Thomas Devaux détourne les codes de la marchandisation et les transcende en de nouvelles figures liturgiques. Dans la double acception de l’étymologie latine radiare, le rayon, ses émanations et lueurs sacrées ouvrent à une dimension triviale. Le rayon mystique cède la place à des rayonnages, à des étals de supermarché, à leurs lignes standardisées, à leurs codes couleurs composés de jaunes, de rouges, de mauves ou de bleus. Sous ses aplats irisés, à la densité savoureuse, apparaissent les signes discrets et non moins puissants d’une emprise mercantile contemporaine. Le titre de ses œuvres à l’instar de ses séries The Shoppers ou Rayons, laissent en effet présager ce glissement, mais l’œil s’accroche, résiste pour ne pas reconnaître la source de ses prises de vue.
Par une très grande virtuosité, dans le débord de l’image photographique, l’artiste nous donne à voir sous des lignes floutées, la résurgence de fragments consuméristes à peine lisibles. La puissance de la pratique de Thomas Devaux réside en effet dans le velouté de cette surface opaque et vibrante qui n’est autre que celle d’une disparition. Par un traitement minimal, reprenant en apparence les codes de la peinture abstraite ou de l’expressionnisme abstrait des toiles de Rothko, il réduit l’image des rayonnages de supermarchés à des ondes optiques, à des faisceaux hypnotiques. Il se joue ainsi de la trivialité du réel et la transcende. Il questionne l’essence du médium photographique et convoque de nouveaux modes de représentation puisés au cœur de la réalité la plus prosaïque. Plus encore il l’érige au rang d’art, au rang d’icône.
Les visages des clients disparaissent au même titre que les caisses et les allées des supermarchés pour laisser place à des images rituelles, puissantes. La vibration des palettes chromatiques des photographies totémiques serties d’un cadre réalisé à la feuille d’or, convoquent en ce sens les codes d’une iconographie liturgique pour mieux dépasser la réalité prosaïque de ses Rayons. Le sujet devient volatile jusqu’à s’extraire de toute représentation, jusqu’à dépasser la trivialité de la réalité photographiée et toucher l’immatériel. Comment de fait ne pas percevoir dans la série Totem, exposée pour la Nuit Blanche 2021 du CAC Mayenne sur l’autel de l’église Saint Fraimbault – lieu de culte toujours en activité – une présence mystique puissante au creux de ses images profanes. De ses sujets consuméristes empruntés à la grande distribution, aux lieux cultuels qui les accueillent, les œuvres de Thomas Devaux transcendent les potentialités réflectives du verre dichroïque, comme la puissance du réel. Grâce à l’aura mystique qui émane de ces surfaces miroitantes il nous convie à porter un regard critique sur les idoles et icônes contemporaines.
La place de la prise de vue est passée sous silence dans vos entretiens, alors qu’elle est primordiale, notamment dans la série The Shoppers. Vous captez le moment précis où les clients en caisse s’apprêtent à régler leurs achats, à assouvir leurs envies et pulsions de possession. Comment réalisez-vous ces clichés, sans attirer leur attention ?
Lorsque j’ai commencé ma série The Shoppers, je voulais absolument faire mes prises de vues dans une très grande surface et non pas dans une supérette parisienne. Je cherchais un endroit où les consommateurs passent des heures et d’où ils ressortent fatigués. Toutes les grandes surfaces ont refusé que j’y fasse des prises de vues, mais finalement, Auchan a accepté, grâce à l’intermédiaire d’un contact important. Le supermarché d’Auchan à Bagnolet est immense, il y a un étage avec une grande verrière proche des caisses. J’avais donc une belle lumière naturelle et un téléobjectif qui me permettait de prendre des photographies de très loin, sans que l’on me remarque. Lorsque l’expression d’un consommateur me plaisait, je faisais les photographies, ensuite j’allais le voir pour lui parler du projet. S’il acceptait (ce qui était étonnement le cas à 90%), je le faisais signer une autorisation pour utiliser son image. J’avais plus de dix caisses face à moi, avec une personne par caisse toutes les deux minutes, en deux journées j’y ai fait presque toutes mes prises de vues !
Cet Obscur Objet du Désir, intitulé de votre exposition à la Galerie Bacqueville en 2017, engage une dimension éthique dans votre travail et nous interpelle sur nos désirs consuméristes. Vos intentions sont-elles critiques ?
Dans ce travail, je pose des questions, plus que je n’y réponds. C’est pour moi le vrai rôle de l’artiste. Je ne parlerai donc pas d’une critique pure du consumérisme, car moi-même je suis attiré par les objets de consommation. Je ne cherche pas à travailler directement sur les consommateurs, ni sur les objets, mais à ce qu’il y a entre les deux : le désir. Mais il s’agit effectivement d’un désir un peu obscur, qu’est celui de la consommation.
Le risque de la désillusion est à cet égard éminemment latent, dissimulé sous la beauté de vos verres dichroïques et de vos abstractions photographiques. Pourtant la révélation de l’aspect prosaïque de votre sujet ne parvient pas à désacraliser la puissance de vos œuvres. Comment expliquez-vous cette résistance ?
Effectivement, nous sommes bien ici dans une illusion, illusion d’une peinture alors que nous sommes dans de la photographie, illusion d’une abstraction alors que nous sommes dans un flou d’objet et illusion du sacré alors que nous parlons bien d’objets de supermarché. Mais j’utilise l’or, matière qui symbolise dans l’histoire de l’art le sacré, j’y rajoute le verre dichroïque aux couleurs et aux reflets hypnotiques et finalement la verticalité de mes Totems. Je transforme les objets de consommation en éléments se rapprochant de vitraux d’églises. Le dialogue sur la transcendance et le sacré est alors ouvert avec le spectateur.
La disparition sublime vos séries, tout comme elle questionne l’essence de la photographie contemporaine entre abstraction et révélation. Nathalie Giraudeau, commissaire de l’exposition La photographie à l’épreuve de l’abstraction précise que « l’abstraction désigne l’idée dans son essence », qu’elle ouvre à une quête d’un au-delà du visible. Comment vous situez-vous face à cette mouvance actuelle de la photographie ?
Lorsque qu’on me demande si je suis photographe, je réponds souvent plasticien. Je ne fais pas que de la photographie. Lorsque j’en fais effectivement, celle-ci est considérée comme de la photographie plasticienne, qui ne cherche pas forcément à représenter le réel. J’utilise l’appareil photo comme un capteur de notre monde. Dans ma série Totem, non seulement j’utilise l’abstraction en couleur, mais en plus, je choisis un format très fin, très loin des standards photographiques. On retrouve, effectivement, de plus en plus de photographes qui n’hésitent plus à aller très loin dans des expérimentations formelles.
La part physique, au sens des propriétés fondamentales de la matière et de l’optique, est primordiale dans vos séries Totem, The Shoppers et Rayons. Des capacités des rayons optiques aux potentialités physiques du verre dichroïque, pourriez-vous nous éclairer sur ses enjeux, ses potentialités et sa dimension technique ?
J’ai commencé mon projet Cet Obscur Objet du Désir, par la série The Shoppers. L’idée était d’enlever la couleur aux consommateurs pour ensuite leur opposer des rayons colorés encadrés de baguettes dorées. Je voulais avec les Rayons retranscrire l’énergie pauvre des étals de supermarché en œuvre abstraite, auratique et étrangement séduisante. Je me suis intéressé aux prismes, à la diffraction de la couleur, aux couleurs interférentielles, à ce qu’est finalement la couleur pour développer ce travail.
Le verre dichroïque offre un halo méditatif, auratique et cultuel puissant à vos œuvres. Avez-vous avec cette matière – capable de transmettre une couleur différente selon la polarisation de la lumière – une histoire particulière ?
Au départ comme tout le monde je connaissais la forme plastique du dichroïque, que l’on retrouve sur les sneakers ou les jeux d’enfants. Une matière qui change de couleur suivant son orientation. Mais je cherchais une matière plus précieuse (« pré-des-cieux ») qui durerait dans le temps et qui me permettrait de travailler la lumière dans mes œuvres. C’est Jack Degorgue, un ingénieur dans le domaine de l’art, qui m’a proposé ce verre dichroïque que j’utilise maintenant. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre réellement les capacités de cette matière. Ce verre découle des recherches de la NASA, il a un très fort indice de réflectivité et peut donc être utilisé sur les satellites ou pour renvoyer les lasers par exemple. Lors de la Nuit Blanche organisée par le Centre d’Art Contemporain le Kiosque, sous le commissariat de Mathias Courtet et avec l’aide de la Galerie Bacqueville, l’installation des six Totems renvoyait sur toute la longueur de l’église des rayons jaunes très intenses dans lesquels les spectateurs se retrouvaient immergés.
« Plus la matière matérielle se fixe et se fige, plus le suspens infini qui l’agite tremble par dessous. ». L’apparente fixité de vos images photographiques semble pour reprendre les mots d’Édouard Glissant trembler sous sa surface. De fait elle miroite, ne se laisse pas saisir en un coup d’œil, nous renvoie à notre propre image et nous impose un pas de côté. Ce tremblement fait-il sens pour vous ?
Oui évidemment, j’ai cherché dans les Dichroics à créer des œuvres à la fois attractives et complexes. Les couleurs changent, elles sont difficilement photographiables, et en même temps, tout le monde essaye de se prendre en photo à travers ces œuvres miroïques. Après ma série de Rayons, je cherchais à aller plus loin dans le processus. Je voulais ne plus permettre au spectateur de garder de distance face à l’œuvre. Son reflet se mélange à l’œuvre et surtout fusionne à la couleur derrière laquelle se cache les objets, les Dichroics absorbent et hypnotisent le regardeur. L’effet contemplatif est à double tranchant, ces œuvres du projet Cet Obscur Objet du Désir apparaissant comme a écrit Florian Gaité comme « une fable plastique par laquelle le public peut prendre conscience de sa propre consumation ».