Publié le 06 octobre 2021
Temps de lecture : 6 minutes

Janko Domsic, Un monde à soi

TEXTEMarie-Charlotte Burat
PHOTOSCHRISTIAN BERST ART BRUT, PARIS
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Malgré son mode de vie précaire, les maigres outils à disposition, Janko Domsic est parvenu à concevoir tout un univers, habitable, et adaptable selon son esprit. Un espace qui mêle religion, politique et mysticisme… Il a fait de son altérité une échappatoire à la normalité hégémonique, laissant derrière lui un travail cabalistique, ésotérique, qui continue d’interroger. Décédé en 1983, c’est la galerie parisienne Christian Berst, spécialiste de l’art brut, qui représente aujourd’hui l’artiste.  

Brut. Janko Domsic est un artiste d’art brut. Un pan de l’histoire de l’art encore en train de s’écrire, de se définir, et plus que jamais en voie de légitimation avec l’acquisition de 921 œuvres dans la collection du Centre Pompidou en juin dernier. Une donation colossale du cinéaste Bruno Decharme qui offre désormais aux spectateurs un accès permanent à l’art brut dans une institution publique nationale, mais aussi un espace de recherche dédié, dessinant ainsi sa postérité. Conceptualisé en 1945 par Jean Dubuffet, l’art brut distingue des artistes dits « exempts de culture », autodidactes, situés en marge de la société et surtout du système de l’art, dont la volonté de créer n’est motivée que par leur seul besoin d’expression et non de reconnaissance. Une définition controversée affinée au fil des années, des artistes, par Jean Dubuffet lui-même et les protagonistes, collectionneurs et défenseurs de l’art brut. Cette nouvelle donne vient ouvrir l’éventail des œuvres d’art brut accessibles au public, jusqu’à présent valorisées principalement par la Collection d’Art brut de Lausanne (Suisse), la Collection L’Aracine, intégrée depuis 1999 au LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut), la Collection d’Antoine de Galbert ou encore la galerie d’art brut Christian Berst.

Quand le mystère alimente le mythe
Artiste d’origine croate (ancienne Yougoslavie), sa vie reste aussi mystérieuse que ses dessins. Né à Malunje en 1915, il serait arrivé en France dans les années 1930, où il aurait fait un passage en prison avant d’être employé sur la construction d’un chemin de fer à Pont-Sur-Yonne. Plus sûrement, on peut lire sur son autorisation provisoire de séjour qu’il résidait au 8 rue Caulaincourt, entre la Place de Clichy et le cimetière de Montmartre. Sans un sou en poche, il s’était aménagé un abri de fortune, au dernier étage de son immeuble. Un logis trop petit pour s’adonner au dessin, qu’il délaissait au profit des cafés du coin. Ici il y devient un personnage public, sympathisant avec les ouvriers du quartier, qui n’hésitaient pas à régler certaines de ses notes. Parmi eux, l’un de ses voisins, peintre en bâtiment et italien. Admiratif de son travail, il alla à sa rencontre et le dialogue s’instaura entre les deux hommes qui se lièrent d’amitié. Domsic lui offrit nombre d’œuvres que celui-ci gardait précieusement. En 1983, Janko Domsic décède, et en l’absence de son ami, retourné en Italie, tous ses dessins entreposés là où il dormait furent détruits. Seuls ceux confiés à l’ouvrier furent conservés.

Au stylo bille, au feutre ou au marqueur, sur du papier ou du carton, l’univers de Domsic se matérialise au-delà de sa pensée. De plain-pied prennent vie ses personnages qui nous font face, généralement seuls ou à deux. Les couleurs restent rudimentaires à l’image de ses outils. Elles se déploient sous des tracés répétés de rouge, jaune, bleu, de vert et de noir. Avec géométrie, les corps s’animent de cercles et de droites qui trahissent l’usage d’une règle et d’un compas. Ce sont des pantins, des êtres mécaniques à la physionomie séquencée, dont certains se pourvoient d’ailes, de couronnes ou d’instruments. Angéliques ou démoniaques, ils personnifient le surnaturel, le divin. On peut aussi y voir l’incarnation d’arcanes, des figures hiératiques qui seraient dotées d’une connaissance qui nous dépasse sur l’avenir et la construction du monde.

Naissance d’une mythologie individuelle
Il y a chez Domsic cette vision cosmogonique, cette capacité à créer un monde, une mythologie individuelle telle que définie par Harald Szeemann. Les plans astral et terrestre sont unifiés, une sensation renforcée par l’absence de perspectives. « Les figures sont parfois dessinées comme on relierait les points d’une constellation » explique Christian Berst, créateur de la galerie éponyme. L’entrelacs de lignes surcharge la composition, multiplie les directions et laisse le regard hagard. On distingue en observant de plus près, des symboles familiers. Une faucille et un marteau, un pentagramme, une croix orthodoxe, le svastika, un dollar… Autant de références qui constituent notre société occidentale et qui s’enchevêtrent. Sont convoqués ici la religion, la politique et le mysticisme, mais aussi la franc-maçonnerie. Un combiné de cultes et de dogmes qui nous attire irrémédiablement vers une analyse sémiologique, à l’assaut de cette nouvelle entité, de ce syncrétisme. Pourtant, il serait titanesque, voire vain, de vouloir décrypter tous les sens qu’a cherché à inscrire Janko Domsic, emportant avec lui les clés de compréhension.

« Ce qui m’intéresse dans la lecture des textes de Domsic c’est la poétique qui s’y déploie. Je ne raisonne pas comme lui. Je ne déraisonne pas comme lui. Il faut avoir l’humilité de penser que l’on n’a pas accès à l’essentiel de ce qu’il voulait exprimer » nous déclare Christian Berst. Pour exposer son propos, Janko Domsic va constamment alterner entre dessins et écritures. L’un venant en soutien du second quand celui-ci ne suffit plus, et vice-versa. Des « écrits codés » comme il le précisait lui-même. Un tour de force pour cet homme qui n’est jamais allé à l’école. S’exprimant en partie par acronymes, il inscrivait des phrases complètes en ne mettant que les initiales des mots avant de les développer, chaque fois d’une nouvelle manière. URSPIU est l’un de ceux qui reviennent le plus, tel un mantra, signifiant par exemple « Uni resolu solaire planetaire indexe unifie » ou « uni reparti solidaire passeport inter universel ». Une façon de brouiller davantage les frontières entre les signes et les sens. Images et textes sont imbriqués, indissociables – au plus près du sens étymologique du terme « graphein » –, concrétisant l’univers de Janko Domsic comme un tout unifié. L’écriture va également avoir un rôle salvateur pour l’artiste, afin de rassasier son besoin irrépressible de combler tous les interstices. Fréquent parmi les artistes d’art brut, la peur du vide, l’Horror vacui.

Écrire l’Histoire de tous les arts
En fondant sa galerie il y a 16 ans, Christian Berst n’avait pas vocation à être marchand d’art. Collectionneur depuis les années 1990, suite à sa rencontre avec l’œuvre d’Adolf Wölfli, figure majeure de l’art brut du XXe siècle, il n’a cessé de cultiver sa passion durant une quinzaine d’années avant de tenter l’aventure. « J’ai fondé une galerie pour créer des conditions économiques afin de promouvoir efficacement ce champ. Et pour ça il faut une surface sociale. » Encore discret à cette époque, l’art brut souffre d’un manque de connaissances, et d’a priori. Pour Christian Berst, l’enjeu est donc multiple, dénicher et collectionner les artistes, les exposer, mais surtout, créer une base solide des savoirs empiriques acquis au fil des ans sur l’art brut. Aujourd’hui, ce sont plus de 80 catalogues bilingues publiés dans ce sens, ainsi que l’organisation de tables rondes et d’échanges autour de cette question.

« J’ai cherché à trouver ma propre voie, en me détachant de la bipolarité Dubuffetienne (qui opposait l’art brut à ce qu’il appelait l’art culturel, mainstream, académique). Et en même temps, lutter contre les préjugés et faire en sorte que le monde de l’art se saisisse de cette question, qu’il essaie de penser ce champ, et que collectivement nous écrivions ce que je considère toujours être le grand chapitre manquant de l’histoire de l’art. » Il donne aujourd’hui sa propre définition de l’art brut que l’on peut retrouver sur le site de la galerie : L’art brut est l’expression d’une mythologie individuelle, affranchie du régime et de l’économie de l’objet d’art. Ces œuvres sans destinataire manifeste sont produites par des personnalités qui vivent dans l’altérité – qu’elle soit mentale ou sociale. Leurs productions nous renvoient tantôt à la métaphysique de l’art – c’est-à-dire à la pulsion créatrice comme tentative d’élucidation du mystère d’être au monde – tantôt au besoin de réparer ce monde, de le soigner, de le rendre habitable. Une définition mouvante qui peut encore évoluer au fil des recherches engagées, et qui pose un regard contemporain sur celle proposée par Jean Dubuffet en 1945.

En offrant peu à peu une légitimation lexicale, institutionnelle, universitaire et économique aux artistes d’art brut, on écrit le chapitre manquant, on les inclut dans l’histoire de l’art avec un grand H. À mesure que cet art est ingéré par le système, notamment économique, ses contours bougent et se voient à nouveau questionnés. Dans toute sa singularité, il semblerait donc qu’il ne se laisse jamais totalement saisir, au reflet des « mondes à soi » de ses artistes.

Christian Berst © Jean Picon / Saywho

christian berst art brut, paris
3-5 Passage des Gravilliers
75003, Paris

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