À force d’audace, de travail et de rencontres, Renate Gallois Montbrun est devenue agent pour de très grands noms de la photo. Elle nous livre le récit de son parcours et ses réflexions sur les mutations du métier d’agent d’artistes.
C’est dans son appartement niché dans le haut-marais, que nous rencontrons Renate Gallois Montbrun. Autour d’un thé, notre échange prend place ; ce dont nous allons parler, c’est d’un métier dont il est rarement question mais qui, pourtant, est au plus proche de la création : celui d’agent d’artistes.
Car en effet, Renate est devenue l’une des grandes figures de la profession en fédérant autour d’elle des personnalités – principalement du monde de la photo – comme Sarah Moon, Christine Spengler, David Seidner ou encore Kate Barry. Et si depuis l’explosion du digital l’activité connaît sa plus grande mutation, Renate reste fidèle à sa vision du métier et à son œil. Elle continue de fonctionner à l’intuition, aux atomes crochus, à l’amitié, à l’envie.
Le pied à l’étrier
Un saut dans l’inconnu. C’est à peu près ce qu’a fait Renate lorsqu’elle a commencé en tant qu’agent d’artistes. « J’ai commencé tout à fait par hasard, introduit-elle. Je ne voulais pas du tout faire ce métier, je voulais être architecte d’intérieur, créer des meubles. »
Alors qu’elle est stagiaire, au cours des années 70, au magazine « Dépêche Mode », elle fait la connaissance d’un photographe allemand qui lui demande, de but en blanc, si elle veut être son agent. Elle ne connaît rien à ce métier, dont on lui dit que – dans les grandes lignes – cela consiste à appeler les agences de publicité qui achètent de l’espace dans les magazines de mode, à demander le département « achat d’art » et à présenter le portfolio du photographe en espérant qu’il décroche un contrat. Elle accepte. L’activité, à ce moment-là, ne génère pas grand-chose ; elle a une existence relative, autant économiquement que dans l’esprit de Renate.
Rapidement, le photographe lui présente l’un de ses amis, allemand lui aussi – il faut savoir que Renate est originaire d’Allemagne. « Il faisait beaucoup de photos pour des publicités allemandes, pour des cigarettes, des champagnes, des cognacs, qui représentaient alors de gros budgets publicitaires. »
Elle devient aussi son agent. Petit à petit, le bouche-à-oreille opère et d’autres photographes la demandent. Parmi eux, un brésilien, Otto Stupakoff. « C’est avec lui que j’ai vraiment appris le métier. Il m’a appris à lire les photos, à avoir une sensibilité visuelle. Ensemble, on travaillait beaucoup pour le Vogue français, son nom était très vu. »
Avec Otto Stupakoff, Eva Sereny et d’autres photographes, une petite équipe se forme. Son activité d’agent commence à prendre une vraie dimension. Ses fonctions : définir avec l’artiste une stratégie ; constituer avec lui un dossier ; d’un côté, démarcher les clients les plus adaptés à son profil et, de l’autre, orienter le client vers le photographe qui répondra le mieux à ses besoins ; négocier les contrats…
En parallèle de cette activité, elle monte avec une amie une agence de mannequins. Elle ne connaît rien à ce métier non plus. « J’ai fait beaucoup de choses comme ça, sans vraiment réfléchir, sans maîtriser le métier. » Son agence – « FAM » – installée sur les Champs-Élysées devient très connue, notamment pour ses mannequins dits « special faces ». « C’était marrant au début puis ça ne l’a plus été. Finalement, on ‘vendait’ les mannequins, un physique, et ça m’a dérangée. Je me suis séparée de mon associée au bout de quatre ans. »
Artistes dans l’ordre : Aurore de la Morinerie / Jean-François Lepage / Chico Bialas / Deborah Turbeville / Antoine Lecharny / David Seidner / Christine Spengler / Deidi Von Schaewen / Charlie de Keersmaecker / Nelson Sepulveda.
L’âge d’or
Renate déménage alors ses bureaux là où ils se trouvent toujours, dans un appartement de la rue de Turenne, et poursuit son activité d’agent de photographes. On arrive à la fin des années 80 et c’est une grande époque pour elle – qui s’étendra jusqu’à la fin des années 90. Durant cette période, Renate décroche de très grands noms et connaît des réussites significatives, avec David Seidner * notamment, qui décroche un contrat d’exclusivité avec Yves Saint Laurent, une première pour la marque. « Pierre Bergé a été complètement ébloui par son travail », se souvient Renate. Ou encore, avec Peter Knaup (à ne pas confondre avec Peter Knapp), devenu la référence pour les photos de parfums (Dior, Ungaro…). « C’était de la publicité en affiches et en presse, ce qu’il y avait de plus visible », et donc de plus rentable.
Son bataillon d’artistes ne s’est pas constitué par choix stratégique, ou plutôt, précise-t-elle, par un choix qui s’est imposé par la force de l’intuition et de l’affection. Elle explique aussi qu’il n’y a pas eu de volonté de remplir des cases pour répondre aux différents besoins de la photo, ça s’est fait naturellement.
« En nature morte, il y avait dans l’équipe Peter Knaup ; pour la mode, David Seidner et Deborah Turbeville par exemple. Ils avaient vraiment leur propre style. Les clients cherchaient des ‘maîtres’, de grands photographes qui avaient une patte. Bettina Rheims a aussi intégré mon agence mais elle est partie à l’arrivée d’un photographe avec lequel elle se sentait en concurrence. » Très rarement, Renate se sépare de quelques personnes mais, pour la plupart, ses artistes lui restent fidèles jusqu’au bout, nourris par la relation qui s’est construite. « Être agent, c’est d’abord constituer un duo avec l’artiste, être présent, l’écouter…, rapporte Renate. Ça ne se résume pas seulement au boulot. On connaît toute sa vie. On instaure une relation de confiance. La plupart des gens avec qui je travaille sont devenus des amis très proches. » Elle évoque le nom de Sarah Moon : « On travaille ensemble depuis plus de trente ans. C’était déjà une super star quand on s’est rencontré, c’était bien après Cacharel [La notoriété de Sarah Moon a explosé suite à ses campagnes de pub pour Cacharel dans les années 70 et 80, ndlr]. Aujourd’hui elle est beaucoup plus dans une démarche d’artiste mais à l’époque elle faisait beaucoup de publicité. Ensemble, on a fait Armani pendant trois saisons et Nars. Pour moi c’est un bonheur de travailler avec Sarah et je ne pense pas qu’il soit question qu’on se quitte un jour. » On sent aussi qu’une grande amitié la lie à Aurore de la Morinerie, que Renate a accueillie dans son équipe il y a 14 ans et qu’elle représente, non pas en tant que photographe, mais en tant qu’illustratrice. Elle fut d’ailleurs la première illustratrice que Renate ait représentée. Une ouverture sur un champ nouveau en tant qu’agent mais qui fait sens au regard de son histoire puisque pendant sept ans, à partir 1987, toujours en parallèle de son activité d’agent, Renate a tenu une galerie dédiée à l’illustration. La galerie Rohwedder (son nom de jeune fille) était située rue du Roi Doré, au pied de ses bureaux de la rue de Turenne. « Mon idée de départ c’était de créer un atelier pour retaper des meubles et les vendre. Puis j’ai fait la rencontre de Jean-Jacques Sempé qui n’avait alors pas de galerie, il m’a dit ‘Pourquoi tu ne ferais pas de ce lieu une galerie où tu exposerais mes dessins ?’. C’est venu aussi simplement que ça. »
Naturellement, l’inauguration a eu lieu autour d’une exposition du désormais regretté Sempé. Une fois encore, c’est une activité que Renate a apprise sur le tas et une fois encore, elle a fonctionné aux coups de cœur : « J’étais extrêmement libre, la galerie était à mon nom, je n’avais de compte à rendre à personne. » Elle y expose, outre Sempé, Savignac, Benoit, Hélène Tran ou encore un Jean-Philippe Delhomme à la notoriété naissante. « C’était une époque merveilleuse. Le lieu était très atypique, c’était dans l’ancienne forge de Louis XVI et, à l’époque, il n’y avait pas dans le marais toutes les galeries d’art qu’il y a aujourd’hui. J’étais complètement isolée avec ma petite galerie, elle attisait beaucoup la curiosité et elle a attiré beaucoup de personnes de la publicité car c’était un autre monde que celui de la photo. Pour cela, ça a été enrichissement dans mon activité d’agent. »
Au bout de sept ans, le lieu a été mis en vente. Renate, qui n’était que locataire, a renoncé à l’achat et, n’envisageant pas de poursuivre cette activité ailleurs que dans ce lieu « absolument unique », le volet galeriste de sa vie s’est arrêté là.
Naviguer entre ombre et lumière
En 1996, Renate voit l’activité de son agence ralentir à cause de problèmes de santé qui la contraignent à s’éloigner du travail pendant cinq mois.
Cette période est aussi marquée par le départ « du jour au lendemain » d’un photographe qui comptait beaucoup pour l’agence. L’affaire, qui a brutalement fragilisé l’écosystème qu’avait su construire Renate, se terminera devant les tribunaux.
L’arrivée de Kate Barry dans l’équipe est le rayon de lumière qui balaie le souvenir de ces péripéties. « J’ai vu deux-trois photos de Kate dans le magazine ELLE, j’ai cherché à la rencontrer et ça a été le coup de foudre mutuel. À partir de ce moment-là, elle a pu faire de très beaux portraits pour des magazines comme Vogue. Elle avait un engagement et un professionnalisme très rares. Elle était dans les labos, elle suivait la couleur… Elle était extrêmement méticuleuse mais c’était passionnant de voir ça. Une personne incroyable, d’une gentillesse, d’une élégance… et drôle par-dessus tout. » Mais l’annonce de sa mort, en 2013, est un choc immense. « Ça a été l’un des moments les plus horribles, je pensais même m’arrêter à cette époque. Le métier de la mode est très dur, sans pitié. Et le métier d’agent n’est pas très aimé en France. On se demande quelle est la fonction de l’agent. On le réduit parfois à une personne qui enchérit le coût de la photo, sans valeur ajoutée… ce qui est faux. » Pour Renate, le métier d’agent ne se résume pas qu’à sa partie émergée (penser une stratégie, démarcher, négocier…) ; en sous-terrain, il y a aussi tout un travail consistant à tenir par la main les artistes, « faire équipe » avec chacun d’eux. « Faire équipe », elle l’aura aussi fait pendant près de 14 ans avec un associé ; leur collaboration a pris fin en 2021.
Artistes dans l’ordre : Sarah Moon / Jin Young Hong / Keiichi Tahara / Patricia Schwoerer / Morgane le Gall / Kate Barry / Marie Taillefer / Lon Van Keulen / Peter Knaup / Xavier Casalta.
Une inévitable mutation
Alors qu’avant l’agent était perçu comme un acteur presque indispensable aux yeux de l’artiste comme à ceux du client, Internet a changé la donne, et Instagram tout particulièrement. « Avec le digital, tout le monde a accès aux dossiers des artistes donc il y a beaucoup de clients qui choisissent eux-mêmes. On ne me demande plus ‘qui as-tu pour cette commande ?’, le client sait déjà qui il veut. » Si le client a développé de nouvelles compétences, l’artiste aussi.
Il est devenu un entrepreneur qui sait bien souvent utiliser les outils d’Internet et le ton adéquat pour s’adresser à une audience et « se vendre ».
Pour s’adapter aux mutations de l’écosystème de la création, beaucoup d’agents proposent aussi de gérer la « production ». Ils organisent, au regard d’une enveloppe globale qui leur est allouée, toutes les prises de vue (réservation du studio, du coiffeur, du maquilleur, etc.), une activité chronophage dont se passent – pour le coup – volontiers les clients.
La perte de sens du métier d’agent, tel qu’on le concevait jusqu’au début des années 2010, s’accompagne d’un mouvement similaire en ce qui concerne le métier de photographe de mode qui semble avoir perdu de la dimension quasi sacrée dont il jouissait dans les années 80, 90, 2000. La marque ne cherche plus tellement la patte de l’artiste, celle-là même qui l’identifiait grâce à un ton très personnel ; elle cherche à créer une image qui s’inscrit dans les codes esthétiques qu’elle a prédéfinis. Il est par ailleurs fréquent que des marques demandent un très grand nombre d’images (Renate évoque une trentaine d’images pour une journée), pour une rémunération sans commune mesure avec les usages du passé. « Je ne suis certainement pas l’agent le plus commercial à Paris mais mes artistes ne répondent pas à ce type de commandes. J’ai la chance d’avoir des clients qui sont encore dans une démarche de ‘chercher une patte’. » Renate cite Dior et Chanel qui ont beaucoup travaillé avec Sarah Moon, et le Printemps qui s’est offert plusieurs fois le trait d’Aurore de la Morinerie. La réputation d’Aurore de la Morinerie et de Sarah Moon n’est plus à faire mais pour de jeunes artistes, la situation est plus compliquée. « Lorsqu’un jeune artiste démarre, ce qui est important pour lui, c’est de faire de l’édito ** dans des magazines pour des raisons d’image, et dans l’espoir d’être repéré par des marques, qui sont celles qui proposent des contrats rémunérateurs. Mais la majorité des magazines ne paient pas, parfois même pas de quoi rembourser les frais de déplacement et de production. En fait, ceux qui peuvent travailler pour ces magazines sont ceux qui ont déjà de l’argent, c’est profondément injuste. Les jeunes photographes doivent avoir une double activité pour vivre. Sans parler du fait qu’acquérir de la crédibilité auprès des marques prend du temps. » Renate évoque Antoine Lecharny, 27 ans, une recrue récente de l’agence. « Je crois beaucoup en lui, déclare-t-elle, mais pour la marque il faudra du courage car c’est un jeune et une marque a besoin d’une assurance technique. »
On imagine aisément que faire partie du « pool » de Renate offre déjà une certaine crédibilité. Cette caution morale est un atout dont Antoine Lecharny pourra certainement se prévaloir pour lever un peu plus la barrière de la frilosité du client.
L’avenir
« À mon avis, ce n’est pas un métier qui va durer encore des siècles. » confie Renate. Du moins, pas selon son schéma d’origine. Il peut espérer continuer à conquérir un marché de niche mais, à défaut, il devra se transformer suffisamment radicalement pour trouver une forme de survie. Le terme « d’agent » recouvrira alors sans nul doute une activité plus large.
Cela n’empêche pas Renate, mue par une sincère passion pour l’image, de poursuivre avec enthousiasme son activité. Elle a récemment été rejointe par Marie Benaych, une jeune femme dont elle gage qu’elle serait un très bon agent.
« Elle a un très bon œil mais je ne sais pas si c’est ce qu’elle veut faire de sa vie. » Qu’elle poursuive ou non dans cette voie, elle hérite pour le moment de la vision et du récit d’une agence qui a de profondes racines et assurément, une belle histoire.
* Il a été une grande figure de la photo de mode dans les années 80-90, jusqu’à sa mort en 1999.
** Une commande de photos passée par un magazine et qui sert souvent à accompagner un texte.
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Image de une © Sarah Moon