Archives

Gilles Caron hors-champ, Les coulisses d’une carrière et d’une exposition confinée

Le 7 février devait s’achever l’exposition « Gilles Caron, Un monde imparfait » au Cellier, à Reims. Un projet né il y a deux ans, qui n’ouvrira finalement jamais ses portes. Conjointement conçu par l’association La Salle d’Attente, La Fondation Gilles Caron et la Ville de Reims, cet événement rendait hommage au travail du photoreporter, disparu depuis maintenant 50 ans (1939-1970), et nous en dévoilait les coulisses. Retour sur le parcours tant fulgurant qu’intense du journaliste de guerre, tout en donnant un sursis de vie à cette exposition.

Aussi brève fût-elle, la carrière de Gilles Caron n’a pas manqué de densité. En 5 ans d’activité, de 1965 à 1970, ce sont plus de 100 000 clichés qui ont été retrouvés. La société est en pleine mutation structurelle. Les guerres modernes changent d’envergure, faisant de la population un acteur à part entière des conflits, et les révoltes citoyennes se multiplient. Un climat de tension dont le photoreporter et cofondateur de l’agence GAMMA sera le témoin direct : La Guerre des Six Jours, du Vietnam, du Biafra, les manifestations de Mai 68, les répressions du Printemps de Prague ou les émeutes de Londonderry. Être photojournaliste dans ce contexte répond pour Gilles Caron à une volonté d’attester des événements de son époque, d’en rapporter les traces tangibles pour inviter aux prises de conscience. Incarnant sa propre vision de ce qu’est l’héroïsme dans ce « monde imparfait », comme il l’écrit en 1960, il continuera sans cesse de questionner la finalité de son métier.

Émeutes du Bogside, Août 1969. Irlande du nord, Ulster, Londonderry © Fondation Gilles Caron / Clermes

La face cachée des icônes
En 1960, Gilles Caron effectue son service militaire en tant que parachutiste en Algérie. Durant 22 mois, il fait le récit des missions à sa mère, empli d’amertume. Les prémices d’un engagement qui lui vaudra deux mois de prison après avoir refusé le combat suite au putsch des généraux. S’il commence sa carrière en 1965 comme photographe de mode et quelque peu paparazzo, faisant la sortie des théâtres parisiens, il rejoint très vite l’équipe fondatrice de GAMMA en 1966 : Raymond Depardon, Hubert Henrotte, Jean Monteux et Hugues Vassal. À leurs côtés, Gilles Caron va courir le monde et capter les images iconiques qui nous restent aujourd’hui, avant de disparaître prématurément lors d’une mission au Cambodge en 70.

C’est au fil de ces photographies marquantes que s’articule l’exposition. Afin de proposer un regard neuf sur le travail de Gilles Caron, les organisateurs ont choisi de la confier à trois jeunes commissaires (Guillaume Blanc, Clara Bouveresse et Isabella Seniuta) comme nous l’explique Alain Collard, fondateur de l’association La Salle d’Attente – qui œuvre à l’organisation et au soutien d’actions culturelles et artistiques autour de la photographie.
Un concept qui se résume autour de 8 clichés majeurs, 8 reportages dont on découvre les coulisses et parfois des archives inédites.

Exposition "Gilles Caron, Un monde imparfait", Le Cellier, Reims © Pascal Stritt

Pour pallier notre visite devenue impossible, une captation documentaire de l’exposition, disponible en ligne, nous guide sur les étapes et anecdotes du parcours. On y retrouve le portait d’un soldat américain appelé « zippeur » du nom des briquets Zippo, lors des opérations « Search and Destroy » au Vietnam 1967. Derrière, la légende indique « Décembre 1967. Les soldats américains, tantôt soldats, tantôt assassins ». Plus loin, l’image glaçante de Raymond Depardon durant la guerre du Biafra, guerre civile au Nigeria, en train de photographier un enfant qui agonise de la famine engendrée. Suit Daniel Cohn-Bendit lors des rassemblements de 68 face à un policier, représentation devenue célèbre par ses publications postérieures dans la presse. Les photographies de manifestants également, qui jettent des pavés sous un nuage de fumée, et qui donneront naissance à la figure mythique du lanceur, synonyme d’une jeunesse en révolte.

À travers les clichés d’une époque se dresse celui d’un homme engagé. Nous questionnant encore aujourd’hui sur le « choc des photos » et la redéfinition de ce qu’est la déontologie. Une quête à mort pour Gilles Caron, qui comme le dit sa fille, Marjolaine Caron sera malgré tout parvenu à trouver sa place dans ce monde imparfait.

fondationgillescaron.org
instagram.com/fondationgillescaron
instagram.com/lasalledattente

Photo en une de l’article :
Première division hélico – Guerre du Viêt Nam, Décembre 1967 © Fondation Gilles Caron / Clermes

FARaway, Des artistes comme agitateurs

Pour sa deuxième édition, FARaway – Festival des Arts à Reims interroge à nouveau toute la complexité du monde sous le prisme de la création contemporaine.

La démarche est assez rare pour être soulignée. Le festival rémois n’est pas porté par un seul opérateur mais par sept structures culturelles, toutes sur le même pied d’égalité. Si dans bien d’autres villes, ces temps troublés ont rapproché et soudé les acteurs culturels, à Reims, voici déjà une décennie que tous travaillent dans le même sens dans l’organisation d’un grand temps fort. Reims Scènes d’Europe qui a exploré le champ de la création européenne, sans jamais renoncer à trouver matière à débat autour des grands maux de notre temps, s’est transformé pour devenir FARaway, un nouveau temps fort qui, depuis l’an passé, s’est ouvert au monde, avec une programmation résolument pluridisciplinaire qui tend même à s’étoffer pour une seconde édition encore plus prolifique. La programmation est collégiale, chacun partageant ses coups de cœur, ses réseaux et le meilleur de l’actualité de la création dans son domaine.

Ce « Festival des Arts » à Reims est porté par La Cartonnerie, Césaré, La Comédie, le Frac, Le Manège, Nova Villa et l’Opéra de Reims qui proposent ensemble une programmation foisonnante. En février, ce sont 150 artistes et 38 spectacles qui viendront témoigner de la création contemporaine à l’œuvre dans leurs pays et dans le monde. L’objectif de FARaway est celui de la diversité des propositions, celui-là même qui saura susciter la curiosité. Mais il est aussi d’interroger la façon dont nous sommes au monde, de bousculer les consciences et d’interroger toutes les complexités de notre époque. Ici, les artistes sont « des agitateurs et des agitatrices », selon les mots du collectif d’organisation, engagés, responsables, observateurs de leur époque, sur laquelle ils posent leurs mots, leurs gestes, leur colère et leur poésie. Laissez-vous guider et, que vous soyez un spectateur habituel ou occasionnel du Manège, de la Cartonnerie ou de la Comédie, partez à la rencontre des propositions d’autres structures culturelles qui ont composé la programmation de FARaway. Plus que jamais, après de longues semaines de confinement sans spectacle, l’heure sera à l’ouverture, à la curiosité et à la rencontre de l’autre.

Chi Ha Ucciso Mio Padre © Luca Del Pia

La complexité du monde
Il serait vain de vouloir présenter l’intégralité d’une programmation aussi prolifique, mais il est possible de tirer des fils entre certains projets qui témoignent de l’état du monde. La jeunesse s’y exprimera, dans son mal-être comme dans ses plus grandes espérances, dans les propositions des Italiens Daria Deflorian et Antonio Tagliarini qui en pointent les souffrances dans Chi Ha Ucciso Mio Padre, d’après Qui a tué mon père, le roman transgressif d’Edouard Louis, dont ce sera à La Comédie la toute première représentation en France. On pense aussi à la proposition du chorégraphe congolais Faustin Linyekula, artiste associé au Manège, qui nous donne à voir les implications politiques et humaines de la création du Ballet national du Zaïre dans les années 70 (Histoire(s) du théâtre II). Parmi les interprètes, trois d’entre eux figuraient dans le ballet d’origine, utopie vivante, lieu de tous les rêves de danse et de rencontre avec le public, vite contrarié par la guerre et la souffrance. L’histoire s’écrit ici au présent, avec des corps, jeunes et vieux, qui partagent dans l’instant une même expérience. Pour les plus âgés, c’est aussi le prolongement d’une mémoire qui s’écrit dans la danse des jeunes interprètes, où l’émotion affleure dans chaque geste. Une pièce événement. Dans Lettres du continent, c’est aussi à la jeunesse africaine que ce même Faustin Linyekula et Virginie Dupray donnent la parole, là où trop souvent ce sont les européens qui collent des mots sur ses aspirations et sur ses rêves (projection à Sciences Po).

La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) © Hubert Amiel

Autre sujet, celui de l’homophobie, que l’on retrouvera dans La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I), du metteur en scène suisse Milo Rau, qui retranscrit dans une pièce de théâtre documentaire déchirante le meurtre d’un jeune homosexuel à Liège. Le réel est ici la source première d’un drame qu’il reconstitue minutieusement sous nous yeux, avec des comédiens professionnels et amateurs – dont certains sont des Liégeois –, et une captation vidéo live dont l’apport dramaturgique se révèle essentiel. Avec des questions passionnantes : Comment faire exister une victime au plateau ? Comment y convoquer la mort, l’innommable, et assister à la pire horreur sans se lever de son siège ?… Une claque, sur un format court, ramassé, d’à peine plus d’une heure. Une pièce choc qui a fait l’unanimité depuis sa création au Festival d’Avignon et qui séduira aussi, par sa puissance évocatrice, un public peu habitué des salles de théâtre. Sur ce même sujet, Outside, de l’artiste russe Kirill Serebrennikov, sera très attendue, traversant la vie et le suicide de Ren Hang, photographe chinois, dans un pays qui réprouve l’homosexualité. Les deux pièces sont à découvrir à La Comédie. Outside, présentée à Avignon en 2019, a reçu le prix du meilleur spectacle étranger par le Syndicat de la critique.

Outside © Ira Polyarnaya

Une effervescence de rue
Parmi les nouveautés de cette édition 2021, on notera la programmation de plusieurs expositions : celle de Bouvy Enkobo au Cellier, celle de Cathy Josefowitz et Susie Green en dialogue au FRAC avec au centre un même questionnement sur le corps, l’altérité et le déguisement (exposition Empty rooms full of love), ou encore l’installation son et lumière de Meryll Ampe, proposée par Césaré au Cirque ; une création, et ici également une première en France.

Le Nid © Senne Van Loock

On remarquera aussi que le programme de Little FARaway, le volet jeune public de la manifestation s’est considérablement renforcé. On y croise des spectacles pour les tout petits, comme Le Nid, spectacle musical très enveloppant des Flamands du Theater de Spiegel, ou encore Paired, du Magnet Theatre, un spectacle qui convoque au plateau de jeunes danseurs sud-africains, joueurs et fantasques. Quatre danseurs et autour d’eux, des dizaines de chaussures dépareillées. Car c’est bien de « faire la paire »  qu’il sera question dans ce spectacle d’une rare énergie communicative. Faire la paire, aller par deux, trouver son ou sa semblable…

Paired © DR

Qu’il s’agisse d’amour ou d’amitié, c’est un vrai sujet chez les petits comme chez les grands. Dans un amas de chaussures, c’est un peu la même chose. Une chaussure n’est rien si elle ne fait pas la paire avec une autre. Drôle, émouvant et surtout très joyeux, à ne manquer sous aucun prétexte ! Deux propositions de l’association Nova Villa. Les jeunes rémois pourront aussi découvrir Borderless (Blanca Franco et Sébastien Davis-Van Gelder) au Manège, pour une plongée dans l’univers acrobatique de la Lucha libre, cette forme de catch très populaire au Mexique.

Borderless © Nolwenn Lefour

Une autre évolution de la manifestation tient à cette volonté partagée par les sept structures organisatrices que FARaway soit encore plus présent dans la ville et dans la vie des Rémois. C’est ainsi qu’une installation de rue spectaculaire est prévue, tout près de l’Hôtel de ville, rue Colbert. Sur huit grandes bâches, il sera alors possible de découvrir les plus beaux clichés de l’incroyable catcheur Cassandro el Exótico, par la photographe Estelle Hanania. Une installation haute en couleur.

Cassandro el Exótico © Estelle Hanania

La musique n’est pas en reste avec Electronic guerilla, la création de Sébastien Béranger et Alex Grillo – présentée à Césaré – mêlant texte, électronique, vidéo et improvisations instrumentales pour questionner notre rapport aux nouvelles technologies. Ou encore, le concert à la Cartonnerie du Léon Phal Quintet, en clôture du festival. Flirtant déjà dans la cour des grands du jazz contemporain, le saxophoniste Léon Phal à la tête du quintet a été sacré « révélation » par les magazines Jazz News et Jazz Magazine pour la sortie de son premier album « Canto Bello ». Il sera également bien vu de se rendre à l’Opéra pour RE : Les Monstres, une étonnante proposition associant à Dominique Pinon – le comédien fétiche du cinéaste Jean-Pierre Jeunet – le baryton Paul-Alexandre Dubois pour un spectacle grinçant où le théâtre se mêle à la musique, le cabaret à l’opéra, le drame à l’humour noir.

Un lancement inattendu
À travers des installations sonores et des expériences gustatives, l’artiste nigérian Emeka Ogboh dévoile ses recherches sur l’influence des structures politiques et géopolitiques sur nos sphères individuelles et collectives. À partir des résultats d’un questionnaire diffusé « auprès des Rémois et au-delà », il a composé une bière dont la saveur relate le rapport des répondants aux problématiques sociales et politiques. Sa création gustative réalisée en collaboration avec le SHED-Senses Brewing sera accompagnée le soir du 4 février, pour le lancement de FARaway, d’une intervention musicale de l’artiste, qui traduit à travers des partitions sonores ses analyses d’un contexte, d’une histoire, d’une mémoire collective.

FARaway – Festival des Arts à Reims
Du 4 au 14 février
À la Comédie, au Manège, au Frac, au Cellier, à la Cartonnerie, à l’Opéra, à Césaré, à Sciences Po, au cinéma Opéraims, dans la ville…

farawayfestival.eu
instagram.com/farawayfestivalreims
facebook.com/FarawayReims

Exposition « Paysage Intérieur », Par la galerie Sinople

À la fois studio de création et galerie, Sinople est né en 2018 d’une rencontre entre Julien Strypsteen et Éric-Sébastien Faure-Lagorce. Après plusieurs années d’exercice dans des structures différentes mais ayant en commun la promotion des métiers d’art, les deux compères ont voulu, en créant Sinople, donner corps au discours de l’interdisciplinarité entre les arts, le design et les savoir-faire de la main. À travers une sélection fine d’œuvres et d’objets réunis pour l’exposition collective « Paysage intérieur », ils dévoilent avec une délicatesse extrême leur sensibilité commune pour la beauté du geste.

Yves-Vincent Davroux

Pourquoi avoir choisi le thème « Paysage intérieur » ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Sinople : Les thèmes que nous mettons en place sont toujours étroitement liés à l’identité de Sinople. Il y a une réelle histoire derrière l’origine de ce mot – « Sinople » – et de cette histoire, nous avons tiré le fil pour imaginer des thématiques de travail. La nature était la première, elle était évidente car ça fait partie de notre sensibilité. L’origine du mot « Sinople » désigne un pigment ou une pierre que l’on vient collecter dans la nature. Pour l’acte 1 de « Collectible Nature » nous avons donc rencontré une multitude de personnes qui dans leur démarche collectaient des éléments de la nature pour créer leurs œuvres/objets ou, de façon plus intellectuelle, procédaient à une classification qui relevait de l’ordre de la collection. À partir de là, on s’est projeté sur la notion d’herbier, de musée d’histoire naturelle, etc.
« Paysage intérieur » est le volet 2 de « Collectible Nature ». Il est lié à la notion d’enfermement, à l’idée d’avoir des réminiscences du paysage et donc de développer une dimension psychique du paysage en l’intériorisant.

Au cours de nos quinze années d’expérience dans le milieu, lors desquelles nous étions en permanence en « mode veille », nous avons identifié de très nombreux artistes et artisans. Nous avons déjà été amenés à travailler avec certains d’entre eux dans le cadre de nos fonctions précédentes ou dans le cadre de la partie studio de Sinople.

On a effectué un travail de sélection dans leurs travaux pour que chacun des projets présentés relève, d’une manière ou d’une autre, d’une interprétation de la notion de paysage de façon visuelle.

Atelier Polyhedre

Avec certaines personnes – comme avec l’Atelier Polyhedre – vous avez passé des commandes personnalisées plutôt que de sélectionner dans leurs œuvres existantes, qu’est-ce qui a motivé cette envie ?
L’idée de la commande est venue d’une envie de s’exprimer chez Sinople. Quand on a créé cette société c’est parce que l’un et l’autre étaient bercés depuis quelques années déjà dans un secteur qui portait un message autour de la création artistique contemporaine, qui est celle d’une interdisciplinarité entre les arts, le design et les métiers d’art. On était porteur de ce message mais on avait une seule envie réelle qui était d’être au cœur de l’atelier. La commande est une façon pour nous d’être un acteur de ces rencontres créatives qui donnent naissance à des projets.
Avec l’Atelier Polyhedre, on a senti qu’il y avait des croisements possibles. Il y a un énorme rapport entre nature et architecture dans notre exposition et ce lien est très fort chez eux. Il n’était pas forcément question de commande à l’origine mais on a finalement établi une relation plus profonde avec eux. Ils nous ont tout de suite parlé du Japon car ils ont été en résidence à la Villa Kujoyama* et ils nous ont proposé des pistes. De notre côté, nous leur avons expliqué la façon dont on voulait monter l’exposition. De là sont venues deux propositions d’ « ensembles vases » auxquelles on a adhéré immédiatement.

Il y a d’autres sortes de commandes comme avec l’architecte Hugo Haas, qui a pensé avec nous la scénographie de l’espace d’exposition, et l’Atelier Chatersen. Arnaud Mainardi (Atelier Chatersen) a une technique très traditionnelle de transformation des branches de châtaigner en mobilier. C’est un métier en voie de modernisation. Nous lui avons fait rencontrer Hugo Haas en partant du principe qu’on voulait mettre au point des éléments de mobilier d’exposition qui ne seraient pas jetés. Ils ont accepté le défi. On a suivi le projet et ça a donné naissance à une table de travail, qui est éditée par Sinople et qui sera proposée à la vente.

Vous présentez comme une œuvre à part entière un parfum de Aoiro, un studio de design olfactif. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce parfum ?
Le parfum que nous présentons fait partie de leur gamme Hakudo, inspirée du Kōdō, une cérémonie traditionnelle japonaise d’appréciation du parfum. Il s’agit d’une senteur qui évoque un paysage. Quand nous avons eu Hakudo en main ça a été une évidence pour nous, ça pouvait être l’identité olfactive de l’exposition. C’était un territoire imaginaire qui nous plaisait beaucoup et les senteurs correspondaient en tous points au projet global et pouvaient être associées également à chacune des œuvres de l’exposition. On aimerait dans le futur aller plus loin avec Aoiro, mais développer un parfum s’inscrit sur un temps très long.
On nous fait souvent la remarque de cette curiosité que l’on peut représenter pour certains en n’hésitant pas une minute à associer ce que les gens classeraient dans l’art contemporain à des objets fonctionnels et à d’autres formes de pratiques, sans aucune hiérarchie. Le parfum incarne ça. Quelles que soient la pratique et l’œuvre produite, en fin de compte, les personnes que l’on expose sont toutes parties, à un moment, d’une représentation du paysage que leur imaginaire a complètement absorbée, transformée et retranscrite en un objet, une œuvre, une odeur pour susciter chez quelqu’un la sensation d’une beauté esthétique immédiate.

Zoom sur quelques artistes de l’exposition « Paysage intérieur » :

Sylvain Rieu-Piquet 
« Sylvain a une formation de designer mais il a d’abord une pratique du dessin. Cette pratique du dessin est chez lui très obsessionnelle, très méticuleuse, et à la fois un peu exubérante avec un dessin extrêmement dense qui relève presque parfois de la performance ou de l’écriture automatique.
Son lien à la matière est très instinctif et il y a à peu près deux ans il s’est mis à la céramique. Dans sa pratique, il part d’un bloc de terre et développe une forme très organique qu’il va par la suite entièrement graver. De cette façon, il  transpose sa pratique du dessin sur la forme, jusqu’à la couvrir complètement. Ensuite il y a tout un travail de l’émail. La pièce que nous exposons a la particularité d’associer les émaux à de la poudre de métaux. Comme il n’a pas de formation de céramiste, il est très libre et n’hésite pas à prendre des risques assez spectaculaires sur la cuisson, la taille des pièces ou les émaux justement… »

Léa Barbazanges
« Le principe des œuvres de Léa Barbazanges est de réaliser des assemblages pour révéler la beauté naturelle d’éléments qu’elle va glaner dans la nature. C’est ce qu’elle appelle le ‘graphisme naturel’. Nous présentons chez Sinople deux types de travaux :
Le premier est un travail autour de la fougère pour lequel elle a collaboré avec un artisan carrossier d’art qui restaure des véhicules de collection. Ils ont mis au point une technique qui permet de réaliser une sorte d’empreinte fossile de la fougère dans de l’aluminium. L’idée est de rendre compte du graphisme de cette fougère. Le fait de la ‘fossiliser’ ramène à une pratique du dessin et permet ainsi de voir le moindre détail de la fougère, que ce soit dans la symétrie, les nervures, les spores… Ce sont vraiment des fossiles contemporains. Ces fougères sont une exclusivité à Sinople.
Nous allons aussi exposer des cristaux qu’elle développe sur des plaques de verre. Il y a deux variétés de cristaux : ceux qui laissent passer la lumière et ceux qui la réfléchissent. Dans les deux cas, il s’agit de révéler le graphisme naturel des phénomènes de calcification de l’eau qui donnent des agglomérats de cristaux qui vont s’organiser de manière physique pour créer des motifs et de la matière. Le résultat s’apparente presque à de la plume ou de la fourrure, c’est en cela un travail assez troublant. »

Marion Chopineau
« À l’origine Marion est designer textile, elle travaille avec de grandes maisons de couture, ce qui l’a amenée à une technique qu’elle développe aujourd’hui à des fins plus artistiques à savoir de la sculpture sur peau. Toutes les œuvres qui naissent de cette technique sont travaillées sur des peaux qui viennent de Mongolie car là-bas chaque famille possède une horde de chevaux élevés à l’état sauvage. À l’entrée de l’hiver, certains chevaux sont mangés de façon rituelle ce qui représente une certaine quantité de peaux à l’échelle de la Mongolie. Or, celles-ci ne sont plus transformées alors qu’avant, naturellement, elles étaient transformées et tannées. Aujourd’hui, c’est devenu un rebus alimentaire. Marion avec sa technique de sculpture sur peau va venir sculpter un paysage qui raconte ce lien entre l’homme, la nature et l’animal en Mongolie. Cela donne lieu à la série ‘Nomade’. Les motifs représentent des paysages, ou des motifs plus animaux comme la plume par exemple. Elle retranscrit sa propre intériorisation du paysage sur l’un des premiers supports sur lequel l’homme pouvait s’exprimer. Ses motifs sont très proches de l’art pariétal, il y a quelque chose de très archaïque dans ses dessins. »

Martine Rey
« Martine Rey a été résidente à la Villa Kujoyama. C’est une dame qui a appris la laque Urushi – la laque traditionnelle végétale japonaise – lorsqu’elle étudiait les beaux-arts à Kyoto. C’est vraiment quelqu’un qui se démarque dans sa pratique car elle n’a pas du tout employé la laque à des fins décoratives. Très vite, elle est entrée dans une pratique plus expérimentale et artistique où elle venait par exemple recouvrir de laque des morceaux de bois qu’elle glanait dans la forêt et qui portaient les stigmates des vers qui les avaient rongés. Elle a aussi fait une performance à la Villa Kujoyama où elle venait laquer des arbres qui avaient été coupés. La laque n’est pas là pour embellir l’objet mais vient plutôt accentuer un détail et raconter la vie de cet objet là. Il y a deux ans, elle a voulu expérimenter une nouvelle technique en venant déposer de la laque sur de l’eau pour générer un motif naturel de l’ordre des fractales. Cette technique s’inspire d’une autre technique japonaise d’impression qui s’appelle le ‘Suminagashi’ ; il s’agit de déposer de l’encre sur de l’eau, l’encre flotte, on dessine un motif sur l’eau et en posant une feuille de papier sur l’eau, le motif va s’y imprimer. Martine a développé une technique qui s’appelle ‘Urushinagashi’ – qui est le mélange de la laque et de la technique du ‘Suminagashi’ – pour imprimer ce qui est présenté chez Sinople, c’est-à-dire des motifs présentés sur un espace circulaire, qu’elle a appelés ‘cosmographie’. Dans toutes ces variations de motifs on va retrouver différents paysages qui peuvent être une interprétation du cosmos. Au Japon son travail est très reconnu, jamais aucun laqueur japonais n’a eu l’audace d’utiliser la laque de cette façon. »

* La Villa Kujoyama est un établissement artistique français, situé sur le mont Higashi à Kyoto et destiné à l’accueil en résidence d’artistes et de créateurs français.

« Paysage intérieur » – Réouverture le 28 novembre, jusqu’au 30 décembre.
21-23 rue des Filles du Calvaire
75003 Paris
(fond de cour gauche)

Du lundi au vendredi : 9H30 à 20H30
Samedi : 10H à 20H
Dimanche  : 11H à 19H
Samedi & dimanche : demander le code d’accès à contact@sinople.paris

www.sinople.paris
instagram.com/sinople.paris
catalogue d’exposition 

Julien Strypsteen & Éric-Sébastien Faure-Lagorce © Sophie Soudoplatoff

La Maison d’Art Amélie, Entretien avec la fondatrice Amélie du Chalard

Nous avons posé quelques questions à Amélie du Chalard, fondatrice de la Maison d’Art Amélie, une galerie parisienne dont le concept repose sur une mise en scène des œuvres dans un espace pensé comme un appartement. L’idée est de créer un contexte chaleureux pour que les collectionneurs parviennent à se projeter dans leur propres espaces de vie. 

Comment vous est venue l’idée de la « Maison d’Art » ?
Le concept de « Maison d’Art » est né assez naturellement en voyant mes invités intéressés et attirés par les œuvres accrochées chez moi, dans un contexte domestique chaleureux et familier.

Quels sont les grands partis-pris d’exposition ?
L’ADN de la galerie est l’abstraction contemporaine. Notre rapport à la matière dans la sélection est particulièrement marqué comme en témoignent les travaux de Pola Carmen, Abigail Booth ou Christian Grelier par exemple. Par ailleurs, nous réunissons à la fois des jeunes talents et des artistes établis. C’est ce mélange qui nous plaît et nous anime.

Vos envies ont-elles évolué avec le temps ou y a-t-il une forme de constance dans ce que vous souhaitez mettre en lumière ?
Il y a une constance voulue dans l’ADN global de la galerie – que toutes les œuvres trouvent leur place et se répondent est essentiel. Nos envies d’évolution sont plutôt dans les projets que nous avons, pour nos artistes et pour nous. Notre collaboration avec le Conran Shop (Installation au Conran Shop d’œuvres et d’objets d’art réalisés par des artistes représentés par Amélie Maison d’Art, ndlr) en est un exemple.

Disposez-vous d’autres leviers – en dehors de la mise en scène – pour créer du lien entre une œuvre (ou l’art en général) et un collectionneur ?
Oui, nous accompagnons le collectionneur dans son choix également par des simulations graphiques sur ses murs ainsi que par la gestion des accrochages chez eux avec notre équipe de régisseurs. Nous organisons aussi des événements confidentiels avec des petits groupes de collectionneurs soit dans l’Art Room (soirée « Apprendre à voir ») soit dans des Musées (découverte d’une exposition), accompagnés de Pierre Wat, un historien d’art remarquable.

Œuvres de Fabienne Jousse

L’abstraction contemporaine vous semble-t-elle être une porte d’accès à l’ensemble de l’art ?
Je ne suis pas sûre… L’art abstrait est l’expression la plus forte de la liberté d’un artiste qui va créer son propre langage pictural et c’est ce que je trouve formidable ! L’abstraction est donc sans limite d’interprétation. La figuration reproduit une réalité donc pour un non-initié elle est sans doute plus facile d’accès au départ. 

Avez-vous d’autres activités directement ou indirectement liées à la Maison d’art ?
Nous avons un pôle dédié aux architectes et décorateurs que nous accompagnons dans la curation artistique de leurs projets (hôtels, bureaux, etc.)
Nous avons aussi lancé nos Maisons de Collectionneurs, Ambroise (@ambroise_collection) en juin dernier : des beaux appartements (Saint Germain et Marais) à la croisée entre l’hôtellerie de prestige et chez soi, à louer le temps souhaité où tout est à vendre. Les espaces sont habillés d’œuvres d’art, d’objets rares et de mobilier d’exception.

Tanguy Tolila

Qu’est-ce qui vous satisfait le plus dans votre travail ?
La rencontre avec des artistes d’un côté et des collectionneurs de l’autre, puis l’idée de réunir deux sensibilités qui ne se connaissent pas. C’est vraiment une très grande satisfaction de bien accompagner un client dans son choix d’œuvre et d’accompagner un artiste dans son parcours, l’évolution de son travail et ses projets.

Avez-vous envie de vous diriger vers de nouvelles choses ?
De nombreuses nouvelles choses ! Nous souhaitons continuer de développer nos Maisons de Collectionneurs. Nous sommes aussi très heureux de lancer un pôle Mécénat, avec un beau projet avec Necker.

Amélie du Chalard © DR

Amélie Maison d’Art – 8, rue Clauzel 75009 Paris
amelie-paris.com
instagram.com/ameliemaisondart
ambroise-collection.com

Jonathan LLense, l’inspiration en bas de chez soi

Il vit le quotidien comme un terrain de jeu. Jonathan LLense capture l’improbable dans le banal et en fait le théâtre de ses mises en scène. Suivant son instinct, il contourne les conventions et chine l’inspiration partout autour de lui.

« Comment je peux faire de la photographie, là, maintenant ? Au coin de la rue ? ». Né à Lille et aujourd’hui basé à Paris, Jonathan LLense a suivi des études aux beaux-arts de Valenciennes puis à l’École Nationale supérieure de la photographie à Arles, où il a été diplômé en 2013. Un apprentissage académique, calibré, qu’il a su mettre au service de son intuition, s’affranchissant ensuite des conventions pures et dures de la photographie. Impromptus, décalés, les clichés de Jonathan LLense ont cette légèreté déconcertante qui prête à sourire avec complicité.

« Il faut ouvrir le robinet »
Alors qu’il expose à Arles dans le cadre de ses études, Jonathan LLense accroche sur tout un pan de mur une myriade de photographies, mais il est finalement contraint de devoir réduire sa sélection. À l’image de sa démarche artistique, il veut montrer autant que possible alors que la norme lui impose de choisir. Pourquoi se restreindre quand on peut continuer « d’ouvrir le robinet »,  comme il le décrit avec image ? Le robinet à idées, à digressions, c’est celui qui s’auto alimente à mesure qu’il s’écoule.

Son travail n’est pas dicté par un thème en particulier ou une série pensée au préalable. C’est sur l’instant que sa décision est prise, selon l’envie. « Ce qui m’intéresse c’est l’expérience que je ressens. Parfois, il ne se passe rien », nous dit-il. Une manière de créer qui se concrétise au fil de ses promenades routinières, source d’inspiration inépuisable et constamment mouvante. La ville l’inspire. Paris et New York font pourtant exception, elles ont déjà été trop sous les feux des projecteurs pour avoir aujourd’hui encore des découvertes à nous livrer d’après l’artiste.

Selon l’environnement qui l’entoure, Jonathan LLense va puiser dans les éléments du décor pour en faire les protagonistes de ses photographies. « Tout devient inspiration » comme il l’explique. Un bricolage visuel et manuel où il compose des arrangements particuliers, parfois étranges, des associations d’idées pour faire jaillir de nouvelles perceptions. Pour lui « l’idée c’est d’avoir une cohérence de regard », de parvenir à retranscrire son point de vue à travers ses choix de mise en scène, d’angle ou de cadrage.

Ensemble on va plus loin
Les commandes font désormais partie intégrante de son travail. Depuis deux ans, il se prête à ce nouvel exercice qui lui impose de revenir à certaines contraintes, lui permet de sortir de son système habituel tout en y accolant son univers. Une démarche qu’il a pu amorcer avec sérénité grâce à son agent, David Bault (TheLink Mgmt). À l’époque membre du jury de Jonathan LLense lors d’une résidence à la suite d’Arles, celui-ci le repère et le recontacte plusieurs années après pour le représenter avec sa nouvelle agence. « C’est ça qui a fait la différence avec les années, savoir bien s’entourer. J’ai besoin de m’entourer. Le fait qu’on soit proche est important » confie l’artiste sur sa relation avec son agent. Pour la suite de sa carrière, le but est ainsi de monter en gamme, de travailler pour des marques toujours plus prestigieuses, plus vues, alternant entre la commande et le travail personnel, et continuant chaque fois qu’il le pourra, d’ouvrir le robinet.

Louis Vuitton City Guides, Les villes du monde saisies dans des livres conçus comme des objets

Le malletier Louis Vuitton bâtit depuis plus de 20 ans, à travers sa maison d’édition, une collection de guides de voyage appréhendés comme des objets, et traités avec le soin propre aux maisons de luxe. Un positionnement original et plutôt clivant dans le paysage éditorial français. Nous avons retracé l’histoire et le fonctionnement de ce projet.

Réaliser une collection complète de guides de voyage ex-nihilo, sans être éditeur ? L’idée, plutôt originale pour l’époque, est née de la réflexion commune du PDG de Louis Vuitton, Yves Carcelle, et de son directeur de la communication, Jean-Marc Loubier. En cette fin des années 90 – 1997 pour être précis – la mutation de la marque de malletier en géant du luxe est en marche depuis plusieurs années et le projet consiste à donner à lire une vision de ce que peut être le voyage au travers d’adresses qui lui ressemblent. Il faut dire que la marque porte assez puissamment, depuis longtemps, les valeurs d’un voyage raffiné, et fait de son patrimoine un étendard. C’est l’époque des campagnes mythiques de communication illustrées par le photographe Jean Larivière, qui évoquent une « certaine idée du voyage » estampillée Vuitton, et, concrétiser sa vision en se donnant les moyens d’accompagner les voyageurs constitue, au fond, une démarche cohérente. L’intention est rendue possible par un contexte favorable : le mur de Berlin est tombé depuis une dizaine d’années, toutes les grosses villes d’Europe sont desservies par avion à moins d’une heure trente, et les esprits ont intégré la possibilité d’aller visiter une cité européenne pour un weekend. La proposition des guides est celle d’une balade, plutôt culturelle, un peu consumériste, avec une pointe de chic…

Au commencement, un objet
Il s’agit de faire de ces guides de véritables petits objets avec un positionnement très lisible : modestes mais néanmoins élégants, malins et bien fichus. Pour atteindre cet objectif les partis pris sont assez audacieux et reposent sur trois piliers principaux : 1/ Développer une image forte reposant notamment sur l’utilisation d’un papier fin très identitaire (dans le même esprit que celui des ouvrages de La Pléiade), et sur le choix de ne pas utiliser de photos : un positionnement clivant tant il est naturel de montrer ce dont on parle, mais qui permet de… faire quelques économies, et de revendiquer un vrai travail d’écriture, une des spécificités des guides LV qui ne délivrent pas simplement des adresses mais racontent des histoires. Les seules images présentes dans le guide seront des illustrations de Ruben Toledo, qui créera pendant plus de dix ans pour les éditions LV. 2/ Aborder uniquement des villes d’Europe. 3/ Dernière particularité, et non des moindres, les guides sont présentés en coffrets contenant plusieurs fascicules, un par ville, incessibles séparément, et sont disponibles dans le réseau de boutiques Vuitton.

Une équipe dédiée, animée par le journaliste Pierre Léonforte, est constituée à partir d’une poignée de rédacteurs et de correspondants issus du réseau de feu « City Magazine International », un magazine de voyage disparu quelques années plus tôt et dont l’approche s’accordait avec la vision de la marque. Il éditait tous les ans un « digest » de ses meilleures adresses composant un guide sur les fondements duquel l’équipe de rédaction maison a développé son raisonnement.

Trouver son public
Le premier coffret sort en 98, avec un lancement assez confidentiel. Pas vraiment d’étude de marché, pas plus que de travail de communication ou de relations presse, le guide s’est lancé sur une simple idée et constitue un micro projet à l’échelle de la maison de luxe que devient Vuitton au début des années 2000. Les retours presse sont modestes, le City Guide souffrant parfois d’une forme d’incompréhension des commentateurs qui trouve son origine dans une comparaison fréquente avec le guide Michelin, ou dans une suspicion de partialité d’un guide créé par une marque. D’une façon générale, la presse étrangère se fait plus volubile que la presse française. Il y a même des réactions très positives. Parmi celles-ci l’enthousiasme d’un journaliste spécialisé du Washington Post – qui prendra plusieurs jours pour tester quasi-systématiquement toutes les adresses proposées par les fascicules de Marseille et Naples pour en rendre compte dans son journal sur une double-page complète – envoie un signal favorable : le positionnement original du guide résonne auprès d’un public.

Les années suivantes voient le guide étoffer progressivement son offre, au coup par coup, ville après ville, sans certitude que le projet sera maintenu et développé. Mais il affine son style et son positionnement ; les textes s’allongent, et « racontent » de plus en plus : il y a une vraie narration. Il devient, autour des adresses, un objet d’histoires et d’anecdotes, qu’on trouve un intérêt à lire même sans partir, les voyageurs immobiles constituant une partie non négligeable du lectorat.

Au début des années 2000, l’équipe du City Guide sent que l’intérêt se renforce : il est remarqué par Canal + qui leur commande un Hors-Série sur Cannes à l’occasion du festival ; il est recherché par des lecteurs qui n’ont pas le profil « acheteurs Vuitton » ou qui ne veulent pas entrer dans les boutiques de la marque. De nouveaux cercles de lecteurs émergent, comme ceux des galeristes qui en font leur guide de référence lors de leurs déplacements sur des foires. Le projet a trouvé un public, il s’est affermi et peut passer à une deuxième phase.

Étape importante en 2009 : sous l’impulsion du nouvellement nommé directeur des éditions Louis Vuitton, Julien Guerrier, la diffusion s’élargit à l’ensemble des canaux de distribution disponibles : on pourra désormais le trouver dans toutes les librairies, museum stores, concept stores, etc. au prix de 30 euros le fascicule. L’image du City Guide passe de celle d’un produit Vuitton à celle d’un livre, édité par Vuitton.

En 2013, pour ses 15 ans, le guide franchit un gros cap : les fondamentaux sont plus revendiqués que jamais, mais avec une refonte totale de l’objet. Autour d’une structure plus réglée d’une ville à l’autre, la forme évolue et la proposition identitaire du guide s’affine considérablement. L’intention est d’en faire tout sauf un produit jetable. Frédéric Bortolotti, fondateur de l’agence « Lords of Design », et Julien Guerrier conçoivent un objet, sensible, de papeterie. La couverture est toilée, les angles arrondis, le papier, très fin mais peu transparent, est fabriqué sur-mesure. Graphiquement, il est fait le choix, à côté du marron Vuitton, d’une couleur dominante par ville. Les images sont traitées en bichromie complémentaire. Un contexte visuel qui permet d’apporter une nouvelle jeunesse à la police ancienne Futura, typo « historique » de Vuitton. Enfin, un tampon « Louis Vuitton City Guide », apposé à côté du nom de chaque ville, complète cette mue et ce travail de développement identitaire.

Tous ces choix de simplicité revendiquée confortent une élégance évidente. Le soin apporté à chaque chose génère un climat désirable, il s’agit bien d’un objet d’une maison de luxe qui rend hommage aux différents savoir-faire. Mais à 30 €.

Le contenu s’enrichit aussi. Les intitulés des rubriques se précisent, et l’éditorialisation des sujets se renforce. Un partenariat, conçu depuis 2012, comme un compagnonnage sur le temps long, avec le collectif de photographes « Tendance Floue » permet d’envoyer des signatures de l’image sur chaque ville. C’est leur regard sur la ville qui est recherché, rien à voir avec une commande d’illustration des adresses citées. Pour les deux City Guides Hors-Série que sont celui de Arles et, plus récemment, celui de Reims, un autre photographe a été dépêché pour compléter la vision de Tendance Floue et portraitiser une dizaine de personnalités incontournables de ces villes. C’est le photographe Jonathan LLense qui a travaillé pour le projet rémois, et posé sur quinze personnalités son regard décalé. Nous lui consacrons un article en page 42.

Le City Guide franchit aussi les frontières de l’Europe et élargit son terrain de jeu à la planète entière alors qu’un invité de marque se fait désormais poisson pilote de chaque nouvelle destination (à titre d’exemple, ce fut le musicien Yuksek pour le City Guide Reims). Changement de dimension. Et succès. Succès commercial, mais aussi d’image.

Il faut dire que l’équipe du guide fait le job. Faire un guide bien senti, avec de vrais choix, précis, exhaustif, développant une certaine distance critique, nécessite de mouiller un peu le maillot. La méthode est toujours identique, mais génère à chaque fois une réalité de travail différente.

Fabriquer un guide de voyage
Il s’agit tout d’abord de dénicher de très bons connaisseurs de la ville, des « fixeurs », pour faire référence à un vocabulaire journalistique plutôt employé en zone de conflit, désignant un « local » capable d’emmener les journalistes aux bons endroits, de les présenter aux bonnes personnes, de fluidifier leurs mouvements et leurs recherches. Ces observateurs avisés leur permettront d’établir une première lecture du maillage local de bonnes adresses, de faire des recoupements et une première sélection. Les dircoms d’hôtels ou les chefs font souvent partie de ce premier cercle d’indicateurs. Ils sont souvent diserts et désignent eux-mêmes d’autres acteurs susceptibles d’avoir un regard sur de bonnes adresses. De fil en aiguille, une liste de bons spots s’établit et permet de passer à une deuxième phase consistant à venir sur place et à tout tester. Les rédacteurs du guide, qui se partagent le travail en fonction des champs d’activité (Gastronomie & hôtels / lieux culturels & patrimoine / histoire locale / boutiques), entament ensuite une phase alternant la rigueur d’un passage en revue exhaustif des adresses listées, avec la légèreté nécessaire au besoin de se laisser porter par l’ambiance de la ville pour en restituer l’humeur et le climat. Et accepter de se laisser surprendre par un imprévu qui donnera relief et saveur au compte-rendu.

Pour le City Guide de Reims, le dernier en date de la collection, Pierre Léonforte, en charge de la coordination générale du projet et de la partie « hôtels / boutiques », a ainsi sillonné pendant cinq semaines la cité des sacres et sa région, se laissant guider par le premier maillage mais aussi par l’inattendu des rencontres.
Ce travail de « limier-le-nez-au-vent », constitue l’essence même – la raison d’être – du concept de guide et le cœur de son contenu puisqu’il s’agit au fond de profiter de l’expérience d’un précédent visiteur.

Vient ensuite le temps de la rédaction, puis de toutes les étapes inhérentes à la fabrication de l’objet « livre », et sa sortie en librairie comme n’importe quel ouvrage.

Il y une forme de permanence dans la fonction de guide, car l’écosystème d’une ville évolue rapidement. Ainsi, dans chaque ville ayant fait l’objet d’un guide, les éditions s’attachent les services d’un correspondant. Un habitant, qui connaît la ville par cœur, et qui sait la regarder évoluer. C’est rarement un « professionnel de la profession » du tourisme, ou quelqu’un recherché pour ce qu’il est, mais plutôt un observateur avisé de la ville, qui a toujours du goût et souvent de l’esprit. Il peut être journaliste ou auteur, mais aussi illustrateur, attaché de presse, photographe… L’important est qu’il ait un regard, sa fonction consistant à guider et préparer les mises à jour successives des guides qui ont lieu tous les deux ans pour la version print et tous les six mois pour l’application, créée en 2015, et largement utilisée depuis (800 000 utilisateurs dans le monde).

Les City Guides couvrent aujourd’hui 30 villes du monde (+ 2 Hors-Série : Arles et Reims) avec un tirage variable en fonction de celles-ci. Depuis le lancement de la nouvelle formule, 500 000 guides, diffusés internationalement, ont été vendus. L’équipe comptant 150 contributeurs chaque année (éditeurs, auteurs, traducteurs, photographes, maquettistes, cartographes, développeurs, imprimeurs, etc.) édite une douzaine de volumes par an. Ce guide qu’on croirait né il y a six ou sept ans fête cette année ses vingt-deux printemps. Il a beau être un projet porté par une grande marque, il reste un micro-projet en regard des autres activités du groupe, mené par une équipe dont les enjeux et difficultés diffèrent finalement assez peu de ceux d’une autre maison d’édition, même si la fragilité financière est, bien sûr, moins une crainte quotidienne. Le nom « Vuitton » inscrit sur la couverture de chaque guide laisse désormais un peu de place au mot « éditions » dans le regard des observateurs. La vision et la cohérence des choix de l’équipe lui a permis de se faire une petite place rien qu’a elle au sein de la galaxie Vuitton et sonne maintenant comme un gage de qualité éditoriale.

Wim Crouwel, Icône retro-futuriste du graphic design

Graphiste et typographe disparu il y a tout juste un an, Wim Crouwel a mené un travail expérimental qui s’inscrivait à contre-courant des règles typographiques. Ce travail est devenu une œuvre intemporelle, un classique faisant encore école auprès des nouvelles générations de graphistes.

Âgé de 90 ans au moment de son décès, Wim Crouwel avait été tour à tour maquettiste, typographe, graphiste, enseignant, directeur de musée. Surtout, il participa à la création du studio Total Design en 1963, dont il deviendra ensuite directeur (1972-1980). Avec celle-ci, il s’imposa comme l’un des principaux créateurs d’identités graphiques dites modernes, au même titre que les tenants de l’école suisse. Dès le début de sa carrière de graphiste, il dédia une partie de son travail aux commandes de musées, renouvelant ainsi en profondeur l’environnement des expositions. Son objectif est alors de donner une cohérence à l’identité visuelle du musée, allant au-delà des collections que celui-ci recèle.

_Police de caractères Fodor, 1964
_Gridnik, 1974
_New Alphabet, 1967

À partir de 1965, et pendant près de vingt ans, il réalisera tous les documents de communication du Stedelijk Museum d’Amsterdam (cartons, affiches, brochures, catalogues…) y appliquant la même grille, parfaitement homogène et identifiable au premier regard. Son travail se diffusera également au sein de nombreuses entreprises privées et publiques (ainsi pour l’aéroport de Schiphol) ou de la Poste néerlandaise (timbres). C’est ainsi que l’annuaire des pages jaunes des Pays-Bas sera réalisé en utilisant uniquement des lettres en bas de casse. Sa recherche croise à la fois une approche assez rigoureuse, voire rigoriste, et la fantaisie pop propre à l’époque.

Affiches d'expositions pour le Stedelijk Museum d'Amsterdam

Mais son œuvre principale tiendra à sa recherche sur la typographie. Très vite, il entend la « standardiser » en adoptant une police de caractères dont la hauteur serait équivalente à la largeur. Il fonde alors un style connu sous le nom de SM-design. Il crée aussi le New Alphabet, qui lui vaudra d’être considéré comme l’un des pionniers de la recherche de design typographique, notamment pour les premières formes typographiques « électroniques » de l’histoire du design. Cette « fonte » de caractères New Alphabet est imaginée par Crouwel en 1967 pour être utilisée sur des ordinateurs.

Croquis New Alphabet

À l’époque le matériel de photocomposition ne pouvait afficher que des barres dans deux dimensions (horizontal / vertical). C’est en faisant siennes ces contraintes d’une technologie à ses débuts que Wim Crouwel crée le New Alphabet. Composée d’horizontales et de verticales, avec des formes parfois éludées pour certains glyphes, cette police de caractères demande au lecteur un effort de concentration pour se l’approprier. Elle rompt avec les règles typographiques de l’époque. Wim Crouwel doit alors affronter nombre de contradicteurs parmi les designers de l’époque. De fait, certains glyphes se ressemblent (ainsi le 1 et le 7, par exemple). Le débat fait rage. Une police de caractères doit-elle tendre vers l’œuvre d’art au risque de perdre une partie de sa fonctionnalité ?

Vorm Gevers, affiche pour le Stedelijk Museum Amsterdam, 1968
"New Alphabet. An introduction for a programmed typography", Catalogue - 1967. Collection Stedelijk Museum Amsterdam
"Atelier 12. Beeldje voor Beeldje", Stedelijk Museum Amsterdam, 1974

Pour certains, Crouwel va trop loin, pour d’autres, il ouvre de nouvelles perspectives, inscrivant le design graphique et la typographie dans l’histoire de l’art. Le New Alphabet sera ensuite redessiné pour l’album Substance du groupe anglais Joy Division (1988). Wim Crouwel est alors un homme accompli, directeur du musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam, l’un des plus beaux musées des beaux-arts des Pays-Bas. Sa recherche, désormais reconnue de tous, continue de vivre à travers les créatifs d’aujourd’hui.

indexgrafik.fr/wim-crouwel/

Jean-Michel Othoniel, Oracles & Prophéties

Le plasticien explore depuis ses débuts les capacités de la matière, notamment le verre soufflé – matériau emblématique de sa pratique –, pour réaliser des sculptures poétiques qui reposent sur la répétition d’éléments modulaires comme les briques ou les perles.

Une aquarelle jaune vif, ressortie récemment des archives de Jean-Michel Othoniel s’impose comme une forme providentielle. L’enveloppe irrégulière de ce parallélépipède peint en 1990 est à lire tout à la fois comme l’unité d’un tout et comme une forme universelle. Cette brique de soufre est le module, l’essence de ses réalisations. Elle est la pierre angulaire d’assemblages, de combinaisons, d’agencements de soufre, de verre, de métal, de cire ou d’or. Elle est à l’origine d’un procédé systématisé par l’artiste, déjà lisible dans cette planche d’esquisse, où la brique est le fragment d’un pan de mur, d’un parapet en construction.

Ce métalloïde découvert par l’artiste dans les années 1980 est prophétique. Il est à l’origine de ses expérimentations formelles, de ses préoccupations artistiques, comme de ses exploitations de modules. Sa quête du soufre dans les îles Eoliennes au nord de la Sicile, le conduit en effet vers la découverte de l’obsidienne de Lipari. Séduit par le pouvoir de métamorphose de cette roche noire née de la vitrification de la lave volcanique, il entame des recherches plastiques pour la récréer artificiellement. Pour retranscrire sa texture tout à la fois opaque et translucide, tout comme son éclat vitreux, il entre en relation avec Saint-Gobain Recherche. De cette rencontre, dans le sillage de sa formation à l’École des Beaux-Arts de Cergy-Pontoise, se déploient deux années d’expérimentations jusqu’à ce que l’obsidienne renaisse en laboratoire.

Jean-Michel Othoniel, ALFA, 2019. Photo : Othoniel Studio / Martin Argyroglo © Othoniel / ADAGP, Paris 2020

Les propriétés des matériaux deviennent dès lors l’occasion d’expérimenter par la rencontre d’un savoir-faire artisanal, de connaissances scientifiques et de projets de plus en plus monumentaux, le potentiel de métamorphose du verre, du métal ou de la cire. Par le feu, l’air et la chaleur, chaque pièce est soufflée, taillée, modelée pour donner forme aux obsessions de l’artiste. Une géographie sensible se dessine, se précise en une ode à la matière. Entouré d’une équipe dans son atelier de la rue de la Perle à Paris et d’une soixantaine de maîtres verriers du Mexique au Japon en passant par l’Inde, l’artiste explore à toutes les échelles le verre et ses possibles. En émanent ses récurrentes perles creuses montées en colliers à travers le monde, comme sur un fil d’Ariane, du kiosque des noctambules de Paris au musée national du Qatar.

Ses perles de verre, telles des boules de cristal, des Oracles pour reprendre l’intitulé de son exposition à la Galerie Perrotin en 2019, le conduisent vers une nouvelle métamorphose pour le moins signifiante. Comme une prédiction, voire une prémonition Jean-Michel Othoniel revient à la brique dessinée sur le papier trente ans auparavant. La brique de soufre se mue en une brique de verre irisée ou d’acier. Son miroitement délicat résonne avec celui de l’eau, de la vague, comme avec celui du feu. Elles font écho aux briques entassées en murets le long des routes indiennes, accumulées par les habitants jusqu’à ce qu’ils puissent bâtir une maison. Surtout elles témoignent de préoccupations universelles. Par une nouvelle variation d’échelle, la renaissance de ce parallélépipède ancien, donne vie à un nouveau corpus d’œuvres entre feu et eau. Telle une ode à la matière elle se joue de métamorphoses, de sublimations et de transmutations, non sans résonances avec les mutations liées à l’anthropocène.

Jean-Michel Othoniel, Le Kiosque des Noctambules, 2000. Photo: Jean-François Mauboussin © 2020 Othoniel / ADAGP, Paris.

Le dessin prend une place importante dans votre processus de création. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation et la place que vous lui accordez dans votre pratique actuelle…
Le dessin est à la base de mon travail. Il est le départ de toute œuvre. Il intervient dans une pratique exploratoire, comme une sorte de journal, où je travaille les couleurs, les formes de chaque œuvre sous forme d’aquarelle ou de graphique. Pour autant mes dessins n’ont été montrés qu’une seule fois à la Galerie Perrotin. J’en conserve les recherches, les archives.

À l’occasion des 30 ans de la Pyramide du Musée du Louvre vous avez réalisé en écho avec « Le Mariage par procuration de Marie de Médicis et d’Henri IV » (1621-1625) des peintures à l’encre sur feuilles d’or (« La Rose du Louvre », 2019). Comment avez-vous envisagé le dialogue de vos perles avec les statuaires des 17ème et 18ème siècles de la cour Puget, comme avec ce chef-d’œuvre de Rubens ?
Invité par Jean-Luc Martinez, en hommage aux trente ans de la Pyramide, j’ai proposé un parcours à la recherche de la symbolique des fleurs autour des œuvres qui me touchaient le plus. J’ai en effet un rapport très personnel avec le Louvre puisqu’il y a trente ans, j’en étais l’un des gardiens. Raconter cette histoire à travers les œuvres du musée m’a donc paru indispensable. Le placement des œuvres s’est fait quant à lui de manière presque fortuite. Les six niches vides derrière les sculptures répondent à mes peintures à l’encre sur feuilles d’or blanc. Plus encore, elles évoquent les grottes ou les arrière-plans aux surfaces réfléchissantes, en nacre, en coquillage, qui créaient au 17ème et 18ème siècle un environnement aux sculptures. Elles résonnent également avec les sculptures qui parlent elles aussi, par la thématique des saisons, de la symbolique des fleurs.

Jean-Michel Othoniel, La Rose du Louvre, 2019. Photo : Claire Dorn © 2020 Othoniel / ADAGP, Paris

« The Big Wave », votre vague monumentale de 25 tonnes, de 6,5 mètres de haut et de 15 mètres de large, conçue à partir de 20 000 briques aux reflets d’encre menace d’engloutir le spectateur. Par ce bleu abyssal et ce risque potentiel, attirez-vous notre attention sur les enjeux écologiques du monde contemporain ?
En tant qu’artiste nous sommes comme des plaques photosensibles, des éponges. Nous sommes tous hypersensibles au changement du monde, à ses frayeurs ou beautés. Nous absorbons l’époque et nous avons même parfois des visions. Le pouvoir visionnaire de l’artiste lui permet de saisir intuitivement des choses importantes dans la société, dans le monde. Je ne dirais pas que le propos écologique est présent dans cette vague – elle n’est pas née d’un tel désir – pourtant elle fait écho aux dessins réalisés au Japon lors du tsunami. Cette idée a infusé dans mon travail et est ressortie comme une urgence. Quand je me suis lancé dans cette folie, dans ce projet entièrement conçu et monté moi-même – dans la logistique comme dans le financement –, une première version a été réalisée à Sète, une seconde définitive a ensuite été montée à Saint-Étienne. Elle est à présent exposée dans l’atelier à Montreuil. Déménager l’atelier est devenu en ce sens une nécessité. Il est nécessaire de vivre les œuvres, de les regarder afin de faire naître d’autres œuvres. Je rêve en effet de construire autour de la vague car je crois que les œuvres engendrent d’autres œuvres.

Vous convoquez également la photographie « La Grande Vague » (1857) de Gustave Le Gray. Cette référence est d’autant plus évidente que vous avez exposé « The Big Wave » au Centre Régional d’Art Contemporain de Sète en 2017. Dites-nous en plus sur votre affinité avec cette marine, avec la photographie…
À mes débuts je m’inspirais beaucoup de photographies anciennes, de ces apparitions qui m’émeuvent encore beaucoup aujourd’hui, comme l’aura d’une main, la face d’une fleur sur le papier photosensible… D’ailleurs ma première exposition était en lien avec la photographie ancienne, composée d’œuvres en gélatine photosensible dont je puisais le côté chimique et alchimique encore présent dans mes œuvres. « The Big Wave » est en ce sens un hommage à Gustave Le Gray.

Jean-Michel Othoniel, The Big Wave (détail), 2018. Photo : Charlotte Piérot © ADAGP, Paris 2019

Le risque de la désillusion semble dans votre démarche éminemment latent, comme dissimulé sous la beauté poétique de vos univers. Ce second niveau de lecture a toujours été présent dans vos œuvres depuis votre brique de soufre. Pourriez-vous nous en dire plus ?
L’œuvre offre un remède au risque de la désillusion, elle offre des réponses à la désillusion du monde. Pour autant l’idée du réenchantement part forcement d’une image de la fracture ou de la catastrophe. Elle permet de penser comment reconstruire et proposer une œuvre qui vient répondre à ce manque, à ce vide afin de penser le monde de manière positive.

Élu en novembre 2018 à l’Académie des Beaux-Arts, représenté par la Galerie Perrotin, vous venez également de publier une monographie chez Phaidon. Que pouvons-nous vous souhaiter de plus providentiel pour l’avenir ?
À travers le grand atelier de Montreuil – appelé la Solfatara en regard du lieu où les pythies se réunissaient pour lire l’avenir sur les vapeurs de soufre – l’idée est de travailler avec des artisans, des danseurs, des gens de théâtre, de littérature ou de l’art thérapie. Elle est d’activer une ouverture, de réactiver le groupe qui aujourd’hui travaille pour moi, dans l’objectif de créer de manière différente, de manière plus ouverte sur le monde et surtout de façon plus active socialement.

Jean-Michel Othoniel © Claire Dorn

Du 16 septembre au 24 octobre la Galerie Perrotin présentera vos œuvres à Tokyo lors d’une exposition personnelle intitulée « Dream Road ». Donnez-nous l’envie de réserver nos billets d’avion pour découvrir vos pièces sur les terres du soleil couchant…
« Dream Road » est inspirée du chrysanthème, fleur impériale, solaire, très liée à la poésie japonaise. Il sera le motif de trois peintures et d’une dizaine de sculptures, comme il influencera toute l’exposition. L’exposition sera inspirée dans sa forme des expositions florales qui ont lieu chaque année au Japon. Je me suis inspiré de cette mise en scène très mathématique, liée aux formes et aux couleurs, pour obtenir un rendu tout à la fois précis et délicat, où les fleurs seront transformées en sculptures.

Le contexte actuel est particulièrement contraignant pour le monde, comme pour la création. Comment allez-vous continuer à produire durant cette période tourmentée ?
Dans l’art contemporain nous sommes des nomades, et cela est altéré par la situation actuelle. J’ai en effet construit ma carrière avec cette idée de voyage, de rencontre. La situation actuelle est donc très contraignante. L’agrandissement de l’atelier à Montreuil va me permettre de travailler dans l’attente sur mes archives, sur toutes ces images ramenées de voyage…

othoniel.fr
perrotin.com

NUE, l’atelier floral de Claire Boreau

Créatrice de l’atelier floral NUE, Claire Boreau s’est formée au métier de fleuriste auprès de Stanislas Draber et de Majid Mohammad (Muse). Ses créations végétales qui témoignent de son approche libre et expérimentale du bouquet lui ont permis de développer, à côté de projets plus personnels, des collaborations artistiques avec de grands noms du luxe, des designers et designers culinaires. Représentée par l’agence Saint Germain, ses set floraux se retrouvent dans des éditos de prestigieux magazines, dans des publicités (Dior, Van Cleef & Arpels…) ou sur des défilés (Kenzo, Givenchy…).

Pouvez-vous nous décrire votre cheminement créatif ?
Lorsque je travaille pour un client, je m’intéresse à la vision, l’identité et le discours porté par ce projet en particulier, je m’interroge sur la façon dont je peux transmettre le message esthétique tout en essayant de prendre des chemins qui ne soient pas trop attendus. Il y a des stéréotypes autour des fleurs, j’essaye de travailler, autant que possible, au-delà ou à côté de ces stéréotypes, utiliser les fleurs plutôt comme un sculpteur qui a de l’argile dans les mains et qui «  expérimente  » en toute conscience que c’est parfois la matière elle-même, ou le mouvement, qui vont influer sur la beauté de l’œuvre. C’est parfois la fleur qui s’ouvre trop vite, la tige tordue, le pétale qui tombe… qui vont décider, et c’est très bien.

Y a-t-il parfois un écart entre votre idée initiale et le projet fini ? Êtes-vous attachée à cette idée ou acceptez-vous volontiers le fait que des contraintes puissent vous mener à un tout autre projet ?
Cet écart entre l’idée et l’objet fini me semble indispensable, c’est là que se trouve, souvent, le charme d’un projet, et le plaisir que j’ai à le réaliser puisque les imprévus révèlent des surprises et des remises en question qui font évoluer sans cesse mon savoir-faire tout comme l’intérêt que je porte à chaque projet.

Avez-vous besoin de chercher de nouvelles idées ou viennent-elles à vous naturellement ?
Je travaille de façon très spontanée, je me réfère peu aux images car j’ai le souci de ne pas reproduire quelque chose de déjà vu. En revanche, je suis inspirée par des personnes qui me transmettent leur «  vision  » mais aussi par des émotions vives que me procurent la musique dans mon atelier, ma vie privée et bien entendu le charme et le parfum de fleurs que je découvre ou re-découvre au fil des saisons, à Rungis ou chez les producteurs.

Votre style évolue-t-il avec le temps ou y a-t-il une forme de constance dans vos différents projets ?
Je revendique l’absence d’appartenance à un style en particulier, j’aime autant l’exercice de l’Ikebana que celui de la composition baroque, le bouquet romantique, contemporain ou le bouquet champêtre, les projets botaniques axés sur la recherche d’ingrédients pour la parfumerie et les décors monumentaux pour la mode. Cette diversité fait de chaque projet une expérience stimulante et je serais bien malheureuse de me cantonner à une seule pratique !

Y a-t-il des éléments qui font votre «  patte » et que vous souhaitez conserver d’une création à une autre ?
Si un élément fait ma patte, je crois que c’est aux autres de le dire, car la diversité des projets auxquels j’ai la chance de participer, fait que je ne m’en rends pas tout à fait compte. Un projet, c’est avant tout une rencontre : avec un photographe, un créateur, une femme qui s’apprête à se marier… ce que je propose communément à ces personnes, c’est le soin, l’ouverture et l’enthousiasme à créer ensemble.

Quels sont pour vous les grands partis-pris (qu’ils soient esthétiques, philosophiques, pratiques…) de votre travail ?
Je n’ai pas de partis-pris. J’ai pu appréhender certains projets avec des a priori esthétiques et ces projets ont pu se révéler être les plus challengeants, les plus joyeux et dont je suis la plus fière. J’ai pu appréhender d’autres projets avec joie «  sur le papier  » et finalement me retrouver frustrée ou déçue du déroulement ou du résultat. Il faut laisser sa chance à l’inattendu, être curieux.

Qu’est-ce qui, jour après jour, nourrit votre envie de produire ?
L’impression que mon travail n’en est pas un, que je pourrais le faire aussi bien par plaisir que parce que c’est mon métier.

Avez-vous envie de vous diriger vers de nouvelles choses ?
Tout le temps ! Mon histoire familiale fait que je m’intéresse à la cuisine (famille de 3 générations de bouchers), j’ai très envie d’aller vers des pratiques qui concernent l’alimentation. Je suis également fascinée par le métier de parfumeur. En somme, ce qui concerne le plaisir des sens. Je ne sais pas encore quand et comment cela prendra forme. Par les rencontres sans doute !

Dans le ventre du Taittinger

Que se passe-t-il en coulisses du Taittinger ? Nous avions suivi Charles Coulombeau lors de la finale du Prix culinaire qui l’a consacré, le 28 janvier 2020. Flashback.

8h15 : École Ferrandi. Le chef Charles Coulombeau et la commise Johanna Vakahi entrent dans la longue cuisine. Il est jeune et fringant, elle est bien plus jeune et mesurée. Le Prix culinaire international de la cuisine d’auteur dit « Le Taittinger » commence. Huit chefs sont en compétition, sept européens et un japonais. Aucune femme. Deux épreuves : une recette inventive autour de la coquille Saint-Jacques et une recette imposée, le Pithiviers de racines d’hiver.

Charles Coulombeau travaille la pâte feuilletée pendant que la commise épluche des échalotes bananes. Il étale la pâte avant de la mettre au froid, l’œil aux aguets sur ce que fait sa commise : « Continue avec ce couteau-là », pour indiquer le bon outil pour couper les côtes du chou vert. Elle s’applique. Le chef a planifié très exactement chaque étape sur un tableau Excel. Deux minuteurs scandent le déroulement des préparations. Il surligne en vert ce qui est fait. Au tour des coquilles d’être ouvertes. Elles sont installées verticalement sur une grille pour égouttage. « N’oublie pas de vider ta poubelle de temps en temps. » L’hygiène et la propreté sont des préoccupations de chaque instant. Il ébarbe les coquilles. C’est précis les gestes d’un chef ; combien de coquilles préparées pour arriver à cette dextérité ? L’œil évalue, la main apprécie la texture, sans doute pense-t-il aussi au temps de cuisson de chacune d’entre elles. Pas de hasard.

9h : L’ambiance monte d’un cran. Ça s’agite partout. Les cuisiniers préparent et cuisent, les commis épluchent, les plongeurs lavent. Il faut trouver sa place sans gêner, mais ne pas s’effacer. Personne ne s’entrechoque, la cuisine est une scène encombrée sur laquelle se meuvent des dizaines de corps ondulants. Johanna s’attaque à un butternut qui a la chair trop dure pour elle. Charles Coulombeau l’aide. Il coupe le légume du haut vers le bas, tout en la rassurant. Elle regarde et reprend la main. Le peu d’assurance des commis est la chose la plus fragile et donc, la plus touchante. Ce concours est aussi la mise en place d’un duo de travail uni par un même espoir : faire d’un plat un moment de communion, synthétiser en une assiette l’aspiration la plus grande, l’alliance des saveurs, des odeurs et des textures.

Bi, bi, bi, bip, bi, bi, bi, bip. Tous les postes de la grande cuisine sont occupés. Avec ses outils et ses tours de main, chaque chef donne forme à son originalité : celui-ci sèche les topinambours au four avant de les poêler, celui-là grille légèrement le tour de chaque coquille au chalumeau, celui-là incise des tronçons de céleri pour qu’ils absorbent mieux le jus de cuisson quand celui-ci étuve des rondins de céleris au-dessus d’une poignée de foin. Tout ici est une fête de la précision. Les chefs se démultiplient, ils tournent, coupent, émulsionnent tout en encadrant les commis. Ils sont ici, ils sont partout. « On est bien dans les temps, c’est parfait. » Johanna s’applique, il y a un infime tremblement au bout de ses doigts. Tout à la réussite de chaque geste, elle mesure tout le chemin qui lui reste à parcourir.

11h15 : le dressage du Pithiviers est commencé, Charles Coulombeau sèche, presse, assaisonne, goûte. Le cercle de 15cm de diamètre monte doucement. Partout ça bout, ça refroidit dans la glace, ça grille sous la salamandre… La cuisine c’est de la chimie active, le chef est un sorcier qui fait naître des textures.

12h12 : « Dans huit minutes il faut envoyer. Au-delà d’un retard de cinq minutes vous aurez des pénalités » lance le chef Emmanuel Renaut (Flocons de sel à Megève, 3 étoiles), Président du Jury. Charles Coulombeau agence tous les éléments de sa recette de coquilles Saint-Jacques où se mêlent mer et terre. Les jeunes serveurs de l’école Ferrandi emportent les assiettes composées comme des tableaux vers les jurés-goûteurs.

Charles Coulombeau a gagné le Prix convoité. Il y a eu bien des espoirs déçus, il est difficile de récompenser autant de talents. Mais ce challenge a fait bouillir les crânes, gageons qu’il en restera quelque chose dans les assiettes de ces chefs. Il ne vous reste plus qu’à vous rendre à Nancy, où Charles Coulombeau et sa femme Roxane viennent de prendre en main le destin de La Maison dans le Parc à deux pas de la place Stanislas.

Les chefs Dominique Crenn, présidente du jury 2020 et Emmanuel Renaut, président du Taittinger depuis 2013 © David Picchiottino

__________

La recette lauréate

Dans le ventre gagnant du Taittinger, il y a une recette
Une recette où la Saint-Jacques joue à la Vénus de Botticelli.
Sortie de sa coquille, elle se drape de feuilles de chou,
Se couvre de lamelles de truffes, s’ébroue de sauce Earl Grey.
Pour emporter la coupe, le chef Charles Coulombeau a imaginé des variations terre et mer, d’exquises bouchées qui mêlent cuissons différentes, textures recherchées et ingrédients choisis.
Au centre de l’assiette, la coquille au naturel sur un trône d’embeurré de chou.
Autour, trois palets de céleri rave confits au beurre qui soutiennent une bille de mousseline à la Saint-Jacques et à la truffe, le tout nappé d’une sauce crémée complexe au thé Earl Grey, aux échalotes, poireaux et champignons étuvés et déglacés au Noilly Prat puis mêlés à la barbe de Saint-Jacques avec une pichenette de bergamote au moment de servir.
Autour, encore, une ballottine de Saint-Jacques, pomme de terre King Edward et truffe, cuite à la vapeur. Coupée en deux, les couleurs étagées en sont remarquables.
Autour, encore, un mille-feuille surprise avec anneaux de pomme de terre et de courge Butternut, et un cœur de farce composé de purée d’échalotes caramélisées et noix concassées ;
Autour, enfin, un cromesquis noir, composé d’une croquette de barbes et de corail de Saint-Jacques au citron et persil, roulé dans une chapelure de pain à l’encre de seiche.
Le tout est disposé sur un cercle d’huile de noix et de poudre de courge.
Couleurs, saveurs, iode pour le goûteur.

prixculinaire.taittinger.fr
taittinger.com

Retrouvez le parcours et la vision de Charles Coulombeau, nouveau chef et dirigeant du restaurant nancéien La Maison dans le Parc >> https://process.vision/article/charles-coulombeau-un-sportif-en-habit-de-cuisinier/