Publié le 16 juin 2022
Temps de lecture : 10 minutes

Thomas Paquet, récolter la lumière du temps

TEXTEBENOÎT PELLETIER
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Cet artiste développe une œuvre très originale, qui, sous des dehors d’abstraction, nous accompagne dans l’appréhension de la lumière, du temps, des astres et de leur mouvement, et, incidemment, de notre place dans cette mécanique universelle.

Ici, il est question de photographie. Littéralement.

Tous les photographes écrivent avec la lumière : ils reproduisent une image de la réalité à l’aide de la lumière qui va impressionner une émulsion chimique photosensible ou un capteur numérique. L’objet du travail de Thomas Paquet est la lumière elle-même, ou les phénomènes directement en lien avec son existence ou sa présence comme le soleil, son mouvement, et leur corollaire le temps. À ce titre, il est un photographe conceptuel ou expérimental, car il détourne la fonction première du procédé pour en faire autre chose. Et cet autre chose fait œuvre, son œuvre.

Enfant de la balle, mais pas trop
S’il explore aujourd’hui des contrées inconnues, il a commencé son cheminement d’une manière assez classique. Il y a un peu de l’enfant de la balle chez ce photographe là (mais un peu seulement). Fils de photographe, il découvre avec lui le laboratoire noir & blanc et les premiers émois des manipulations chimiques. Petit-fils de peintre, dont le travail s’inscrit dans le mouvement de l’abstraction lyrique (qui s’inspire de la nature sans être figuratif), il est influencé par une vision du monde qui s’affranchit des règles de la représentation. C’est au fond en effet, à sa façon – bien différente –, l’art que pratique Thomas, un art soufflé par la nature, mais non figuratif. Plus largement, au contact de cette figure grand-paternelle, l’abstraction est d’emblée posée comme un territoire familier.

Fin des années 90, Thomas est étudiant en classe préparatoire de mathématiques. Il s’en échappe au bout de deux ans : pas assez de matière, de prise directe avec le réel. Mais sa tendresse naturelle pour le fait scientifique a trouvé de quoi s’exprimer. Il se familiarise au contact potentiellement rugueux du froid calcul scientifique ; des espaces de libres explorations se déverrouillent. Ce sera utile de maîtriser le rationnel pour explorer le poétique.
Il enchaîne sur une école de photo qu’il n’aura pas l’occasion de terminer car il est rapidement happé par le monde professionnel, qu’il rejoint dès l’issue de son premier stage. Il devient assistant photo dans la grande sphère de la mode (beauté, cosmétique, still life, vêtements, etc). C’est encore la grande époque de la photo de mode, quand la réalité ne s’était pas encore départie du cliché : beaucoup de moyens et donc beaucoup de possibilités avec leurs cortèges de construction de décor, de solutions techniques à la pointe, d’éclairage surdimensionnés, d’idées débridées… Sans doute une époque too much, mais l’occasion en or pour un jeune assistant d’en apprendre beaucoup. L’impudeur du « No limit » aura eu ceci de positif.
En 2004-2005 vient le temps des premiers shootings personnels : mannequins, objets, produits… Il s’émancipe vite de ses boulots d’assistant et se met à son compte en devenant photographe professionnel. Il poursuivra cette carrière de photographe commercial jusqu’aux alentours de 2015. Avec de beaux succès, des projets d’ampleur, et une belle notoriété. Il a un agent, de grandes marques lui confient des budgets importants, il doit développer une vision globale, constituer et encadrer des équipes : le big game. Il a adoré ça.

"Horizon #4", 2015

Il n’en a pas moins commencé (2012) à expérimenter des idées naissantes et très éloignées de son environnement professionnel direct. Une façon de pratiquer la photo dans un espace de liberté personnelle qui tient à distance toutes les contraintes et paramètres qui composent l’équation qu’il se doit de résoudre en tant que photographe commercial. Il loue un petit atelier, installe sa chambre, son labo. De ces premières expérimentations découleront en ligne directe, mais plus tard, la série Horizons, à laquelle il travaille avec plus d’assiduité à partir de 2015. Parallèlement, par un mouvement naturel de vases communicants, il s’implique un peu moins dans ses travaux commerciaux, n’y trouvant plus son compte. Il a, en effet, besoin de ne plus transiger avec son envie de s’épanouir dans la photographie, pas plus qu’avec celle de s’épanouir intellectuellement. Il désire, en outre, s’autoriser le risque de la photo expérimentale, qui s’affranchit de toutes les règles. Un chemin étroit et sinueux, mais dont on a le droit de rêver qu’il mène loin. Au moins jusqu’au sentiment d’avoir trouvé sa place. Ce serait déjà beaucoup.

"Horizon #9", 2019
"Horizon #11", 2019
Horizon #5, 2015

(Nouveaux) horizons
Horizons sera son manifeste. En composant ces paysages imaginaires, il pose les bases de sa démarche personnelle et amorce clairement un virage professionnel. Ces images, réalisées à la chambre photographique (un boitier à la fois plus gros, plus basique, et qui permet de faire des images d’une définition incroyablement plus grande qu’un boitier « domestique »), sont une forme de détournement. Réalisées en studio, elles sont créées de toutes pièces : de la lumière, filtrée de couleurs, est projetée sur un écran, puis photographiée en agissant sur la netteté afin qu’elles atteignent un certain niveau de flou. On se figure un paysage, et c’est bien ce qu’on doit voir, mais il est un « pur produit de la manipulation de l’image, une construction ». Pourtant la photo retenue est belle et bien le fruit d’une prise de vue tout à fait traditionnelle, réalisée en argentique. D’ailleurs, pour accentuer le trouble, Thomas laisse le bord noir de l’émulsion sur ses tirages. Une façon de dire « cette image est bien réelle ». Il fixe l’intangible sur le tangible, dans un instant de vérité, lui donnant une existence matérielle par ce tour de passe-passe photographique. Comme il le revendique, lui-même, c’est le moment où il devient magicien.

En 2018, cette série est presque complétée. Son corpus principal, l’ensemble des images, existe. Elle se matérialise sous la forme de grands tirages et de polaroïds présentés par ensemble de neuf. Pour la première fois, il éprouve l’idée de la série, et de la séquence. Une préoccupation qui sera très présente dans les projets à venir.
Depuis quelques semaines, il a fait une rencontre déterminante, celle de Thierry Bigaignon, le créateur d’une galerie d’art contemporain « photo-sensible ». Entendez par là, qu’il montre le travail d’artistes très concernés par le médium photo en lui-même, c’est-à-dire que « l’idée » de la photographie est souvent leur sujet. Entre ces deux-là, ça matche immédiatement. Thierry Bigaignon, le prend dans son « roaster » d’artistes et montre, pour la première fois, ses travaux dans l’année.

Cette fois, il est décidé à embrasser, progressivement pour limiter les secousses du passage d’un état à l’autre, une carrière d’artiste. Plutôt courageux car ça pourrait être inconfortable, surtout au regard du train de vie (supposé) d’un photographe de mode bien identifié. De fait, ça va l’être, mais plus vite et plus brutalement que prévu.

"Paysages immobiles #1", 2018

Dans le bain de révélateur
Après cette première exposition, les commandes commerciales ne ralentissent pas, elles s’arrêtent, purement et simplement, du jour au lendemain. Les deux univers semblent particulièrement étanches. Pas de retour en arrière possible. C’est le moment – puisque cette fois il dispose du temps et de l’espace mental disponible – de se jeter à corps perdu dans la poursuite de ses recherches.

La deuxième série aboutie qui vient après Horizons est la série L’ombre des heures (2018-2020) qui capture, en utilisant le procédé du cyanotype (un procédé photographique monochrome – cyan, c’est à dire bleu – qui fixe l’ombre d’un objet directement sur le papier) l’ombre d’un gnomon (la tige constituant l’ombre portée des cadrans solaires). En exposant le papier au midi solaire on recueille la trace de son ombre. Ce faisant, en procédant ainsi à différentes périodes de l’année on enregistre la présence du soleil qui se manifeste de façon toujours différente (la longueur de l’ombre est plus ou moins grande). Chaque image, est le fruit d’un protocole précis qui vise à créer des conditions d’exposition absolument identiques de façon à laisser s’exprimer au mieux ce qui rend unique chaque œuvre : la position du soleil. On croit avoir sous les yeux une image abstraite, mais on contemple, en un tracé clair sur une longue feuille bleue, la rigueur implacable du temps qui s’écoule cependant que nous est rappelé notre position dans l’espace, voire notre présence sur cette terre qui a été exposée avant nous à ces mêmes rayons et qui le sera après… C’est à la fois, complètement plastique et totalement conceptuel. L’approche a ici un peu changé. Il s’agit d’enregistrer un phénomène naturel et non de créer son illusion. Mais la lumière en tant que matériau reste centrale, et le sujet de l’image, le soleil, est aussi la source de son élaboration. Belle synthèse sémantique.

"20 juin 2019 - midi solaire", "27 septembre 2018 - midi solaire", "24 octobre 2018 - midi solaire" série "L’ombre des heures", 2018

Il poursuit ses recherches avec la série Et pendant ce temps le soleil tourne (2020-2021), à travers laquelle il capte des phénomènes similaires – le mouvement perçu du soleil depuis la terre – mais selon une approche un peu différente. Thomas ne vient pas capter ici l’ombre du gnomon mais le mouvement du soleil lui-même. Et pour retenir son déplacement, il utilise le sténopé, cet ancêtre de l’appareil photo qui fonctionne comme un œil : l’image vient s’imprimer sur un papier photosensible placé au fond d’une boîte en laissant passer la lumière à travers un minuscule trou (le « pinhole » = trou d’épingle). Il en résulte, au terme d’une exposition très longue, des images où l’on devine le tracé du soleil. Grâce à des manipulations d’alchimistes du procédé de développement noir & blanc, il arrive à donner des teintes qui peuvent différer à son gré. Il peut aussi démultiplier les tracés sur une même feuille de papier en modifiant le sténopé. Et bien sûr, la même exposition à une journée d’intervalle ne donnera pas le même résultat, conférant à chaque image à l’issue de son protocole d’exposition un caractère absolument unique.

"Et pendant ce temps le soleil tourne - S12-1", 2021
"Et pendant ce temps le soleil tourne - S19-1", 2020

La série Empreinte(s) (2020) affine encore cette idée, en photographiant, avec un appareil traditionnel, le passage du soleil dans le ciel selon un protocole lui aussi très rigoureux incluant temps de pose, position, inclinaison de l’objectif par rapport à l’horizon… Les tirages noirs sortant de la chambre de développement sont balafrés par le passage du soleil et racontent clairement, disposés en série, le trajet de sa course en fonction du moment de l’année auquel ils ont été réalisés.

"Empreinte(s) #62", 2019
Empreintes #117
Empreintes #118
Empreintes #119

Rigueur, opiniâtreté & poésie
Chacune de ses œuvres est le fruit d’une démarche très précise. Il n’y pas de place pour l’improvisation, ou, au contraire, tout est fait pour que l’improvisation des éléments (la lumière, les astres, le temps…) puisse s’exprimer pleinement. Chaque idée est conceptualisée, organisée, écrite, avant d’être réalisée. Une fois le processus lancé, Thomas Paquet respecte scrupuleusement les règles qui a lui-même établies sous peine d’abîmer son concept et donc la raison d’être de l’œuvre elle-même. Il démultiplie avec un soin méticuleux les essais et note scrupuleusement le résultat de ses recherches afin de pouvoir reproduire à l’identique un rendu satisfaisant. Il y a un peu de la position du laborantin froid mâtiné de l’enthousiasme candide du petit chimiste dans son approche.

Pour certaines pièces, la répétition n’est plus seulement une méthode de recherche mais une composante de l’œuvre à venir, présentée en séquence. Certaines œuvres de la série L’ombre des heures ou Et pendant ce temps le soleil tourne, par exemple, montrent sur un même support un grand nombre de fois le passage du soleil. On peut voir les légères variations qui séparent les images, et donc, sentir l’écoulement du temps. D’abord séduit plastiquement – c’est beau, tout simplement – on se découvre touché de se dire que sur une seule feuille de papier se trouvent regroupés un ensemble de moments ; que le soleil à fait plusieurs fois « le tour de la terre », le tour de nos vies. Pendant la même période, elles se sont écoulées. Les voici, réunies ici, sous nos yeux, le plus simplement du monde.

"Décalage horaire #2", série "L’ombre des heures", 2020

Un esprit chagrin pourrait trouver lassante la succession à de très nombreuses reprises, et leur alignement en séquence systématique, d’images quasiment identiques. Pour Thomas, il n’en est rien, car précisément, elles ne sont que « quasiment » identiques, c’est à dire toutes différentes. À chaque nouvelle image ajoutée à la séquence, une personnalité, une forme nouvelle, une tonalité qui apporte le goût de sa différence et qui confère à l’ensemble une saveur complexe comme peut l’être celle d’un vin, fruit de multiples choix et composants. Pour Thomas, « la répétition, c’est la vie ». Elle permet surtout d’atteindre une forme de transcendance puisque « grâce à elle, on contemple l’infini ». Difficile d’aller plus loin. L’ensemble est d’une cohérence folle.

Bien sûr tout ça prend du temps, justement. Du temps incompressible : il reste le maître du jeu. Une de ses œuvres en cours nécessite une prise de vue par jour pendant… un an. Et les conditions climatiques doivent être bonnes, ce qui implique de « composer » une année sur plusieurs autres. Le temps long est aussi celui de la pose (qui peut aller jusque plusieurs jours) ou du développement, tant certaines images sont le fruit de manipulations chimiques complexes et successives. Ces apparentes contraintes participent en réalité pleinement de l’œuvre elle-même. Elles en sont le corpus, la condition. Et d’une certaine façon la raison d’être, puisque, à l’instar de son jumeau artistique, la lumière, le temps est à la fois le sujet et la méthode de l’œuvre.

Mutations
La période 2018-2020 aura été pour Thomas, celle de recherches intenses. Elle a livré à grande vitesse ces séries, entrecoupées de projets au cours moins long comme le très beau Éclipse(s). Elle aura été aussi le moment d’un passage à marche forcée du statut de photographe commercial à celui d’artiste. Un période très riche artistiquement, mais plus difficile d’un point de vue domestique, avec une baisse de revenus brutale qu’il a fallu encaisser, les artistes aussi doivent payer leur loyer et nourrir leur famille.

Continuer à dessiner soi-même son avenir dans un environnement aussi volatile que le sensible sans se laisser envahir par le doute nécessite une belle conviction dans sa vision et sa capacité à toucher l’autre.
Cela a été rendu possible aussi grâce à son galeriste Thierry Bigaignon – un personnage proactif, animé d’un enthousiasme communicatif pour le travail de ses artistes –, avec qui il constitue un véritable binôme et dont la relation s’inscrit dans un échange constant. Un galeriste qui « challenge » souvent « son » artiste et qui œuvre au développement de sa carrière au fil d’une stratégie réfléchie et structurée en séquences.

Fin 2020, la mue est faite : il vit de son travail, et est devenu un artiste, sinon installé, qui prend franchement ses marques. Qui commence à compter même, pourrait-on dire. Certaines institutions comme le Musée français de la photographie ou le CNP (Centre National de la Photographie) ne s’y sont pas trompées en ayant déjà fait l’acquisition d’œuvres. Les voyants sont au vert, on peut continuer à avancer. Et à inventer.

En 2021, il crée The Observatory. Poussant, autour des mêmes préoccupations, ses recherches encore un peu plus loin, il s’émancipe provisoirement, pour ce nouveau travail, de l’enregistrement analogique de l’image, du film, de la chimie. Il s’agit de représenter visuellement, en temps réel, le trinôme que nous formons avec la lune et le soleil. En associant les coordonnées de leur position à une couleur, et en reliant ces deux couleurs par un dégradé, il crée une image – un spectre coloré – qui change en permanence, mais de façon infime, en fonction du temps qui passe et de l’emplacement de l’œuvre. Ainsi, au même moment, The Observatory n’est pas la même à Paris ou à Mexico. L’œuvre a été développée avec un informaticien et un astronome, et si elle prend vie grâce à un écran circulaire (conçu par Thomas), son cœur est un logiciel. C’est ce caractère « virtuel » qui lui a permis d’être lancée sous format NFT en avril dernier avec l’aide de la société Danaé. Une première pour Thomas et la galerie. L’avenir nous dira s’il s’agit d’un pas de côté, tant il semble que l’enregistrement physique d’une image sur du papier soit consubstantiel de son raisonnement, mais ces questions resteront sans doute accessoires au socle de ses préoccupations : la lumière, le temps, notre place dans l’univers, et la beauté de cet ensemble…

Une beauté qu’il revendique, qu’il cherche à faire jaillir, un peu à contre-courant de certaines tendances de l’art contemporain. « Je n’ai pas de message social ou environnemental, ou politique. Ce n’est pas mon chemin et je ne peux pas le pervertir. » Il cherche une beauté plastique qui serait le transport naturel vers un état contemplatif, un chemin qui permettrait de toucher quelque chose d’universel.

Il y a un côté extraordinairement « à l’os » dans son travail. Comment aller plus à l’essentiel que de faire de la source d’une image son sujet lui-même, et en profiter pour nous raconter le temps et notre place dans toute cette mécanique ? La démarche est fantastiquement minimaliste, et donc totalement maximaliste, car il est question de retenir l’origine de l’origine, et d’observer s’il en ressort quelque chose qui a un lien avec la beauté. Assurément c’est beau. Ça l’est plastiquement, conceptuellement et dans le processus et son opiniâtreté. Le tout forme un ensemble d’une rare cohérence au sein duquel les choses se répondent et se nourrissent.

On aurait pu imaginer Thomas Paquet en scientifique froid produisant, selon un procédé systématique, des œuvres déconnectées du monde. On a découvert un alchimiste du sensible, un rêveur – solaire, bien sûr –, capable de s’astreindre à une discipline quasi autistique pour faire naître un tout petit moment de poésie très pure, un de ces moments qui révèlent ce qui est là et qui nous reconnectent au monde.