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Harry Gruyaert, La photographie où le noir est couleur

Harry Gruyaert est un photographe belge (né à Anvers) qui vit et travaille à Paris, connu comme l’un des pionniers de la couleur.

En 1981, il devient membre de l’agence Magnum. Bien qu’il en soit l’un des grands représentants, il s’éloigne du goût des fondateurs pour le photojournalisme et le noir et blanc.

Avec pour fil rouge la couleur et la lumière – éléments de construction de ses images hypergraphiques – il arpente le monde. Le Maroc par exemple, voyage capital pour lui, lui vaudra le prix Kodak en 1976. Il y retournera de nombreuses fois pour en capturer la beauté et en témoigner dans ses ouvrages.

Belgium. Ostend. Thermal Palace. 1988
FRANCE. North. 2000

S’il a parcouru les richesses de l’Inde, de la Russie, du Japon, des États-Unis, etc., il n’en oublie pas les contrées moins lointaines, comme le nord de la France ou sa Belgique natale autour de laquelle il livre deux séries : Roots et Made in Belgium.

Il crée aussi du lien entre les différentes destinations qu’il a parcourues en alimentant des séries sur des thèmes comme les espaces transitoires (Last Call), les lieux du quotidien (Between Worlds) ou encore les bords de mer (Rivages).

Dans toutes ces images, on remarque une constante : il se passe quelque chose dans les ombres. En approfondissant leur noir, il met la couleur en lumière, la fait vibrer. Son utilisation de la couleur doit être, selon ses mots, « primordiale, sinon, c’est de la photo noir et blanc coloriée ».

FRANCE. Le Touquet. 1999 // Dans le podcast, c’est cette image qui a été choisie par Brigitte Patient pour être soumise au regard d’une observatrice, Annaëlle. Elle fait partie des 160 images du montage vidéo « A Sense of Place / Nord » réalisé par Harry Gruyaert pour l'Institut pour la photographie des Hauts-de-France.

Retrouvez l’interview d’Harry Gruyaert par la journaliste photo Brigitte Patient dans l’épisode 10 de son podcast « Écoutez Voir ».

Pour poursuivre votre exploration de l’œuvre d’Harry Gruyaert, nous vous renvoyons au Photo Poche qui lui est consacré (éditions Actes Sud, novembre 2022, 144 pages) et à l’exposition en cours au BAL à Paris (jusqu’au 24 septembre 2023) « Harry Gruyaert – La part des choses », qui réunit pour la première fois 80 tirages réalisés entre 1974 à 1996 selon le procédé Cibachrome qui se distingue par la netteté de l’image, l’intensité des couleurs et la saturation des aplats. L’exposition est organisée en collaboration avec la Gallery FIFTY ONE à Anvers, qui le représente.

FRANCE. Nord Pas de Calais. Carnival. 2000.
MOROCCO. Marrakech. 1986
USA. Los Angeles. 1981
Trans-Europ-Express, Brussels-Paris. 1981
FRANCE. Dunkerque. Sollac. 1987
BELGIUM. Waterloo. 1981

Le fonds Rondeau : Mémoire vivante d’un photographe

Sylvie Rondeau et ses enfants s’évertuent à diffuser et à valoriser l’œuvre laissée par le photographe Gérard Rondeau, brutalement décédé en 2016.

Immense artiste photographe, Gérard Rondeau est décédé brutalement en 2016, laissant derrière lui une œuvre protéiforme où se mêlent de très nombreux portraits, des recherches sur le paysage et le patrimoine et bien d’autres sujets encore. Depuis lors, son épouse Sylvie veille sur les milliers de négatifs conservés dans les tiroirs de la demeure familiale. Elle y conserve aussi les tirages de petit format, alors que les plus grandes pièces sont pour l’heure stockées dans les greniers de l’Hôtel du Marc, à Reims. Une chance, car la principale difficulté, lorsque l’on doit gérer un fonds patrimonial de cette importance, tient d’abord à l’espace nécessaire pour stocker autant de matériaux. Puis à l’organisation du fonds : « Nous avons la chance que Gérard ait été très minutieux dans ses classements, d’abord chronologiques jusqu’au début des années 2000, puis thématiques par la suite », observe Sylvie Rondeau, en charge avec ses enfants de faire vivre l’œuvre inestimable de l’artiste.

Sylvie Rondeau © DR
© DR

La tâche est conséquente, les demandes affluent chaque mois pour que l’on retrouve le négatif ou le tirage d’une photo de Gérard Rondeau. Bien que l’œuvre du photographe champenois soit représentée par l’agence VU’ pour ce qui concerne les photographies les plus diffusées, ainsi que par la galerie parisienne Baudoin Lebon, bien des sollicitations échoient à Sylvie Rondeau qui doit s’attacher, parfois pendant des jours, à rechercher la photo désirée pour une exposition, une insertion dans un magazine, une édition… « Heureusement, 35 ouvrages des photos de Gérard ont été publiés, constate-t-elle. C’est une source d’information très importante pour moi, je peux retrouver les clichés plus facilement en m’appuyant sur cette bibliographie. » Gérard Rondeau a aussi conservé tous les tirages, encadrés, des expositions qui lui ont été consacrées et son épouse dispose également de nombreuses boîtes de tirages de lecture dans lesquelles elle peut puiser et qu’elle peut, éventuellement, faire numériser en haute définition par le laboratoire Dupon, à Neuilly-Sur-Seine, qui travaillait déjà avec son mari de longue date. Seul un dixième des négatifs a pu être numérisé à ce jour, et aucun inventaire exhaustif de ceux-ci n’a été réalisé depuis 2004, preuve s’il en est qu’il reste un travail considérable à mener pour sauvegarder et faire circuler plus encore l’œuvre laissée par l’artiste. Un travail professionnel auquel ne peut bien sûr se livrer seule la famille du photographe.

La cathédrale de Reims vue par Gérard Rondeau. Une oeuvre emblématique de son travail © Gérard Rondeau
Le bureau de Gérard Rondeau. Posé sur le sol, son portrait de Pierre Soulages © DR

Les portraits de Gérard Rondeau, souvent des portraits d’artistes réalisés pour le quotidien Le Monde, avec lequel il a collaboré pendant plusieurs décennies, sont particulièrement recherchés. Pour illustrer l’hommage rendu au peintre Pierre Soulages lors de son décès, c’est un portrait de Gérard Rondeau qu’a choisi la rédaction du journal, voici quelques mois. Au décès du photographe, le critique d’art Philippe Dagen évoquait ainsi, dans les colonnes du Monde, l’art du portrait tel qu’il le pratiquait : « L’instant de l’image, pour Rondeau, n’est décisif qu’autant qu’on le sent lourd de ce qui a précédé – une histoire qui se déchiffre dans les rides et les vêtements – et plein de ce qui pourrait arriver ensuite – un sourire ou une colère. Celles et ceux que Rondeau regarde sont, quels que soient leur âge et leur situation, des êtres denses et compliqués que l’on ne peut que supposer et poursuivre par la pensée ». Une belle manière de toucher à la puissance d’une œuvre d’une rare profondeur. On sollicite Sylvie Rondeau pour des couvertures d’ouvrages. Ainsi récemment pour Les Vivants et les autres, le dernier livre de l’écrivain angolais José Eduardo Agualusa, ou bien pour la réédition de La Peste et de L’Étranger, de Camus, « qui ont été très lus durant les confinements ». Ou encore pour un portrait de Jean-Paul Riopelle, sans doute le plus grand peintre québécois, compagnon de Joan Mitchell et ami de Paul Rebeyrolle, dont le portrait, réalisé par Gérard Rondeau, figurera en bonne place, cet été, dans la rétrospective qui lui sera consacrée au Québec.

L’œuvre laissée par Gérard Rondeau est colossale et son épouse entend la partager avec le plus grand nombre. Elle a bien à l’esprit quelques idées d’ouvrages, pour l’instant à l’état de projet, mais elle s’évertue d’abord à monter chaque année deux expositions des photographies de Gérard Rondeau. « Ce n’est pas le plus simple. Je suis devenue commissaire d’exposition comme cela, seule. Gérard est décédé très brutalement, il n’y a pas eu de transmission pour cela. La préparation d’une exposition exige beaucoup de recherche, des choix et un travail que l’on n’imagine pas lorsqu’ensuite on la visite. » Sylvie Rondeau se charge personnellement de l’accrochage. « Je connais si bien les attentes que Gérard avait en la matière. J’essaie donc d’accrocher les œuvres dans l’esprit de ce que, lui, aurait aimé voir. » Contactée par les collectivités qui souhaitent exposer l’œuvre de Gérard Rondeau, son épouse n’a pas à porter de démarches spécifiques, la structure accueillant l’exposition se chargeant des demandes de subventions, des contrats d’assurance, du transport, etc.

Stockage des oeuvres © DR

Pour diffuser l’œuvre de Rondeau, son épouse est aidée par l’association Gérard Rondeau, que préside l’écrivain et journaliste Jean-Paul Kauffman et au sein de laquelle figurent quelques proches du photographe, comme l’auteur et académicien Frédéric Vitoux, l’éditeur et journaliste Olivier Frébourg, fondateur des Éditions des Équateurs, ou le musicien Miguel da Silva. Depuis sa fondation, en 2008, l’association a pour objet la promotion, la diffusion et la défense de l’œuvre du photographe. Elle peut être amenée à collecter des fonds sur des projets spécifiques permettant sa valorisation. « Ils sont tous d’un appui formidable pour faire connaître l’œuvre de Gérard, en parler autour d’eux, nous mettre en relation avec des personnes qui pourraient l’exposer ou l’éditer », souligne Sylvie Rondeau, assistée dans ses nombreuses démarches par ses trois enfants. « Ma fille a réalisé l’inventaire de toutes les photographies encadrées. C’est un travail conséquent sans lequel il nous serait impossible de sélectionner les photographies pour les besoins d’une exposition », assure-t-elle. À cela s’ajoute l’actualisation, difficile à tenir, du site Internet de l’artiste. Un modèle familial qui trouve ses limites tant la tâche est considérable. Pour aller plus loin, et donner plus de visibilité encore à la recherche unique de l’artiste champenois, un nouvel accompagnement du fonds devra être imaginé…

Gérard Rondeau © DR

Letizia Le Fur « Quadrille »

En résidence pour le Festival Portrait(s) qui explore depuis dix ans la figure humaine sous toutes ses coutures, la photographe Letizia Le Fur pointe les visages des séniors de la ville en autant de tableaux tendres et acidulés. Une déambulation visuelle en toute liberté avec le célèbre « carreau » de Vichy revisité.

 À l’époque de Napoléon III, la dernière mode voulait que l’on soit vu en « Vichy », c’est-à-dire être vêtu du célèbre motif du tissu de la ville, de petits carreaux de couleur mêlés à de petits carreaux blancs. L’impératrice Eugénie en serait même tombée amoureuse et aurait ainsi participé à propager le tissu dans toute l’Europe, les « élégantes » de la fin du XIXe siècle achevant le travail à ses côtés et faisant de lui un accessoire dernier cri. La photographe Letizia Le Fur a joué le jeu de ce carreau à fond : « J’ai quadrillé la ville de long en large pendant environ trois semaines pour préparer le shooting de cette série tout en m’inspirant de ce célèbre carreau. Nous avons réalisé ensuite quatre jours de shooting intense et puis je suis restée quelques jours pour prendre en photographie différents endroits de Vichy ».

Invitée par la ville, elle a ainsi dressé le portrait de « séniors actifs », de personnes qui vivent en plein « troisième âge » et semblent le revendiquer, le porter haut ainsi qu’une médaille, mais avec un certain humour et de la légèreté. Un casting a été réalisé auprès des habitants et, une fois sélectionnés, ils ont été habillés par la styliste Marjorie Donnart et placés dans des situations singulières, au cœur de différents lieux représentatifs de la ville. « Je voulais souligner la palette colorée de Vichy et montrer des coins qu’on ne voit pas forcément », explique Letizia Le Fur. Ainsi de tel théâtre aux fauteuils d’un jaune très prononcé, de ce vitrail art nouveau qui représente des musiciens en plein concert ou encore de cette cheminée en brique orange dans un pur style années 1970.

La photographe s’amuse des codes et des couleurs et vient pulvériser l’idée que nous nous faisons d’une vieillesse déclinante et décliniste. « J’ai voulu montrer des personnes âgées heureuses, bien dans leur âge », témoigne-t-elle et de confier que ce travail l’a changée, lui a permis d’ouvrir davantage les yeux sur le grand âge. Comme elle l’écrit dans un texte au début du livre qu’elle publie sur la série aux éditions Filigranes : « En rentrant à Paris, dans cette ville parfois hostile aux plus âgés, je me suis surprise à sourire à une dame voûtée et plus fluette que son caddie. Avant je serais peut-être passée à côté d’elle sans la regarder. »

letizialefur.com
IG : @letizialefur
Le livre « Quadrille » de Letizia Le Fur sur filigranes.com

Portrait(s), Rendez-vous photographique de Vichy
Jusqu’au 1er octobre 2023
À Vichy (Allier) : Esplanade du Lac d’Allier, Grand Établissement Thermal, Parvis de la gare
La programmation sur www.ville-vichy.fr/portraits

Rembrandt en eau-forte - Fontevraud

« Rembrandt en eau-forte » Au musée d’Art moderne de Fontevraud, Maine-et-Loire

Après une exposition consacrée à Claude Monet organisée l’été dernier, le musée d’Art moderne de Fontevraud, soutenu par la région Pays de la Loire, poursuit sa présentation de figures majeures de l’histoire de l’art avec une mise en lumière, jusqu’au 24 septembre 2023, des eaux-fortes de Rembrandt (1606 – 1669), un pan inattendu et pourtant fondamental de l’œuvre de l’artiste.

Si l’on connaît déjà le Rembrandt peintre, on y fait ici la connaissance du Rembrandt graveur, développant les possibilités infinies de l’eau-forte dès 1625, à Leyde aux Pays-Bas. Cette technique de gravure par procédé chimique, dont il est devenu un maître incontesté, a largement contribué à le rendre célèbre en Europe.

Présentant au total cent eaux-fortes – dont une majeure partie provient du Fonds Glénat, complétée par des œuvres issues d’autres collections comme celles de la Fondation Custodia et du musée du Petit Palais à Paris –, le parcours se focalise sur les moyens esthétiques (clair-obscur, trouée, accumulation…) et techniques (traits, hachures…) que l’artiste a imaginés pour restituer le monde en noir et blanc. On prend ainsi toute la mesure de la virtuosité de son geste et de son extraordinaire créativité.

Rembrandt en eau-forte - Fontevraud
Vue de l'exposition "Rembrandt en eau-fort" au musée d'Art moderne de Fontevraud.
Rembrandt en eau-forte - Fontevraud
Rembrandt, Rembrandt aux yeux hagards, 1630, Eau-forte. Collection Fonds Glénat pour le patrimoine et la création ; Cabinet Rembrandt – Couvent Sainte-Cécile à Grenoble

Dialogue avec Elger Esser

Elger Esser est un artiste photographe franco-allemand né en 1967, présent dans les plus grandes collections telles que le Guggenheim à New-York et le Rijksmuseum à Amsterdam. Avec sa chambre photographique, il sillonne de nombreux pays photographiant et répertoriant des paysages intemporels où ni la figure humaine, ni son empreinte ne sont visibles.
Il nourrit son travail d’inspirations littéraires (Proust, Flaubert ou Maupassant) et picturales du XIXe siècle. De ce siècle, il tire aussi les techniques qu’il expérimente et réinvente : héliogravure, impression sur cuivre.

L’aspect expérimental de son œuvre fait directement écho aux recherches de Rembrandt sur les eaux-fortes. On constate aussi des affinités plastiques entre eux : jeux de lumière, étagement des plans horizontaux et verticaux, cadrages qui laissent une large place aux zones claires ou, à l’inverse, obstruent le regard…

Disséminées dans le parcours d’exposition, les photographies sur cuivre d’Elger Esser révèlent la capacité des eaux-fortes de Rembrandt à entrer en résonance avec les expressions artistiques contemporaines et, de fait, de porter un regard neuf sur l’œuvre de celui qui vivait il y a quatre siècles.

Vue de l'exposition "Rembrandt en eau-fort". Ici, les oeuvres d'Elger Esser.
Elger Esser, Saint-Dyé-sur-Loire, 2018, impression numérique sur cuivre argenté, gomme laque © Atelier Elger Esser
Rembrandt en eau-forte - Fontevraud
Rembrandt, Le Paysage aux trois arbres, 1643, Eau-forte. Collection Fonds Glénat pour le patrimoine et la création ; Cabinet Rembrandt – Couvent Sainte-Cécile à Grenoble

« Rembrandt en eau-fort »
Jusqu’au 24 septembre 2023
Musée d’Art moderne de Fontevraud
Place Plantagenet
49590 Fontevraud-l’abbaye
fontevraud.fr  /  @fontevraud
elger-esser.com  /
@elger.esser

Camille Gharbi, « la photographie est un mode d’action »

Alors qu’elle s’apprête à dévoiler sa dernière série sur la masculinité réalisée dans le cadre de la Grande commande photographique du ministère de la Culture portée par la Bibliothèque nationale de France, Camille Gharbi revient sur son parcours de près de dix ans de photographies. En ligne de mire, son livre « Ce qui reste, ceux qui restent » restituant un travail réalisé dans le cadre d’une résidence sur l’immeuble Tisserand à Bogny-sur-Meuse (Ardennes).

 

Diplômée en architecture à 24 ans, après avoir travaillé quelques années en agence, en 2014 vous décidez de vous consacrer à la photographie. Comment s’est opéré ce tournant ?

En effet, je n’ai pas de formation en beaux-arts ni en école de photo mais j’ai toujours fait de la photographie et du dessin, avec l’idée de représenter le monde – par des croquis de voyage, de la photo urbaine, etc. Progressivement, ces pratiques ont pris de plus en plus de place et j’ai commencé à développer des petites séries. C’est devenu un moyen d’expression, une façon de réfléchir sur le monde. Dès l’origine, il ne s’agissait pas simplement de témoigner mais d’affirmer un point de vue, ce que je ne pouvais pas faire en architecture. Mais à y regarder de plus près, ces métiers ont des points communs, dans les deux cas il s’agit d’un travail sur la lumière et la composition. Et il n’est pas si rare que des architectes deviennent photographes, comme le prouvent Reza et Gabriele Basilico.

La bascule s’est-elle faite aisément ?

C’était l’idée de trouver ma place. J’imagine que ce sont des questions que l’on se pose quand on entre dans l’âge adulte et dans la vie professionnelle… J’ai dû faire une crise de la trentaine ! Ce changement s’est fait à force de détermination et de beaucoup de travail. J’avais bien conscience que vivre de la photo serait compliqué. Du coup, j’ai trouvé logique de me servir de mon expérience dans l’architecture et, étonnamment, cela m’a permis de gagner ma vie assez rapidement. Ce n’est pas forcément le style de photo qui m’intéressait car j’étais déjà attirée par le reportage documentaire mais je n’avais pas les moyens de faire une formation. J’ai donc appris sur le tas, notamment avec des photographes, comme Frédéric Delangle, que j’ai pu suivre en prise de vue. Aujourd’hui, parallèlement à l’architecture et mes travaux personnels, je travaille aussi pour Le Monde et Télérama.

Toutes les images de l'article_Série "Ce(ux) qui reste(nt)", 2022-2023, Bogny-sur-Meuse, Immeuble Tisserand

Vous choisissez des sujets sociétaux qui suscitent le débat : les migrants, les féminicides, la masculinité… Vous considérez-vous comme une photographe engagée ?

Oui, c’est un terme qui me convient. Je travaille sur des sujets qui me touchent personnellement ou liés à des expériences vécues. Je trouve très dur d’être témoin des choses et de ne rien faire… Je les aborde de manière plasticienne pour tenter de couvrir un champ large de réflexions, de mener une analyse profonde, de susciter des questionnements… Je pense que l’art a une dimension politique parce qu’il permet de transformer les choses, même si ce n’est que de manière infime. Pour moi, la photographie est un mode d’action, ce qui ne m’empêche pas d’apprécier les œuvres purement poétiques.

La série sur la jungle de Calais (2016-2017) constitue un tournant car vous passez d’une écriture documentaire classique à un vocabulaire formel original. S’agit-il de dépasser le simple constat ?

Avec « Lieux de vie », je mets pour la première fois en adéquation discours et forme. J’en ai ressenti la nécessité quand je me suis retrouvée face aux images qui, à l’état brut, ne reflétaient pas ce que j’avais perçu à Calais. Et je voulais éviter de donner une image misérabiliste de cet endroit. À ce stade, le lieu était à moitié rasé. Ne subsistaient que quelques constructions qui témoignaient de la vie sociale qui s’était développée, avec des bâtiments convertis en bibliothèque, école, église orthodoxe, etc. Les mots inscrits sur les murs étaient pour moi comme des cris. Mon but était qu’on les regarde attentivement. C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé le détourage pour les extraire de leur contexte. Cela permet de susciter la curiosité, car à première vue on ne sait pas ce qu’on regarde. Et cela oblige ensuite à se concentrer sur les architectures, à lire les inscriptions, etc.

Quel regard portez-vous sur les images produites aujourd’hui ?

Je me demande bien sûr ce que je peux apporter de plus… L’image est partout. De mon côté, j’en fait assez peu car je m’interroge : comment fait-on pour passer d’une logique de consommation de l’image à un regard attentif ? En ce qui me concerne, je ne cherche pas le sensationnalisme. Je fais le constat que les images violentes ne m’aident pas à réfléchir, qu’elles n’agissent pas sur moi. Je pense même que leur multiplication crée davantage une forme d’accoutumance qu’un éveil des consciences.

« Preuves d’amour » (2018) exposée en 2019 au festival Circulation(s) marque un nouveau virage. Comment est née l’idée d’aborder le thème des féminicides à travers une série de natures mortes d’objets du quotidien ayant servi à tuer ?

Comme souvent, mon travail commence par une enquête et de nombreuses lectures. Un article de presse sur les violences faites aux femmes faisant référence à un féminicide commis au cutter m’a interpelée. D’autant plus que c’est un outil qui m’est familier, en tant qu’architecte. J’ai creusé le sujet et je suis tombée sur une association menant un remarquable travail de recensement et de documentation sur la manière dont ces crimes sont perpétués. Entre 2016 et 2017, j’ai étudié plus de 256 cas de meurtres. Ce travail de fond qui s’apparente à une véritable immersion faisait écho à ma vie personnelle puisque j’étais alors enceinte d’une petite fille. Il faut vivre avec ces histoires ! Et dans mon entourage, j’ai été témoin d’événements liés à ce sujet. À travers mon enquête, j’ai mesuré l’ampleur du phénomène J’ai constaté que bien souvent les armes utilisées sont des objets du quotidien ordinaires, à portée de main. J’ai donc décidé de les photographier en jouant sur le contraste entre une esthétique douce des images et ces objets a priori inoffensifs qui pourtant sont devenus des armes meurtrières.

Dans le deuxième volet de « Preuves d’amours », vous donnez la parole à des hommes coupables de violence, une démarche audacieuse. Comment avez-vous procédé ?

J’ai mis du temps à trouver les bonnes personnes et le juste équilibre entre accusation et victimisation, au moins six mois de préparation. J’ai eu des échanges avec des experts médicaux, des psychiatres, des médecins légistes, des professionnels du monde carcéral, des avocats, etc. Les prises de vues ont été réalisées dans deux prisons différentes, dans des parloirs ou dans des salles d’activité. J’ai choisi des hommes menant un travail de remise en question. Et pour ne pas les valoriser, je ne montre pas leur visage.

Dans quel contexte l’ouvrage « Ce qui reste, ceux qui restent » sur l’immeuble Tisserand, à Bogny-sur-Meuse, a-t-il vu le jour ?

Cette série a été réalisée dans le cadre d’une résidence artistique à l’initiative du bailleur social HABITAT 08 en partenariat avec l’association de photographie contemporaine La Salle d’Attente. Au départ, le livre n’était pas prévu. C’est une initiative de Benoît Pelletier des Editions Process, dont c’est le premier ouvrage. Il a conçu la maquette à partir d’un editing que j’ai effectué avec Raphaële Bertho. Historienne de la photographie spécialiste de la représentation du territoire, elle avait déjà travaillé sur mon précédent ouvrage. Elle a signé également un des textes de « Ce qui reste, ceux qui restent ».

En quoi ce projet se distingue-t-il de vos précédentes séries ?

Comme il a été effectué dans le cadre d’une résidence, j’ai travaillé sur un temps court, ce qui est inhabituel pour moi. Autre différence, ce n’est pas une série répétitive, contrairement à celles que nous avons évoquées précédemment. Et bien que je ne sois restée que deux semaines sur place, il y a de nombreux types d’images : portraits, paysages, vues d’intérieurs d’appartements, des parties communes de l’immeuble… Soit un ensemble complexe bien restitué dans le livre auquel s’ajoutent les témoignages oraux que j’ai recueillis auprès des derniers habitants de ce logement social voué à la destruction. Ces destins individuels nous ramènent à une histoire collective. À travers les histoires singulières il y a toujours des choses qui nous concernent tous, c’est pour cela qu’on peut s’identifier.

Pourquoi avoir transformé certaines images ?

J’ai eu recours à la surimpression mêlant portraits et paysages afin de mettre les habitants en valeur, de les transcender d’une certaine manière. Et aussi afin d’être fidèle à leur témoignage faisant souvent référence à la nature environnante. Car nombreux sont ceux qui ont évoqué le cadre idyllique autour du bâtiment, avec la rivière, les arbres, etc. Par ailleurs, il y a deux types de paysages, ceux captés depuis les parties communes à travers les fenêtres et ceux réalisés à l’extérieur. Pour les premiers, il n’y a pas de transformation. J’ai fait la mise au point sur la crasse présente sur les vitres – qui n’ont sans doute pas été lavées depuis des décennies –, pour signifier l’abandon, si bien que les paysages sont flous. Et pour les seconds, j’ai retourné l’image. Ainsi, le reflet des arbres dans la rivière se retrouve en haut de l’image. Et j’ai retravaillé la chromie pour accentuer la singularité de ce cadre qui est à la fois ‘pauvre’ et beau, familier et étrange. C’est aussi une façon d’exprimer l’inversion du cours de l’histoire et l’amertume des habitants face à leur vie, étant contraints de quitter les lieux.

« Ce qui reste, ceux qui restent »,Les Editions Process sortent leur premier livre autour du travail de Camille Gharbi

Le magazine Process crée sa maison d’édition : Les Editions Process.
Pour l’inaugurer, nous sommes heureux et fiers de vous dévoiler notre premier ouvrage, « Ce qui reste, ceux qui restent ».

Réalisé avec l’envie commune de valoriser et de laisser une trace pérenne d’un projet de résidence de la photographe Camille Gharbi, il s’inscrit dans une continuité naturelle pour nous : goût pour le bel objet papier, pour les disciplines artistiques, et la photographie en particulier.

En dix ans, Camille Gharbi a dévoilé un travail photographique puissant et engagé avec des séries qui abordent des sujets sociétaux qui suscitent le débat tels que la problématique des migrations (La jungle de Calais) ou les féminicides (Preuves d’amour et Les monstres n’existent pas).
Son travail est régulièrement présenté en France et à l’international lors d’événements comme le festival Circulation(s), Les Rencontres d’Arles ou encore l’Arte Laguna Prize à Venise.
Camille Gharbi a également été lauréate de nombreux prix, notamment – en 2022 – la Grande Commande Photographique portée par la Bibliothèque Nationale de France et le Ministère de la Culture, et pour laquelle elle dévoilera prochainement une série sur la masculinité.

La série qui fait l’objet du livre « Ce qui reste, ceux qui restent », édité par les Editions Process, témoigne du ressenti des habitants de l’immeuble Tisserand à Bogny-sur-Meuse (Ardennes), contraints de quitter définitivement leur habitation, l’immeuble étant devenu vétuste et voué à la destruction. Elle a été réalisée dans le cadre d’une résidence artistique à l’initiative du bailleur social HABITAT 08 en partenariat avec l’association de photographie contemporaine La Salle d’Attente.

Portraits, paysages, vues d’intérieurs dialoguent avec les témoignages d’habitants, parfois résilients, parfois amers, recueillis par l’artiste. C’est cet ensemble complexe qu’ont voulu restituer les Editions Process à travers le livre, un objet sensible qui cherche à rendre – avec une direction artistique qui amplifie le dialogue entre les écrits et les images – le plus préhensible possible l’intention de Camille Gharbi.

>> Retrouvez notre interview de Camille Gharbi qui est revenue sur son parcours et sur son nouveau livre ici.

L’OBJET
22cm x 27cm, 80 pages, dos carré cousu, couture apparente ; 30€.
Vous pouvez vous le procurer dès à présent chez nos libraires spécialisés (la liste ici) ou sur notre boutique en ligne : shop.process.vision

SIGNATURE
Ce livre fera l’objet d’une signature par Camille Gharbi samedi 8 juillet 2023 à 14h à la Librairie du Palais dans le cadre des Rencontres d’Arles.
Librairie du Palais 10 rue du Plan de la Cour, 13200 Arles / www.librairiedupalais.fr / IG : @librairiedupalais

 

Livre "ce qui reste, ceux qui restent" de Camille-Gharbi, Editions Process

Marcos Morau déconstruit « La Belle au Bois Dormant »

Il y a des râles, des soubresauts et du bizarre.
Des scènes claustrophobiques, des robes crinoline et des murs couleur sang.
Quand le chorégraphe Marcos Morau s’empare de la
Belle au Bois Dormant, le conte devient un rêve étrange et anxiogène.
Sur scène, 13 danseurs et une princesse née endormie.
Une narration elliptique et une « Belle » qu’on voit vieillir dans sa léthargie.
On se demande alors en écho ce qui est resté en sommeil en nous ? Et quelles sont les torpeurs contemporaines qu’il nous faut combattre. Mais Marcos Morau n’est pas là pour nous aider à répondre. Lui, ce qu’il aime, c’est poser des questions.
Heureuse nouvelle, il se prête aussi très poliment à l’exercice de l’interview.
Preuve en est.

Marcos, vous êtes un artiste protéiforme. Aujourd’hui, je vous interviewe en tant que chorégraphe mais comment vous présentez-vous en étant le plus complet possible ?
C’est toujours difficile de se définir soi-même…
Je me sens artiste, et peut-être plus précisément metteur en scène et chorégraphe.
Fort heureusement, la frontière entre les arts tend à s’estomper ce qui permet d’évoluer et de grandir constamment.

Quel est votre rapport aux contes de fées ? Y en a-t-il un en particulier qui a bercé votre enfance ?
Les contes de fées n’ont jamais vraiment été une source d’inspiration, ni n’ont fréquenté mon imaginaire d’enfant. J’étais au contraire plutôt fasciné par les récits sombres et étranges, par les histoires qui se passent dans des forêts lointaines ou des mondes fictifs. J’ai grandi avec deux frères, et les fées ne m’ont jamais rendu visite.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez
La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Avec La Belle au Bois Dormant, vous partez, pour la première fois, d’une œuvre préexistante : quel défi cela a-t-il représenté pour vous ? Diriez-vous qu’il y a une certaine pression à l’idée de monter une œuvre que le public connaît (ou croit connaître) ?
Ce n’est pas la première fois : j’ai déjà chorégraphié Carmen à Copenhague avec le Royal Danish Ballet et Orphée et Eurydice à Lucerne. Mais c’est en effet la première fois que je revisite un ballet classique. J’ai accepté ce défi car, si les œuvres du répertoire paraissent parfois immuables, on m’a donné carte blanche pour créer une Belle au Bois Dormant, bien ancrée dans notre époque.
Il ne fallait donc pas s’attendre à trouver du ballet classique dans ma proposition, c’était clair dès le départ, mais le projet nous a mené.es au-delà du simple conte de fées.
Au final, j’ai vraiment pu exprimer un point de vue sur cette œuvre dans mon adaptation : c’est là l’essentiel, parler du contexte et de l’époque dans lesquels on crée.
Quant à la question du public, je crois qu’il y a toujours des attentes, et qu’on ne peut pas y faire face. Il faut créer en restant libre et c’est au public de décider d’abandonner ou non ses attentes.

Dans son célèbre livre sur la Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim écrit que « le mérite des contes, c’est de poser des problèmes existentiels en termes brefs et précis. » Quel « problème » ou « interprétation » avez-vous voulu creuser avec cette pièce ?
Les contes de fées ont tendance à être machistes et classistes, à nous parler d’une réalité qui, de notre point de vue contemporain, n’a plus raison d’être.
Cet arc entre passé et présent m’intéresse beaucoup en tant que matière à penser.
Aujourd’hui, j’aime à croire que les enfants peuvent accéder à des récits plus libérateurs, où tout est possible. Il me semble en tout cas que le contexte dans lequel on vit offre suffisamment d’art et d’inspiration pour s’affranchir de ces vieilles histoires qui ne nous représentent plus.

Quelle part laissez-vous à l’improvisation, à l’expérimentation dans votre processus créatif ?
L’improvisation guidée et l’expérimentation sont des éléments fondamentaux de mon processus créatif : ils permettent à la fois de créer des obstacles et des découvertes.
Essayer, essayer encore, trouver la recette magique qui n’existe pas, embrasser la contradiction chaque jour, se perdre en cours de route, s’y habituer pour soudainement tout recommencer. Je pense que c’est dans ce processus-là que je réussis chaque fois à trouver quelque chose de nouveau, à découvrir un autre moi en moi.

Visuellement, où avez-vous puisé votre inspiration pour composer ce monde fermé sur lui-même, entre beauté et étrangeté ?
La direction artistique de mon travail nécessite beaucoup de temps de concertation avec toute mon équipe artistique. La couleur, les matières, les lumières, le traitement de la musique, les décors, la profondeur, etc. J’aime beaucoup élaborer un monde rigoureux dans lequel je peux faire grandir et coexister mes univers. Les inspirations viennent généralement du cinéma, on peut penser ici à Viskningar och rop d’Ingmar Bergman par exemple, mais où viennent aussi s’ajouter la nudité, la destruction et le vide de la matière théâtrale

Le fait de ne pas être vous-même un danseur, permet-il une plus grande liberté avec vos interprètes ? Comment travaillez-vous avec eux, précisément ?
Je dirais même que ne pas être danseur m’offre une plus grande liberté pour communiquer avec eux.
Nous devons à chaque fois inventer ensemble notre dispositif : je peux les guider ou les laisser explorer, leur proposer des pas ou les créer avec eux, c’est à chaque fois différent puisque tout est à créer. On peut aussi parler pendant longtemps.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Le journal français Le Monde décrit votre langage chorégraphique comme une « écriture de la cassure, du spasme, [et] de la saccade ». Et vous, comment définissez-vous votre vocabulaire gestuel ?
J’ignore s’il peut être défini. Il y a cette force intérieure qui possède les corps, il y a des turbulences, des changements constants de dynamique, il y a une absence de logique qui, étonnamment, génère une logique en soi. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une obsession dans tout : la grammaire des corps, le rythme, les regards, les mains, le centre de gravité.
Il y a enfin, cette confrontation radicale entre l’animal qui vit en nous et notre cerveau analytique bien ordonné.

Pouvez-vous nous parler de la musique de cette Belle au Bois Dormant ?
La musique est principalement celle de Tchaïkovski. C’est ce que nous avons gardé de la version du ballet de Marius Petipa. Mais l’ordre, ici, est chamboulé. Ce qui n’empêche pas un séquençage clair : on commence par un prologue qui donne le ton, puis on passe à la naissance, à l’offrande de fleurs, aux sorcières, à la fête (où se déroule la piqûre), puis au chaos qui suit et plonge le royaume dans un sommeil éternel.
Mais la particularité de ma Belle au Bois Dormant, c’est qu’elle dort pendant toute la pièce. Elle est née endormie, elle mourra endormie.
Tout le ballet est donc un rêve autour du ballet original et de la musique, qui n’est pas strictement celle de Tchaïkovski. Cet état général de mystère et de distance nous fait réaliser que cette œuvre n’a rien d’un conte de fées, c’est davantage le rêve d’un conte de fées.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

Vous dites qu’il est capital que vos créations portent la trace du monde dans lequel vous vivez : quelle est celle que vous avez voulu imprimer dans cette pièce ?
Il ne s’agit pas tant d’une trace que d’un sentiment de responsabilité. J’ai besoin que mes œuvres soient en prise avec mon époque, enfin… tout ce qu’on met derrière « notre époque » si l’on peut en parler ainsi. Tout change, tout passe, tout vieillit.
Pour le moment, ce qui est sûr, c’est qu’il m’est nécessaire de traduire mon monde et de le transformer en petites créations.

En tant qu’artiste, est-ce que vous vous sentez compris ? Et est-ce que vous avez besoin de l’être ?
Être compris, ça ne fait pas partie de mes plans. Comprendre, est un acte trop simple.
J’aime que les gens ressentent.  J’aime bouger, j’aime interroger, j’aime établir des constellations pour continuer à réfléchir et à avancer.

La Belle au Bois Dormant © Jean-Louis Fernandez

La Belle au Bois Dormant de Marcos Morau à l’Opéra de Reims
Vendredi 14 avril à 20h
Samedi 15 avril à 19h
Dimanche 16 avril à 14h30

operadereims.com

 L’imagier sonnant de Paul Cox pour L’Abbaye royale de Fontevraud

Au printemps, sera dévoilée à l’Abbaye royale de Fontevraud la cloche réalisée par l’artiste Paul Cox. Ce sera la quatrième de ce programme audacieux mêlant art campanaire et contemporain.

On dit souvent d’un artiste – par paresse – qu’il est « inclassable ». À bien y réfléchir, s’il est un peu facile, le qualificatif vaut pourtant pour Paul Cox, graphiste et artiste plasticien atypique dont le travail est reconnu dans bien des domaines. Parallèlement à la peinture, il produit en effet des livres pour les enfants, des affiches, des illustrations de presse, des logos, et beaucoup d’autres objets qui ont à voir avec le design. Il est aussi le concepteur de scénographies d’exposition, de projets de communication culturelle ou encore de décors et costumes pour l’opéra (Paris, Genève, Nancy…). Cet autodidacte, formé en histoire de l’art et en littérature anglaise, utilise les images qu’il crée comme des mots, développant des dispositifs d’apparence simples mais dont la sophistication se révèle au fil de leur accumulation. Ainsi se construit un langage graphique singulier, figuratif et coloré, empreint de poésie et de symbolisme. Et l’on devine ici l’attachement qui le relie consciemment, par sa production dans ce domaine, et sans doute inconsciemment, au monde de l’enfance, à celui du jeu, de l’agencement permanent des choses, de l’imaginaire fertile et sans limites.

Installation réalisée par Paul Cox dans le cadre de l'exposition "Aire de jeu" du Studio Fotokino.
Diverses affiches réalisées par Paul Cox pour le secteur culturel (cinéma, exposition, maison d'opéra...)
Affiches pour le Théâtre du Nord

La construction de ses images est bien plus complexe qu’il n’y paraît. L’artiste lit, se documente, dessine, crayonne, reprend, avant que ne surgisse la forme finale. Des dizaines d’esquisses précèdent ici l’œuvre qui sera révélée. Celui qui dit percevoir le monde comme « un vaste collage, une collection de jeux de construction », procède souvent de la sorte. Chaque dessin / objet est alors découpé, manipulé, posé, repris avant d’être collé. Paul Cox joue des superpositions, change de cadre, d’angle, et compose tel un musicien une partition d’images justes et signifiantes. En cela, tout en recherchant cette « justesse », il cède volontiers à l’accident, à l’heureux hasard et à l’improvisation. Il y a dans son œuvre une dimension légère, presque enfantine, où affleure l’humour et la poésie, sans que le sens, et une certaine gravité, ne s’en détachent. C’est là tout l’art de Paul Cox, un artiste capable avec la même cohérence de réaliser les affiches de plusieurs théâtres et des livres pour enfants, de concevoir un mobilier-jeu pour le Centre Pompidou ou les décors du chorégraphe Benjamin Millepied.

Affiches de Paul Cox pour le festival "Théâtre en mai" porté par le Théâtre Dijon Bourgogne.
Table - jeu en forme de carte réalisée pour la Chapelle des Jésuites à Chaumont à l'occasion du festival international de l'affiche et du graphisme de 2008.
Couvertures des cd de la collection De Vive Voix par Paul Cox.

C’est en 2006 qu’il crée un jeu de piste spécialement conçu pour l’Abbaye royale de Fontevraud, non loin de Saumur (Maine-et-Loire). Utilisant des détails de l’architecture, il inaugure ainsi une collection originale de carnets de visite d’artistes que viendront nourrir ensuite des collaborations avec Ange Leccia, François Place, Kveta Pacovska… Il y est revenu en 2013 pour une exposition, « Paysage », qui mettait en relief une autre dimension importante de sa recherche en dessin et en peinture, son rapport à la nature, aux forêts, au cycle des saisons. Un lien ténu l’associe à cette abbaye fondée au XIIe siècle par Robert d’Arbrissel, qui abrite les gisants d’Aliénor d’Aquitaine et de son fils Richard Cœur de Lion, qui fut une prison – Jean Genet y fut incarcéré – et est devenue un centre culturel de rencontres.

Exposition « Paysage » (2013) de Paul Cox à l’Abbaye royale de Fontevraud

Lorsqu ’ Emmanuel Morin, le directeur artistique de l’Abbaye royale, lui propose de réaliser une cloche, la quatrième du programme campanaire qu’il porte, Paul Cox lui répond « oui, sans hésiter, sans connaître non plus la complexité technique d’un tel projet ». Il imagine alors une spirale se déroulant sur sept niveaux pour y porter un récit en images, « à l’image de la colonne de Trajan ou de la tapisserie de Bayeux ». Sur le projet final, on découvre donc un double mouvement en spirales ascendantes s’entrelaçant jusqu’au somment du cône. Les personnages et figures viennent d’être réalisés en cire et reportés sur ce qui deviendra le moule en négatif de la future cloche. « J’ai pensé à ce mouvement ascendant pour matérialiser l’élévation spirituelle propre à la vie monastique », souligne Paul Cox, encore émerveillé par la semaine qu’il vient de passer, les mains dans la cire, au sein de la fonderie de cloches Cornille Havard, à Villedieu-les-Poêles (Manche). On retrouve dans cette procession de figures des éléments de l’architecture de l’abbaye, l’évocation de la vie agricole qui l’entourait mais aussi plusieurs références à la vie de l’abbesse dont le nom sera attribué à cette nouvelle cloche : Gabrielle de Rochechouart. « Une femme remarquable, la sœur de Madame de Montespan, très lettrée pour son temps, omniprésente à la cour de Louis XIV et dans ses intrigues. Elle était aussi polyglotte, c’est pourquoi j’ai apposé dans le cheminement de la spirale une Tour de Babel », explique l’artiste. D’autres symboles figureront sur la cloche, « pour témoigner par exemple, de ce qui peut faire obstacle à l’élévation ». Pour ce projet, Paul Cox entend « faire cohabiter la vie spirituelle et la vie séculière, les grandes lignes du paysage de cette région (les forêts, la vigne…), quelques éléments sculptés de l’art roman, mais aussi ces figures populaires, cocasses et naïves que l’on retrouve parfois sur les chapiteaux des églises ». Le Roi Soleil est ainsi présent sur la frise avec, à ses côtés… un cochon. Dans cet imagier, tout fait symbole, même le mouvement en spirale qui évoque une portée musicale. Chaque figure a été réalisée séparément par Paul Cox, puis apposée sur le futur moule à la manière d’un bas-relief. « Tout est à plat, en légère élévation de deux millimètres par rapport au corps de la cloche, comme contre-découpé. » Au-delà de cette faible épaisseur, il n’aurait plus été possible d’accorder la cloche dans de bonnes conditions. « Il y a dans cette découpe et cette pose, un côté ‘un peu mal fait’ qui me plait bien, des jointures imparfaites qui rendent l’ensemble plus vivant, s’amuse Paul Cox. J’ai appris le travail de la cire, et je dois dire que cela m’a passionné. » Il reste encore quelques semaines à patienter avant de voir le résultat final de ce travail.

Extrait des figures dessinées par Paul Cox, qui orneront la cloche qui lui a été confiée.

« Un projet d’artistes pour raconter autrement le patrimoine »
Emmanuel Morin, Directeur artistique de L’Abbaye royale de Fontevraud

Voici cinq ans, Emmanuel Morin, le directeur artistique de l’Abbaye royale de Fontevraud, s’est vu proposer un défi par ses partenaires de la Région des Pays de la Loire. Il devait faire feu de tout bois pour proposer « une autre manière, plus patrimoniale, de raconter le monument ». La tâche est passionnante, mais complexe. L’histoire de l’abbaye est riche, l’ensemble architectural est très vaste, témoignant de plusieurs époques de construction, il peut y faire froid… « Ma première intuition a été de me dire que nous devions absolument confier le soin de ce nouveau récit à des artistes d’aujourd’hui. C’était une évidence » se souvient celui qui, à travers des expositions, performances et spectacles, confère une âme à ce lieu de vie et de culture. Il imagine alors « la chambre des cloches », dans laquelle il entend réinterroger l’histoire d’une abbaye où plus aucune cloche n’a résonné depuis la Révolution française. Une première cloche voit le jour en 2019, une commande artistique passée à Nicolas Barreau et Jules Charbonnet. Les deux designers et plasticiens nantais collaborent régulièrement avec l’abbaye, ils imaginent dans le même temps un dispositif permettant sa mise en scène visuelle et sonore dans le parc. Le succès est immédiat, le public se passionne pour cette cloche accessible à tous dans l’aire qui lui est réservée, derrière le chœur de l’église abbatiale. Trois autres cloches, confiées à des artistes, ont été depuis réalisées. Pour chacune d’elle, le directeur artistique fait le choix « d’un ou d’une artiste qui a un lien fort avec Fontevraud, avec le souci de varier les talents et les expressions plastiques ». Éclairant sa volonté de faire appel à Paul Cox, il ajoute : « J’aime la fraîcheur du trait de Paul Cox et l’intelligence qu’il a face au sujet. Paul développe un propos intellectuel toujours très dense ».

Paul Cox réalisant les figures en cire qui seront reportées sur le moule en négatif de la future cloche.

« Certains visiteurs reviennent chaque année, d’autres vont même sur le site de la fonderie, en Normandie. Et l’on commence à me solliciter d’un peu partout en France et en Europe car ce programme de six cloches commandées à des artistes par un monument public est absolument unique. » À terme, les six cloches qui ne pourront pas être installées dans le clocher du XIIIe siècle de l’Abbaye royale, trop fragile, le seront « dans une chambre des cloches imaginée ad hoc, pour que l’on puisse les voir et les entendre ». Des sonneries à certains moments de la journée, des concerts de cloches, des commandes passées à des compositeurs, plusieurs pistes sont sur la table. Pour l’heure, au printemps prochain, c’est la cloche réalisée par Paul Cox, et qui pèsera au bas mot 1,2 tonne, qui rejoindra sur les pelouses de Fontevraud celles de Nicolas Barreau et Jules Charbonnet, François Réau et Makiko Furuichi.

Abbaye Royale de Fontevraud
49590 Fontevraud-l’Abbaye
fontevraud.fr
instagram.com/fontevraud

Les autres réalités de Corinne Mercadier

Process démarre ici un compagnonnage complice avec le podcast « Écoutez voir » de la journaliste spécialiste de la photo Brigitte Patient, produit par WAVE.AUDIO. Dans l’épisode 5, Brigitte Patient rencontre Corinne Mercadier. L’idée de ce compagnonnage : qu’en voyant ces images, vous écoutiez leur échange, et inversement.

Retrouvez l’interview de Corinne Mercadier par Brigitte Patient dans l’épisode 5 de son podcast « Écoutez voir », disponible ici.

Une fois et pas plus 1, série " Une fois et pas plus ", 2000-2002
Une fois et pas plus 42, série " Une fois et pas plus ", 2000-2002
Une fois et pas plus 42, série " Une fois et pas plus ", 2000-2002

Depuis les débuts de sa pratique artistique, dans les années 80, Corinne Mercadier développe une œuvre expérimentale unique, croisant la photo, le dessin, la peinture sur verre, le travail en volume, la mise en scène. Qu’elle ait recours à l’argentique ou au numérique – qu’elle privilégiera à partir de 2008 –, elle fait montre d’un imaginaire extrêmement fertile et d’une capacité à repenser les contours de son médium de prédilection, la photographie. Corinne Mercadier fait se côtoyer réel et fiction pour nous proposer des scènes relevant d’une « autre réalité » – poétique.
Au cours de 40 ans de création, l’artiste est devenue une référence. Lauréate du Prix de Photographie de la Fondation des Treilles en 2018, finaliste du Prix de l’Académie des Beaux-Arts Marc Ladreit de La Charrière en 2013, son travail a fait l’objet de nombreuses expositions personnelles dont la dernière en date à la galerie Binome, qui la représente.
On peut aussi trouver ses œuvres dans les collections du Musée de l’Élysée, à La Maison Européenne de la Photographie, ou encore à la Bibliothèque Nationale.

Dans le podcast, c’est cette image qui a été choisie par Corinne Mercadier pour être soumise au regard d’une observatrice – Nelle, une jeune fille de 15 ans – afin qu’elle la décrive et la commente. Souffle, série " Espace second ", 2018
Glasstype 16, série " Glasstypes ", 1997-1999
Série " Polaroids Glasstypes ", 1987
Un jeu, série " Espace second ", 2018
Pénélope s'est endormie, série " De vive Mémoire ", 2019
Aveugle, série " Espace second ", 2018
Somnambule 1, série " Espace second ", 2018
Le huit envolé, 2006
Une fois et pas plus 10, série " Une fois et pas plus ", 2000-2002
Étincelle, série " La nuit magnétique ", 2022
La Chevelure de Bérénice, série " Le ciel commence ici ", 2015-2017
Callisto, série " Le ciel commence ici ", 2015-2017
Une étoile endormie, série " La nuit magnétique ", 2022
Luna, série " La nuit magnétique ", 2022

Brigitte Patient, La passeuse d’images

Brigitte Patient, c’est d’abord une voix. Une voix chaude, assez basse, qui dès les premières paroles pose un climat, de calme et d’ouverture. Ici, on va prendre le temps. Un temps curieux et gourmand. Depuis plus de 30 ans, elle se livre à un pas de deux avec la photo, une danse légère qui la porte, dans un aller et retour constant, de valeurs sures en découvertes, d’étonnements en admiration. Au fil de son voyage, la visiteuse curieuse des premiers temps s’est peu à peu muée en guide avisée d’un petit monde qui, comme tous les autres, a ses personnalités, ses moments, ses usages… Au fil de ses émissions, elle s’en est peu à peu fait l’interprète, la passeuse, et patiemment, elle a trouvé sa place en tissant des liens entre le public et lui.

C’est le parcours d’une gamine du Berry, qui s’ennuyait plutôt et qui, à la faveur de visites chez un cousin parisien, découvre, les yeux grands ouverts, le plaisir de se plonger dans le vertige culturel de la capitale. Parmi tous les champs qu’elle explore : l’image fixe et la magie de ses potentiels imaginaires, hors champs visuels et temporels. Ça restera.

Jeune femme elle devient institutrice, mais lorsqu’un de ses profs, dont elle découvrira bientôt qu’il est directeur d’une radio à Bourges, lui demande de faire des voix, elle est… assez séduite par ce qu’elle entend en s’écoutant, et, sent très vite que ça va être son truc. Elle mène de front pendant quelques années son travail d’institutrice et ses activités grandissantes à la radio pour finir par démissionner de l’éducation nationale et « monter à Paris ».
On est au début des années 80 et entre les remplacements qu’elle a l’occasion de faire, elle enrichit sa culture et alimente sa curiosité en fréquentant les galeries, qui curieusement, l’intimident moins que les musées. La photo a de plus en plus sa faveur, et ça ne va pas ralentir. Elle rejoint ensuite une radio suisse, station Couleur 3, dans laquelle elle fait vraiment ses armes avec, pour la première fois, un poste fixe, et en quatre ans, un vrai apprentissage. Elle la quittera quatre ans plus tard (1990) pour revenir à Paris et, d’abord testée sur la grille d’été, elle est finalement engagée à France Inter à la rentrée de la même année.

Elle animera et produira dans les années suivantes un assez grand nombre d’émissions, avec toujours, papillonnant dans sa tête, l’idée de faire quelque chose autour de l’image fixe. À partir du début des années 2000, elle propose chaque saison un projet d’émission autour de la photo qui finira par être accepté en… 2012. Elle aura fini par venir à bout du reproche récurrent qu’on opposait à son projet : « Ça n’a pas de sens de faire une émission sur l’image à la radio ! » On en fait bien sur le cinéma… Elle démontrera les années suivantes, au fil des différentes formes que prendra l’émission, que c’était possible. Et même carrément passionnant.

Regardez voir
« Regardez voir » c’était la seule émission sur la photo à la radio. Et pas n’importe laquelle. Avec une émission sur France Inter, c’était la photo dans un « grand média ».

Pour la première fois était donnée l’occasion de raconter au grand public ce qu’était la photo de notre temps. On y parlait de la photo envisagée en tant qu’art (une idée pas si installée que ça) qu’elle qu’en soit l’approche.
Les aspects techniques, sans être occultés, n’étaient envisagés que dans la mesure où ils jouaient un rôle particulier dans le projet évoqué. Quant à la mise en opposition de pratiques amateurs et de pratiques professionnelles – qu’on retrouvait beaucoup dans la presse spécialisée – elle était totalement absente sur ces ondes. Bref, une approche assez fraîche, plutôt en rupture avec l’idée de la photo dans les médias. « Regardez voir », c’était aussi le prestige de France Inter, la grande radio publique généraliste. Passer dans l’émission était un peu le Graal pour un photographe, une forme de validation à côté de celle du public, des institutions, du marché…

Enfin – surtout – « Regardez voir » était aussi une émission qui écoutait les photographes, qui leur donnait la parole. Curieuse de ce qu’ils avaient à dire, plastiquement, conceptuellement, poétiquement… Avec une vraie curiosité et l’envie de transmettre.

La voix de la photo
Au fil de toutes ces interviews et de ces rencontres, elle a progressivement acquis un statut particulier que personne d’autre ne semble avoir incarné de manière si nette : au terme d’environ 500 interviews, elle est un peu devenue « la voix » de la photo. Quand l’émission s’est arrêtée, des envies de pétitions se sont même faites jour. Elle a préféré les réfréner les jugeant vaines et contreproductives même si elle a été touchée au plus profond et assez sidérée en mesurant la place qu’elle avait prise dans ce petit milieu.

Aujourd’hui le paysage a changé et les grands médias nationaux ne dominent plus l’espace médiatique : il n’y a plus d’émission sur la photo dans un grand média mais les sites qui s’y intéressent directement ou indirectement se comptent en assez grand nombre, la presse papier chemine sur les voies parallèles que sont précarité et génération spontanée de titres indé. Les réseaux sociaux ont démultiplié la potentielle visibilité des photographes (ainsi que celle de leurs commentateurs) mais avec une telle puissance que leur nombre les maintient pour leur majorité dans une forme d’anonymat.
Enfin, les podcasts ont fait florès, avatars vertueux de la delinéarisation des médias autorisant le temps long et l’introspection, avec, sur le papier, un minimum de moyens nécessaires.

Dans le même temps, le réflexe du turn-over, corollaire d’un contexte dont les contours se floutent, a conduit France Inter à se séparer de Brigitte en 2019. Plutôt brutalement, ce qui n’est pas sans laisser de traces, ôtant ainsi au monde de la photo français son meilleur porte-voix.

Pourtant, quand on la rencontre, on est frappé par son absence d’amertume.
Et ce qui touche surtout, c’est que sa curiosité, son enthousiasme, et son envie de raconter, sont totalement intacts. Quelques mois de respiration, et de nouvelles perspectives semblent même lui avoir apporté une énergie supplémentaire. Il faut dire que les projets sont nombreux. Manifestement son nom évoque toujours quelque chose et quand elle a décidé de réapparaître les propositions se sont multipliées.

Elle a complètement pris le virage de l’atomisation des médias et se compose aujourd’hui une vie professionnelle qui place toujours la rencontre avec le photographe au centre de son activité. En y ajoutant des développements naturels, mais à son compte, cette fois. Elle donne ainsi des interviews en public, anime des ateliers médias, donne des conférences. Elle réalise aussi une série d’interviews filmées pour la Villa Pérochon « Question d’images », ainsi que « La scène photographique » qui est une émission réalisée dans les conditions du direct : un entretien ponctué de musiques, de sons de lectures, avec un générique, des invités… Il y a aussi ce format très léger, qu’elle affectionne, « Sur le vif » une petite interview d’une dizaine de minutes diffusée sur son site. Enfin, elle est devenue vice-présidente du pôle photographique Stimultania, pour lequel elle s’engage beaucoup et qui lui procure une certaine fierté. Bref, ça foisonne.

Mais son gros sujet, le cœur de son réacteur (le réacteur de son cœur ?), c’est son podcast « Écoutez voir » qui marche dans les traces de son émission phare « Regardez voir ».

La passeuse
Et c’est une vraie madeleine que de retrouver son timbre dans ce récent podcast. Aux premiers sons, tout ce qui fait le charme de ses émissions est là : le climat si particulier installé par son débit calme et souriant, la façon dont elle pose les silences en ayant l’air de dire « on a le temps », et cette voix, qui écoute. Et bien sûr l’ensemble reste bâti sur le socle qu’est sa capacité à faire se raconter les photographes et à nourrir la curiosité de l’auditeur.

Rien n’est imposé, tout est posé. En douceur. Et en premier lieu les images, dans lesquelles elle se promène en nous prenant par la main au cours de descriptions sensibles. L’ouverture, la bienveillance (la vraie, pas celle livrée avec la panoplie des postures modernes) et l’humilité transpirent de ses propos. L’autorité définitive du « sachant » n’a pas sa place ici, pas plus que l’entre-soi de ceux qui feraient parti du club tandis que les écouteraient ceux qui n’en feraient pas parti. En donnant la parole au photographe, elle se place du côté de l’ignorant ou plutôt du « découvrant ou du curieux », ce qui participe sans aucun doute de l’affection que lui portent les amateurs de photo et donc les photographes, et inversement.
Brigitte s’est entourée dans cette aventure d’une équipe de professionnels, ceux du studio de podcast wave.audio : Lucile Aussel (réal.), Isabelle Duriez (prod.) et bien sûr, Thomas Baumgartner, un ancien de Radio France et cofondateur de wave.audio. Il s’agit d’offrir aux auditeurs l’expérience qui permet de découvrir au mieux l’univers de l’invité et de favoriser son appréhension par le public. Elle sait que sa place est sans doute là, à la jonction de ces deux univers, et que son meilleur rôle est d’en ouvrir la porte. Une passeuse.

© Véronique Besnard