Réaliser des parfums signés des noms de leurs créateurs, au même titre que les noms d’auteurs figurent sur les livres ; cette idée c’est celle de Frédéric Malle en 2000 lorsqu’il crée les Éditions de Parfums Fréderic Malle après 15 années d’expérience du milieu de la parfumerie en tant que consultant-évaluateur (d’abord au sein de la société Roure, où il a été formé ; puis à son compte, au service des marques).
Alors que dans les années 90 le secteur de la parfumerie s’engouffre dans une passe peu glorieuse – les parfums subissant un véritable lissage marketing pour répondre aux tendances – Fréderic Malle, ayant baigné dans les eaux du parfum depuis sa prime jeunesse (fils de l’ancienne directrice artistique – et petit-fils du fondateur – des Parfums Christian Dior), a fait le choix radicalement opposé du produit d’exception. Ouvrant la voie à une parfumerie plus libre et créative, son idée a fait l’effet d’une évidence, là où personne n’y avait pensé. À se demander pourquoi jusqu’alors le nom du nez n’était jamais explicitement revendiqué, se cachant plutôt derrière la marque. Par ce simple geste, Frédéric Malle replace le parfum à l’endroit qui lui semble juste : celui d’une œuvre.
Mais l’idée va plus loin, pas question de revendiquer une signature si on ne lui laisse pas une totale liberté pour exprimer ce qu’elle a dans les tripes. Alors, cette liberté, Frédéric Malle l’accorde à ses parfumeurs qui trouvent ainsi chez lui une maison où exprimer la singularité de leur écriture. Ils savent qu’ici ils seront compris et surtout, encouragés dans le déploiement sans limite de leur imaginaire intime. « Ce que j’aime dans mon métier c’est pousser chaque parfumeur à être le plus lui-même possible » affirme l’éditeur.
Dans le processus de création ils sont donc deux : le compositeur du parfum et Frédéric Malle. Ensemble, ils imaginent, conçoivent, retouchent la création en se stimulant l’un l’autre. Frédéric Malle n’a pas recours à un quelconque brief marketing, les parfums naissent à partir d’envies ou d’idées de Frédéric Malle ou du parfumeur. Il ne fixe pas de contrainte de temps, ni de prix : les essences les plus rares peuvent être utilisées (le prix du flacon de 100ML de The Night signé Dominique Ropion, contenant du oud naturel, du safran et de la rose turque s’élève à 1150€ ; d’autres créations de la marque sont plus abordables).
« Aujourd’hui les marques ont quelques secondes pour convaincre, expliquait le parfumeur Maurice Roucel à l’occasion du Perfume Summit pour les 20 ans de la marque. Cela ne permet pas au client de prendre le temps de laisser vivre et évoluer le parfum. Donc on va tout axer sur les notes de tête [celles que l’on sent de prime abord mais qui résistent peu sur la durée, ndlr], alors que le parfum est là pour vivre avec celui qui le porte et le nimber d’une aura tout au long de la journée. » Ce que dit ici Maurice Roucel explique qu’il fut question pendant un temps de nommer la marque « Le Salon des Refusés », Frédéric Malle ayant une forte propension à adopter les créations personnelles des parfumeurs (celles qu’ils ont travaillées de leur côté, sans répondre à une commande), là où les marques auraient plutôt tendance à passer leur tour. Le choix s’est finalement porté sur la notion d’« éditions » car le rôle de Frédéric Malle est bien celui d’un accoucheur d’œuvres. Il entretient une relation d’accompagnant similaire à celle de l’éditeur de livres auprès de ses auteurs.
Alors qui sont les nez de la maison ? En somme, quelques pontes de la parfumerie contemporaine pour lesquels nous allons nous risquer à citer quelques créations, en privilégiant peut-être celles qui tintent le plus à nos oreilles. Nous avons déjà cité Dominique Ropion (L’Homme d’YSL, Alien de Thierry Mugler…) et Maurice Roucel (24 Faubourg d’Hermès, Kenzo Air…), mais il y a aussi Jean-Claude Ellena (nez exclusif des parfums Hermès de 2004 à 2016), Pierre Bourdon (Féminité du Bois de Serge Lutens, Dolce Vita de Dior…), Olivia Giacobetti (nombreux parfums créés pour l’Artisan Parfumeur et Diptyque…) et bien d’autres talents, dont le bagage les rend suffisamment confiants pour accepter de figurer en tête d’affiche d’un parfum. Car le nom sur le flacon est une consécration autant qu’un risque : celui de faire reposer une partie de sa réputation sur une création qu’on est censé assumer de bout en bout, puisqu’on l’a imaginée sans contraintes extérieures, qu’à partir de soi-même.
Parmi les parfums de la marque, Portrait of a Lady est certainement le plus emblématique, et le plus connu. Pour Frédéric Malle, c’est l’une des plus belles choses que les Éditions aient faites. Avec Portrait of Lady, Frédéric Malle et Dominique Ropion ont marqué leurs pairs en réalisant une fragrance novatrice malgré un thème déjà très abordé : la rose en majeur. Aux prémices de ce parfum, l’envie de Frédéric Malle de faire quelque chose à partir de l’Eau de Botot, un bain de bouche qu’utilisait son père. C’est l’embryon qui donnera une œuvre intéressante. Ensemble, ils ont extrait le côté frais, épicé et le benjoin caractéristiques de l’Eau de Botot pour créer une base de parfum pour homme. À cette base, ils ont ajouté du santal et de la rose pour complexifier l’odeur « un peu simple ». Cela a donné naissance au parfum Géranium pour Monsieur. Et c’est à partir de ce masculin que Portrait of Lady a été créé, en isolant tout ce qui constitue le fond chaud de la fragrance pour homme, et le relevant d’un « énorme paquet de roses » – les deux hommes ayant été inspirés par l’aspect rose confite de Nahéma de Guerlain (1979), un parfum légendaire.
Pour aller de pair avec son concept, à savoir « remettre le parfum au centre de la conversation », Frédéric Malle a développé un flacon neutre, simplifié à l’extrême, et revendique l’absence de marketing, d’égérie et de grands lancements de produits. De cette façon le budget dépensé par les concurrents en habillage du parfum va, en ce qui concerne les Éditions de Parfums Frédéric Malle, dans la fragrance elle-même. Cependant, la marque ne fait pas preuve d’une totale naïveté en ce qui concerne le travail de son image. Frédéric Malle sait raconter des histoires, celle de ses parfums, mais aussi la sienne. Frédéric Malle est un esthète. Et il joue là dessus ; il revendique son appartenance à un cercle intellectuel qui semble se mouvoir depuis toujours dans les arts, et dont chacun des membres participe à l’émulation de tous. Storytelling d’un parisianisme bourgeois, et quelque peu désinvolte, très vendeur aux yeux d’une clientèle sensible à une forme d’élitisme et qui voudrait s’accaparer un peu de cette aura par quelques gouttes de liquide estampillé EPFM*. D’ailleurs, l’ensemble de la direction artistique de la marque renvoie les codes d’appartenance au beau monde : forme Bauhaus du flacon (la forme suit la fonction) dont l’anecdote veut que ce soit Irving Penn himself qui en ait soufflé l’idée ; typographie de la marque élaborée par Patrick Li (directeur artistique au T Magazine du New York Times) ; conception des boutiques par les « amis » architectes de Frédéric Malle – ou Frédéric Malle lui-même ; illustres collaborations artistiques (Dries Van Noten, Alber Elbaz…) ; réalisation d’un « beau livre » de 240 pages édité chez Rizzoli pour les 20 ans de la marque ; compte Instagram alternant les références culturelles…
Le goût de Frédéric Malle pour les formes artistiques est incontestable, et c’est ce qu’il souhaite transmettre à travers chaque aspect de sa marque ; une identité bien ficelée qui sert d’écrin à son geste créatif, initié il y a plus de 20 ans.
Ayant à cœur de donner aux parfumeurs la possibilité de créer quelque chose de beau et d’innovant dans le but de faire avancer le métier, il a défini ses propres codes pour élever la parfumerie à la hauteur de son estime pour elle. Il aura finalement apporté de la lumière là où la parfumerie en avait besoin, pour rester libre, inventive et profondément singulière.
* Éditions de Parfums Frédéric Malle