Publié le 18 mars 2022
Temps de lecture : 5 minutes

Tabac Tabou,Un millésime en parfumerie.

TEXTEAMBRE ALLART
PHOTOSBENOÎT PELLETIER
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En 2015, Marc-Antoine Corticchiato sortait « Tabac Tabou », un parfum millésimé salué par la profession* et qui sonne, aujourd’hui encore, comme un manifeste de la démarche créative qu’il déploie depuis 20 ans à travers sa marque Parfum d’Empire – une démarche profondément libre et artistique.

« J’en ai eu marre des parfums standardisés, c’est pourquoi j’ai décidé de faire ce millésime », se souvient Marc-Antoine Corticchiato interrogé sur la genèse de Tabac Tabou. « J’ai voulu travailler une note de tabac, qui est une odeur que j’aime beaucoup et depuis toujours. » Une note avec laquelle le marché actuel de la parfumerie se montre pourtant très timide à l’heure d’une conscience généralisée des effets du tabac sur la santé. « Rares sont les parfums qui jouent cette note en mode majeur, observe-t-il. J’entends par là des parfums qui lui sont entièrement dédiés. Le terme ‘tabac’ est souvent utilisé en parfumerie mais davantage pour qualifier des facettes. » Vient s’ajouter, à la perception extérieure parfois négative du secteur et du public, le fait que l’utilisation de l’extrait de tabac (toujours dénicotinisé) est très limitée par la législation en parfumerie.

Alors, pour reconstituer l’odeur d’une feuille de tabac « gorgée d’essence, moelleuse, grasse » comme il l’aime, Marc-Antoine Corticchiato – naturellement – pousse l’extrait de tabac, un tabac blond, jusqu’à la quantité maximale autorisée. Puis, il vient l’amplifier à partir d’autres extraits de plantes qui, ensemble, vont pouvoir mimer cette note : foin, fève tonka ou encore immortelle, dont les facettes tabac se mêlent à des accents miellés et liquoreux. « Et pour la tête de la fragrance, j’utilise un extrait de narcisse naturel pour son côté à la fois sève verte, fleur blanche et animal – plus exactement crinière de cheval, précise-t-il. Je voulais retrouver un sillage de savane. »

* En 2016, Tabac Tabou a été sacré meilleur parfum de niche lors des Fifi Awards, une cérémonie organisée par la Fragrance Foundation France visant à récompenser chaque année les meilleurs parfums lancés au cours de l’année précédente, sur leur marché de référence. L’ équivalent des Oscars en parfumerie.

S’il a vu un intérêt olfactif à développer un parfum centré sur le tabac, c’est aussi à travers un regard plus conceptuel qu’il appréhende cette plante à deux facettes. « Le tabac renoue avec le sens premier du parfum : le sacré. Il était utilisé dans l’Ancien monde par les indiens d’Amérique de la même façon que nous utilisons aujourd’hui l’encens, c’est-à-dire à des fins spirituelles. Et paradoxalement, le tabac – comme l’encens – a une odeur extrêmement sensuelle, voire sexuelle. C’est ce dialogue entre la terre (le côté sensuel) et le ciel (l’origine sacrée) que j’aime. »

Le tabac et les plantes sauvages qui entrent dans la composition de Tabac Tabou sont récoltés une fois par an. Les essences obtenues après extraction de chacune de ces matières premières restent isolées ; en aucun cas elles ne sont associées à des essences issues d’autres années ou d’autres provenances géographiques. « Généralement, dans le secteur de la parfumerie, on réalise des communelles. Cela veut dire que, pour une même plante, on mélange différents lots d’essences pour que l’extrait final ait toujours la même qualité olfactive. Mais pour Tabac Tabou, je n’ai pas voulu procéder ainsi » explique Marc-Antoine Corticchiato. Sans l’effet d’assemblage communément pratiqué – pour lequel on peut faire l’analogie avec les vins de réserve en Champagne qui permettent, d’une année à l’autre, d’assurer une certaine linéarité dans le style d’une cuvée –, Tabac Tabou peut dès lors montrer un caractère différent selon les années avec des variations à la fois olfactives et de couleur, les ingrédients naturels exprimant les conditions climatologiques qu’ils ont connues durant leur croissance (soleil, sécheresse, froid, pluie…). Ainsi, selon son histoire, chaque nouvelle « cuvée » de Tabac Tabou pourra révéler un profil plus cuiré, plus floral ou plus gourmand. Quant à la couleur, elle sera d’un vert plus ou moins profond, ou tirera sur l’ambré.

Tabac Tabou ne dépasse pas la production confidentielle – autour de 1000 flacons par an –, les volumes de concentré dépendant de la disponibilité des plantes sauvages. À chaque nouvelle édition, l’année de récolte (qui correspond toujours à l’année précédant la commercialisation) est mentionnée sur l’étiquette des flacons ; un jusqu’au-boutisme dans la logique du millésime qui ne fait pas que des adeptes, en particulier chez certains distributeurs beaucoup plus rassurés avec les produits qui ne bougent pas. « Certains distributeurs se sont même montrés consternés lorsque je leur ai présenté Tabac Tabou… Ils s’inquiétaient de ne plus pouvoir vendre les flacons de l’année précédente s’il leur en restait en stock. » Ce à quoi le parfumeur répond qu’ils restent, bien entendu, commercialisables et qu’ils verront d’ailleurs leur cote augmenter – mais pas leur prix. « J’ai trop de respect pour la nature pour en faire une opération marketing » confie-t-il. D’autres distributeurs se sont au contraire « enflammés » à l’idée d’un parfum millésimé, tout comme certains consommateurs. « On a de grands amateurs de Tabac Tabou qui collectionnent les millésimes, s’étonne Marc-Antoine Corticchiato. Ils attendent les nouveaux avec impatience et nous contactent parfois car ils sont en quête de certaines années.»

Bien que toutes les créations de Parfum d’Empire – aujourd’hui au nombre de 21 – s’articulent autour de la matière première naturelle, la dimension millésimée est pour le moment exclusive à Tabac Tabou. Le parfumeur, qui aimerait étendre cette philosophie à d’autres fragrances, pèse le risque commercial au regard de cet accueil parfois difficile. « Il y a, je trouve, une injustice dont souffre le parfum par rapport au vin. Le public est beaucoup plus formé au vin qu’il ne l’est au parfum. Par exemple, on accepte volontiers qu’en vieillissant un vin puisse avoir une robe différente, mais pas pour le parfum. Or quand la couleur provient d’extraits de plantes naturels – et qu’il n’y a pas d’ajout de colorants dans le jus – il faut accepter l’idée qu’il s’agisse d’un matériel vivant et donc, que la couleur puisse évoluer. » Bien qu’il puisse y avoir une légère évolution de la couleur, olfactivement, il n’existe pas de transformation notable dans le temps même si le parfumeur affirme que les notes de fond, comme celles du tabac, peuvent gagner en profondeur et en texture – du moins au nez des plus avertis.

À l’instar de l’extrait de tabac qui a été poussé à son maximum pour Tabac Tabou, il est souvent question avec Marc-Antoine Corticchiato de « débordements de matières » avec une parfumerie parfois qualifiée de « baroque », bien qu’elle reste complètement contemporaine. « Je suis de manière générale trop souvent dans l’excès, sourit Marc-Antoine Corticchiato. J’aime voir jusqu’où je peux aller trop loin. Les matières que j’explore à l’excès dans mes parfums sont toujours naturelles même si, bien sûr, il y a une complémentarité avec les ingrédients de synthèse, qui restent essentiels. Mais si je fais ce métier, c’est parce que je suis amoureux de la nature avant tout. » Un amour pour la nature qui l’a conduit, jeune adulte, à un doctorat de chimie portant sur l’analyse des extraits de plantes à parfum et les méthodes d’extraction. C’est aussi ce thème qu’il étudiait dans le laboratoire de recherche qu’il a intégré au début de son activité professionnelle, avant de s’orienter vers la création dans le milieu de la parfumerie fine. Les matières premières naturelles, il en a donc une connaissance intime. « Ce qui m’a toujours fasciné dans l’ingrédient naturel, c’est qu’il a, je trouve, une vibration, une énergie que n’a pas toujours la synthèse. Il est aussi plus complexe car contrairement à la synthèse, pour laquelle on parle d’une seule molécule, l’extrait de plante naturel est composé de plusieurs dizaines voire centaines de molécules différentes. On a donc quelque chose qui vit davantage. »

Marc-Antoine Corticchiato © Parfum d'Empire

Ces matières premières naturelles, Marc-Antoine Corticchiato est libre de les utiliser comme il lui plaît grâce au choix d’indépendance qu’il a fait il y a 20 ans en fondant sa propre Maison. « C’est une grande liberté que j’ai de pouvoir utiliser des matières couteuses que certains de mes confrères, travaillant pour le compte de marques, ne sont pas toujours autorisés à utiliser, reconnaît le parfumeur. Par ailleurs contrairement à eux, je peux et je veux m’éloigner des tendances de consommation. Cette liberté qu’ils m’envient parfois, je leur rappelle toujours qu’elle a un coût au quotidien. On ne bénéficie pas de la même sécurité, du même confort. » Pour autant, Marc-Antoine Corticchiato ne regrette rien et conclut dans un sourire : « La parfumerie telle que je la fais est terriblement excitante. »

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