personnage à la veste rose est cette fois de face et regarde perplexe le nageur qui flotte plus sur le dos qu’il ne nage,  laissant apparaitre une île déserte : son ventre ventripotent comme dirait notre ami Brassens.
Il m’arrive aussi de glisser subrepticement une œuvre de Toshio Saeki sur les murs d’une pièce dans un décor d’une apparente banalité, où se déroule une scène de famille, famille que nous imaginons sans mal bien pensante et un poil puritaine. J’ai grandi avec les rediffusions de séries télé des années 50, 60, 70, et j’étais en plein dans les années 80. Avec mon attirance pour le cinéma, la pop culture et la sub culture pas étonnant que je ressorte tout ça dans mes toiles.

Votre dernière série présente une foule compacte qui se dirige, telle une masse de traits graphiques et de réserve, vers un volcan en irruption. Comment ne pas y déceler une vanité suprême. Dites-nous en plus…
Oui comment !? Le tourisme de masse, les publicités qui passent en boucles, les news, les fakes news, les jeux vidéos, les réseaux sociaux, les écrans… Nous perdons notre substantifique moelle et courrons sans réel but vers une réelle perte de soi.

Vous êtes actuellement représenté par la galerie Anouk Le Bourdiec à Paris. Quel est votre prochain lieu d’accrochage? Donnez-nous rendez-vous…
Nous préparons une autre expo avec Anouk Le Bourdiec… J’étais avec la galerie Parker’s Box à New York qui a fermé. À la suite de quoi j’ai été approché par une galerie du lower east side dont je tairai le nom aujourd’hui mais dont j’aime la programmation, dont Rosson Cr… Je ne manquerai pas de vous tenir au courant.

@philippenuell
galeriealb.com