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Franck Courtès, les éternels débuts

Photographe de renom, Franck Courtès a brutalement stoppé sa carrière pour ouvrir une autre recherche artistique et s’adonner à l’écriture.

Un jour de 2011, il posa son boîtier. Définitivement. Pendant 26 ans, pourtant, il a fait partie des grands noms de la photographie de presse, travaillant pour Le Monde, Libération ou encore Les Inrockuptibles. Il s’y était rapidement imposé, et l’on s’arrachait ses portraits, dont il s’était fait une spécialité. Il photographiait Arletty, Jean-Pierre Léaud, Jacques Demy, Iggy Pop, Michel Polnareff, Joey Starr, Karim Benzema, Jacques Derrida, Pierre Bérégovoy, Patrick Modiano… Brutalement, tout cela n’était plus possible. « Je crois que j’avais fait le tour de tout cela, se souvient-il. Et plusieurs fois le tour, même. » La starification de celles et ceux qu’il était amené à photographier, en même temps que la vacuité inhérente à leur personne, parfois, lui devenaient insupportable. Trop de paillettes, d’argent, pour trop peu de sens. Franck Courtès n’a alors pas encore atteint la cinquantaine, mais il aborde ce nouveau moment de sa vie avec l’intention d’y trouver la même intensité que dans la première partie de son existence. Parce qu’il a aimé passionnément la photo. D’aucuns s’interrogent sur cet arrêt brutal, lui le premier. Il aurait pu bifurquer vers un autre type de photo, peut-être la photo d’art, mais n’en a pas l’énergie. Sa vie, désormais, se construit autour des mots. « J’ai toujours eu en moi, de manière très forte, quasi vitale, une expression artistique. Je tournais la page de la photo, lassé par ses à-côtés, par celles et ceux que j’y rencontrais, par les voyages. Je me fatiguais moi-même en reproduisant toujours les mêmes poses, les mêmes types de décor. Nous avons tous notre style en photo, je ne parvenais pas à sortir du mien. »

Avec les mots, il s’imagine une tout autre vie et s’autorise un rêve d’enfance, celui de s’isoler, loin du monde et de son fracas, seul avec les mots. Et non sans culpabilité. Il écrit, trouve un éditeur, est publié. Mais les revenus ne sont pas les mêmes. Comme beaucoup d’autres auteurs en France, Franck Courtès vit aujourd’hui du RSA, de petits boulots alimentaires et des quelques droits d’auteur que génèrent ses productions. Longtemps, il a vécu avec cette culpabilité que son entourage lui renvoyait souvent. Pourquoi mettre en péril sa famille, et peut-être l’avenir de ses enfants, alors qu’ayant atteint son niveau de notoriété, la photographie telle qu’il la pratiquait était très rémunératrice. Il n’en sera rien, l’art dévore tout. « En fait, en choisissant l’écriture, j’ai voulu tout reprendre, recommencer, apprendre à nouveau. Ce n’était plus le cas avec la photo. Là, je me suis retrouvé dans la position d’un débutant, de celui qui a tout à faire et tout à prouver en même temps. Je crois que c’est celle qui me sied le mieux. J’ai besoin d’être dans un apprentissage permanent. »
De cette incompréhension avec ses proches, il fait une œuvre d’art. De la photographie à l’autofiction, il dresse là un portrait. Le sien. Dans La Dernière photo (éditions Jean-Claude Lattès, 2018), il raconte ses 26 années de passion sans partage pour la photographie et pourquoi, en 2011, il range tout. Appareil photo, films, archives, tout est remisé. Depuis, dit-il, il n’a plus jamais repris de photo. « Je ne peux pas, cela m’angoisse. Pour moi, la photo, c’était tout ou rien. Il ne peut pas y avoir de demi-mesure. » La Dernière photo est comme une mise en abîme, une manière de transformer l’arrêt d’un art en une œuvre nouvelle. L’ouvrage est bien reçu, il provoque beaucoup de réactions chez les photographes de sa génération qui lui avouent partager bien souvent cette même lassitude, sans parvenir à l’assumer comme il a pu le faire. De l’instantanéité de la photographie, il est passé au travail long, harassant, de l’écrivain qui chaque jour reprend sa plume. Il écrit quotidiennement tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend nourrit son travail. Il vient de terminer un recueil de nouvelles, paru tout récemment chez Gallimard (Les Liens sacrés du mariage). « J’ai passé trois ans sur ce projet et j’ai tellement aimé vivre avec la trentaine de personnages qui l’habitent. Sans cela, je ne peux pas avancer dans ma vie. »

Son prochain projet proposera une suite à La Dernière photo, puisqu’il y contera, de manière romancée, l’existence de ce photographe qui abandonne son boîtier pour prendre la plume. « En réalité, seul le médium change. Je vais au même endroit que lorsque je réalisais des portraits. Je suis pleinement dans mon art, comme possédé par lui. » Il avance sur son manuscrit, sans savoir si un éditeur acceptera de le publier, dans cette précarité permanente qui entoure le quotidien de l’auteur. Une chose lui manque, l’outil. Franck Courtès se voit bien comme un artisan, « sans doute parce que lui aussi apprend chaque jour, affine son geste et sa technique. J’avais des Rolls, des appareils incroyables, que je bricolais. Je touchais la perfection avec ces boîtiers. » L’avènement du numérique ne sera pas sans compter dans son abandon de la photo, il n’est jamais parvenu à se séparer de son matériel argentique, la production numérique lui semblant tellement plus fade. Aujourd’hui, il garde un œil sur ce que font des photographes de sa génération. Il aime porter son regard sur la recherche de Boris Allin, alias Odieux Boby, ou celle de Pascal Dolémieux. Il y retrouve un peu de ce « feu sacré » qui l’a animé pendant si longtemps. Mais la page est définitivement tournée, l’avenir sera toujours incertain, mais Franck Courtès apprendra de son art, encore et toujours.

Bibliographie
Les Liens sacré du mariage, Gallimard, 2022 | La Dernière photo, Jean-Claude Lattès, 2018 | Sur une majeure partie de la France, Jean-Claude Lattès, 2016 | Toute ressemblance avec le père, Jean-Claude Lattès, 2014 | Autorisation de pratiquer la course à pied et autres échappées, Jean-Claude Lattès, 2013

Prix du Livre Grand Est, Le palmarès 2022

Le Prix du Livre Grand Est est dédié à l’illustration, à la bande dessinée et au livre objet. En 2022, pour la troisième année consécutive, il récompense trois nouveaux lauréats et nous révèle ses coups de cœurs.  À travers le dessin ou même la photographie, ce prix entretien une filière d’exception et notre plaisir de feuilleter l’œuvre de nouveaux talents.

Par sa tradition graphique de Chaumont à Strasbourg et de Gutenberg à l’imagerie d’Épinal, le Grand Est a offert au fil de son histoire une place prépondérante à l’illustration et révèle aujourd’hui encore de nombreux talents. Le réseau d’une centaine de librairies indépendantes et de bibliothèques sur le territoire alimente un maillage fort et dynamise les espaces ruraux. Face à une telle richesse la région Grand Est déploie une politique concrète tournée vers la promotion de la filière du livre et la pérennisation de ses emplois au bénéficie de l’ensemble de la population. Parmi les dispositifs déployés, le Prix du Livre Grand Est a dévoilé le 6 mai dernier les lauréats de sa troisième édition. Le jury composé de professionnels et spécialistes du monde littéraire distingue deux catégories : l’une dédiée à l’illustration sous des genres divers (bande dessinée, roman graphique et livre jeunesse), l’autre dédiée au livre d’artiste, livre d’art et livre-objet.

"Le Chien de Diogène" par l'illustratrice Kazuko Matt, collection Philonimo
"Le Porc-épic de Schopenhauer" par l'illustrateur Olivier Philipponneau, collection Philonimo
"Le Corbeau d’Épictète" par l'illustratrice Csil, collection Philonimo

Au titre de lauréat du prix de l’album jeunesse dans la catégorie illustration, la collection créée à l’initiative de l’auteure Alice Brière-Haquet « Philonimo » des éditions 3oeil, qui nous emmène à la découverte des grands philosophes au travers de métaphores animalières et du trait d’un illustrateur différent à chaque nouvel ouvrage. Dans cette catégorie, le coup de cœur est remis à Saehan Parc pour la ravissante fable Papa Ballon (éditions 2024) dans laquelle l’auteure imagine les enfants prenant la place des parents pour apprendre à grandir.

"Avant l'oubli" de Lisa Blumen

Le prix de la bande dessinée et du roman graphique est remis à Lisa Blumen pour l’ouvrage Avant l’oubli aux éditions l’Employé du moi. Un roman graphique aux histoires successives aussi anodines qu’incongrues à la veille de la fin du monde, la lune s’apprêtant à percuter la terre. Cette vieille dame réussira-t-elle à vendre sa dernière boite de haricots ? Ces jeunes découvriront-ils le véritable amour ? Ces orphelins trouveront-ils un refuge ? Moins fictif et tout aussi tragique : Des vivants de Simon Roussin, Louise Moaty et Raphaël Meltz (éditions 2024), coup de cœur du jury dans la catégorie roman graphique.  L’ouvrage propose un scénario d’une grande richesse et d’une profonde intégrité : aucun dialogue n’a été inventé, les paroles prononcées par les personnages sont les leurs. Les dessins de Simon Roussin redonnent vie au réseau du Musée de l’Homme et rend hommage à ces hommes et ces femmes animés en juin 1940 par le même besoin de résistance.

"Du vent au bout des doigts" de La Conserverie

Coup de cœur toujours, mais cette fois-ci dans la catégorie livre d’artiste/livre-objet, le très ludique livre-objet Bloom de Julie Safirstein, paru aux Éditions du Livre. Un livre circulaire dont les pages s’ouvrent comme des pétales et font apparaître un délicat bouquet de fleurs. Enfin le prix du livre d’art revient à Anne Delprez pour son ouvrage Du vents au bout des doigts dont la poésie a particulièrement touché notre rédaction.

En 2008, Anne Delprez crée La Conserverie à Metz, un lieu d’exposition et d’archives photographiques ayant la particularité de récolter les photographies d’anonymes. Les familles, en se débarrassant de leurs photographies et en faisant don à La Conserverie, ont permis à Anne Delprez de constituer un fonds de 40 000 images. « Au début on me donnait des images pour me faire plaisir. Aujourd’hui les gens perçoivent qu’il y a une vraie volonté de garder cette mémoire pour la transmettre. On m’appelle parfois pour aller chercher des albums dans des EHPAD. J’ai l’impression de servir à quelque chose » confie-t-elle dans les pages de Libération.

C’est donc à partir de ce fonds d’archives mais aussi de photos personnelles de son entourage qu’Anne Delprez a créé ce petit livre. Enveloppé d’un calque délicat, il réunit une cinquantaine de clichés d’hommes, de femmes et d’enfants en présence d’oiseaux. Ni date, ni lieu, il s’agit seulement des moments fragiles et suspendus capturés sur le papier : un enfant recueillant précieusement dans ses mains un moineau, une femme tenant sur son poing un corbeau, un père surplombé par un pigeon… Chaque photographie est le partage d’un dialogue fragile, en suspension, car à tout moment, au moindre geste brusque, l’animal peut s’envoler. L’aspect suranné, parfois imprécis voire un peu flou de ces photographies ne contribue que d’avantage à la délicatesse de l’ouvrage.

"Bloom" de Julie Safirstein
"Des vivants" de Simon Roussin, Louise Moaty et Raphaël Meltz
"Papa Ballon" de Saehan Parc

L’Enfer, Son et image selon Prieur de la Marne

La première fois que j’ai entendu parler de Prieur de la Marne, il venait de signer son Coup de Jarnac. Un mix autour des années Mitterrand conçu comme un film, toute une mémoire collective résumée par ses musiques et des extraits d’archives. On se serait cru à la radio mais aussi dans une soirée : on passait de France Gall à NTM et sur le Requiem pour un con de Gainsbourg s’enchainaient les voix de François Mitterrand, celles de la génération de nos parents, des reportages d’euphorie et d’autres plus douloureux. On devinait une cinéphilie réelle, le goût des livres aussi.  A l’occasion des 40 ans du Centre Pompidou, je l’invitais à refaire un peu le même coup, mais en public et pour France Culture. Voir une salle littéralement décoller et participer à cela, ça ne s’oublie pas.
Nous avons travaillé encore ensemble à différentes occasions, mais Guilhem garde toujours sa part de mystère. J’ai découvert plus tard ses cinémix brillants autour de L’Enfer, Freaks ou Playtime. Il a fallu deviner petit à petit le lien qui l’unissait au groupe The Shoes comme à Vladimir Cauchemar, les raisons de sa passion pour les détails qui tuent, comme un mouchoir brodé ou les cartes de vœux. Moteurs récurrents à tous ses projets : le goût de l’ivresse et la nostalgie. Je crois que tout a commencé vers 2015 avec ses edit pour le label Alpage, puis des mixtapes intrigantes ; petit à petit se dessinait une silhouette un peu à la Corto Maltese du son, mais la barbe fleurie et les yeux couleur absinthe.
Voilà vous en savez à peu près autant que moi ; l’occasion de le retrouver ici c’est aussi l’opportunité d’en savoir plus sur son parcours, sa façon de travailler.

Né en 1975 à Reims, Guilhem Simbille a grandi en Corrèze. Longtemps graphiste indépendant, il se fait connaitre comme directeur artistique du festival Elektricity. Son travail de DJ sous le nom de Prieur de la Marne prenant de plus en plus de place, il a désormais décidé de s’y consacrer exclusivement.

D’abord pourquoi avoir emprunté le nom de Prieur ? J’imagine qu’on te renvoie souvent à cette histoire chargée… (Pendant la Révolution Française, Pierre-Louis Prieur, dit Prieur de la Marne, était membre du Comité de Salut Public et député de la Marne en 1789)

Oui, on m’y renvoie souvent. J’ai choisi ce patronyme pour son côté aristo. Et puis c’était la mode de prendre des noms qui te rapprochaient de ton territoire (n’est-ce pas Lorraine Bancale ou Roger de Lille). Par la suite je me suis intéressé au parcours de ce bon vieux Prieur de la Marne et je me suis mis à façonner ce personnage. Mais il n’est qu’une projection de l’homme que j’aimerais être dans la vie. Un fier-à-bras, sans peur mais avec quelques reproches. Je lui ressemble un peu mais il y a des nuances… je suis beaucoup plus mélancolique que lui par exemple.

Comment as-tu été amené à travailler ce mélange de musique et de voix parlées ?

Je ne sais plus trop. Ça a dû naître d’un accident. J’ai surement essayé de poser un discours de Mitterrand sur un sample d’Yves Simon et j’ai dû penser que ça sonnait bien. J’ai tiré sur le fil… D’ailleurs l’image résume assez bien mon travail : un fil que je tends devant moi, au risque de me faire mal plus souvent qu’à mon tour.

Tu travailles sur des projets très différents mais toujours à partir des mêmes matières : les voix parlées, la musique, l’image. Avec le temps tu as développé une méthode ?

Non puisque je change de méthode à chaque projet, pour me redonner la chance du débutant. Avec « Super 8 » tout est parti des textes (Romain Gary, Paul Nizon, Marguerite Duras ou Apollinaire) qui devaient servir le récit d’une histoire assez intime. Puis je cherchais les voix que j’imaginais bien avec : Zabou Breitman, Augustin Trapenard ou Barbara Carlotti…
Alors que pour « L’Enfer » je suis d’abord sur les images, ensuite sur la musique. Et c’est un projet qui continue encore à évoluer avec de plus en plus de théâtre autour : un lit à barreaux ou un train électrique qui tourne sur scène… Comme toujours côté musique je n’ai aucun dogme, sinon mes goûts personnels : on passe du piano de Clara Haskil à un remix de Marvin Gaye, puis à un kick de Mr.Oizo…
Enfin tout dépend si le montage audio et vidéo sont élaborés en même temps. Seul impératif : je travaille toujours seul, au calme. Mais ça je peux le faire un peu partout : le plus souvent dans un canapé, avec un casque et mon ordinateur.

Ton carnet d’adresse est bien rempli : tu arrives à avoir les voix de Christiane Taubira, de Sophie Calle, J-C de Castelbajac ou Philippe Katerine. Le ou la plus difficile à convaincre c’était qui ? 

Pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais rencontré de difficultés particulières pour obtenir un enregistrement… Il se peut que je sache me montrer très sympathique et/ou diablement persuasif. Je ne sais pas.

Le cinéma est partout chez toi : quels ont été les premiers souvenirs marquants, ta scène primitive ?

Il y avait une salle de cinéma à Reims qui s’appelait l’Opéra (avec une façade art déco remarquable), mon grand-père m’y emmenait ; il avait le droit de fumer des clopes dans la salle, ça a dû jouer sur la suite.
Mon premier grand souvenir ce doit être « La Chèvre ». Non seulement c’était la séance du soir mais le comble c’est qu’en sortant on est allé dîner au restaurant. La folie pour l’enfant que j’étais. Sinon le film reste à mon avis une des meilleures comédies françaises. Je me souviens surtout de « Dream On » au début des années 90, j’étais un fan assidu. En gros la série racontait les déboires sentimentaux de Martin, un quadra divorcé de Manhattan. Pour chaque situation incongrue ou embarrassante, un extrait de film lui venait en tête. Je pense que c’est à ce moment-là que je suis devenu curieux. Aujourd’hui encore je regarde plusieurs films chaque jour. Quant aux séries, je n’en parle même pas, mon planning est plein jusque fin août… 

Pourquoi L’Enfer alors ? 

D’abord parce que j’adore les films de Clouzot : « Le Corbeau », « La Prisonnière »… Je savais que des images de son film inachevé « L’Enfer » circulaient, mais c’est le travail de Serge Bromberg (un livre puis un documentaire) qui a tout réactivé. Quand j’ai reçu une commande pour la Nuit des Musées, j’ai tout de suite pensé à « L’Enfer ». En plus j’avais avec moi le livre de Serge Bromberg.
Je suis entré en contact avec sa boite de production et ils ont été adorables me donnant leur autorisation mais aussi accès à des rushes inédits. Au départ je ne devais le présenter qu’une fois. Quatre ans après, je tourne toujours avec. J’avais choisi ces images pour leur beauté et ce côté hyper moderne. Être parvenu à faire de ce projet quelque chose qui m’inspire encore chaque jour est une grande victoire pour un type comme moi.

Quel a été ton fil conducteur pour ce cinémix qui tend désormais vers le théâtre ?

Je me suis dit qu’il ne fallait surtout pas que je parte du scénario de Clouzot, ni du remake de Chabrol. Je voulais simplement raconter une journée et une nuit du personnage joué par Serge Reggiani, ce mari jaloux qui glisse vers la folie. J’ai fait le montage vidéo en même temps que je faisais le mix audio. J’ai failli devenir fou, les images me réveillaient la nuit.
Pour chaque projet j’ai un carnet d’intentions, là je savais où j’allais pour la musique : Broadcast, Stereolab… je voulais une séquence avec une grosse montée (pour laquelle j’ai utilisé Oizo et I:Cube). Je me suis immédiatement mis à travailler dessus. Je savais aussi que je voulais faire une séquence de transformation : comme dans le film on passe par le noir et d’un coup les couleurs surgissent avec les visions nocturnes. 

Ce fil c’était aussi la voix de femme qui raconte ?

Dès le départ je savais que je passais par une voix off avec un grain particulier : j’avais écrit des petits morceaux de textes en même temps que je montais. Jacqueline Chalon-Sainte-Croix m’envoyait dans la nuit des morceaux de lectures qu’elle enregistrait au fur et mesure sur son téléphone. J’aime bien ce côté Lo-Fi du dictaphone.
Plus tard quand j’ai présenté cette première version au cinéma le Louxor à Paris, Élodie Frégé, que je ne connaissais pas alors, est venue me voir, visiblement secouée par cette histoire de folle jalousie. On a décidé de prolonger l’aventure avec sa voix sur scène. Elle a amené un truc de malice autour du personnage joué par Romy Schneider et c’est devenu un spectacle vivant.  Alors que jusque-là j’étais planqué dans le noir, j’ai dû me mettre en avant aussi avec elle. 

Et cette voix de muse a encore changé, après Elodie Frégé c’est désormais Kate Moran : qu’est-ce qu’elle apporte ici ?

Sur « L’Enfer » Kate a apporté une réelle mise en danger, une si curieuse façon d’occuper l’espace et de jouer avec la musique, les images et moi. Je ne lui ai rien montré de ce qu’était ce spectacle auparavant. Je ne lui ai donné aucune indication. Je voulais fragiliser un peu cette performance et lui donner un souffle nouveau. Kate a proposé des choses assez folles, qui ont dépassé toutes mes espérances. On a répété deux heures et c’était dans la boite. Et là je pense qu’on est encore à peine à la moitié de nos possibilités. C’est un ravissement que de travailler avec elle.

"L'Enfer", selon Prieur de la Marne, avec Kate Moran.

La voix avec laquelle tu rêves de travailler ? 

J’adore la voix de Mathieu Amalric et celle d’Aurélie Saada (Brigitte) me bouleverse. Récemment j’ai eu un crush sur celle de Lou de Laâge. Mais la voix ultime, c’est évidemment celle d’Anna Mouglalis. On a failli travailler ensemble. C’était bien engagé et pour des questions de planning, ça n’a pas pu se faire. Elle et moi avons une passion commune pour Pier Paolo Pasolini. C’est sur mon projet « Oggi » que nous envisagions de collaborer.

Ce projet autour de Pasolini il raconte quoi ? 

J’entre dans une saison de la vie où, par la force des choses, je suis plus touché par des auteurs ou des poètes que par des artistes de pop. Je ne peux décemment pas rester un éternel fan de Robert Smith ou de Drake (note : il a un titre de The Cure et un autre de Drake tatoués à un endroit que nous ne saurions citer ici). Mon précédent projet, « Super 8 », m’avait fait opérer un glissement vers quelque chose de plus littéraire dans mon travail. « Oggi » m’a permis de me débarrasser de certains poids qui pesaient sur mes épaules. Comme cette angoisse vespérale de vieillir seul sans rien pouvoir y faire.
En consacrant plusieurs mois à l’œuvre et au parcours de Pier Paolo Pasolini, pour la création de « Oggi », j’ai appris plus sur moi que lors des 25 dernières années. Et ma fascination pour cet homme, cet animal politique et sa pensée n’ont fait que croître.

Mixer alors c’est forcément politique ? 

Dans mon cas ça l’est devenu, notamment avec « Candidats », la série que je produisais pour France Culture. Tous mes projets, que ce soit sur scène ou sur internet, constituent des manifestes. Dans « L’Enfer » je suis dans le malaise anxieux de Marcel (le personnage du mari jaloux joué par Serge Reggiani) et je souffre avec lui. Mon projet autour de Pasolini est une déclaration d’amour et une adhésion totale à sa pensée et même, en un certain sens, une manière de la prolonger tant elle est contemporaine.

Je me souviens aussi t’avoir vu mixer seul, perché sur une chaise d’arbitre de tennis. Dans la relation avec le public il y a forcément une distance nécessaire ?

Partant du principe qu’il n’y a rien de plus boring que de regarder un DJ mixer, je devais trouver un subterfuge. La chaise d’arbitre, non seulement c’est un redoutable dispositif anti-request (personne ne peut venir me demander tel ou tel track) mais ça rend le public fou. Les gens ne sont plus face à une scène mais autour du DJ. Ils t’offrent des verres, voyant que tu ne peux pas te déplacer… Enfin ça c’était dans le monde d’avant.
Là je reprends un peu de service en tant que « DJ entraineur » avec un nouveau set qui va s’intituler « Variété Club ». Ce sera un bal populaire, légèrement augmenté, avec de la vidéo qui parle à tout le monde. Et comme son nom semble l’indiquer, le Variété Club sera un subtil mélange de variété et de musique de club…     

La plus belle chose que tu aies entendu dernièrement c’est quoi ?

Je vais te faire une réponse à la manière de Pierre Henry. Je crois que c’est le son d’une mésange au carreau de ma fenêtre. C’était au début du printemps, dans une pièce carrée, au sommet d’une tour d’un château espagnol, dans laquelle je tournais en rond.
Plus sérieusement j’ai flashé récemment sur un morceau de Labrinth « See You Assholes later » et sinon « Swanky Mode » de Jarvis Cocker, même si ça date un peu.

Il y a aussi une dimension funéraire dans ton travail : ton épitaphe idéale ce serait quoi ?

Drake encore : « If you’re reading this it’s too late » ou Reggiani toujours : « Il suffisait de presque rien. »

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L’Enfer selon Prieur de la Marne, avec Kate Moran
Jeudi 12 mai à 20H à La Cartonnerie
84 rue du Docteur Lemoine
51100 Reims
cartonnerie.fr / @cartoreims

 

Propos recueillis par Matthieu Conquet
Matthieu Conquet : producteur de l’émission « Et je remets le son » sur France Inter, Matthieu Conquet écrit également pour le journal Libération. Depuis 4 ans chaque été il réalise « À la Loop » pour l’émission 28 Minutes sur Arte.

L’Observatoire de Thomas Paquet, Une expérience poétique et numérique à l’air des NFT

Les mécanismes de redevances cryptées, l’accessibilité des artistes pour les collectionneurs et la preuve de propriété des actifs numériques ne sont que quelques-unes des raisons attractives du marché des NFT. L’artiste Thomas Paquet y a saisi l’opportunité de prolonger son processus créatif et son approche sensible du monde.

Artiste franco-canadien né en 1979, Thomas Paquet interroge la nature du temps, la structure de son flux ininterrompu et la dynamique de son mouvement. Depuis plusieurs années, il s’inscrit dans approche sensible du monde à travers un travail d’étude photographique autour de ses caractéristiques fondamentales : lumière, espace et temps. Il décrit ainsi sa démarche : « J’approche la photographie de manière directe, pratique, et mets en jeu un processus de création partant d’abord de la lumière. L’expérimentation est ici centrale et un dispositif technique est mis au point pour chacun de mes projets. » Ses œuvres produites entre préméditation et hasard, brouillent les frontières entre science et poésie, matérialité et abstraction, objectivité et subjectivité. « Mes œuvres sont une invitation à dépasser notre représentation de la réalité. »

Le dernier projet de Thomas Paquet, The Observatory, répond à son attrait pour les astres et l’astronomie, « pour ces mouvements cosmiques et célèbres qui me fascinent et sont un prétexte à la contemplation ». The Observatory est une œuvre numérique de programmation informatique restituant en temps réel, par un jeu de dégradé de couleur la position du soleil et de la lune.

La position des astres est définie d’après la position de celui qui observe l’œuvre : le spectateur est considéré comme le centre d’un repère à partir duquel est déterminée la position des astres par deux coordonnées et interprétée en deux valeurs chromatiques. De ce fait, l’œuvre s’apprécie dans sa longueur et son caractère évolutif puisque la position du spectateur évolue elle-même au fil de la course des astres. L’œuvre de Thomas Paquet est ainsi une traduction du temps et de l’espace.

« Mon travail est un hymne à la lenteur, explique-t-il. Les temps de pose que je mets à l’œuvre pour mes projets sont très longs, allant parfois de quelques minutes à plusieurs jours d’exposition. C’est amusant de vivre les changements qui se fondent de façon imperceptible et au rythme des cycles lunaires. Il y a quelque chose de l’ordre de l’expérience d’hypnose dans des variations très faibles qui se reflètent dans mon œuvre. »

Accessible à partir d’une simple adresse url, le projet se décline en trois variations. L’une, intitulée Full set traduit en temps réel les positions de la lune et du soleil selon l’emplacement actuel du spectateur. Une seconde déclinaison, L’Observatoire astronomique de l’artiste, propose 40 lieux choisis pour leur signification historique : la grande bibliothèque d’Alexandrie, Thales en Turquie, l’observatoire de Pékin, le désert d’Atacama et des lieux insolites comme le sommet de l’Himalaya. Enfin, il est aussi possible de choisir à loisir une position sur une carte du monde, il s’agit du Free Observatory. Chacune de ces variations est disponible sous forme de NFT*. Pour les créer, l’artiste et sa galerie – la galerie Bigaignon – ont fait appel à DANAE, une plateforme NFT pleinement dédiée aux galeries d’art. Cet espace dédié au NFT d’art est un lieu de rencontre entre crypto-collectionneurs, galeries et conservateurs. « Nous pensons que les beaux-arts et les NFT vont de pair et ont besoin d’un lieu pour s’épanouir. » observe Rachel Sebban Chicheportiche, présidente de DANAE. « Nous développons des environnements immersifs pour explorer de nouvelles possibilités et de nouvelles émotions» Au-delà de faire le choix du Made in France, Thomas Paquet explique avoir recherché une relation de confiance basée sur un savoir-faire technique et une maîtrise de l’univers des crypto-collectionneurs. C’est ainsi qu’une création tripartite prend forme, guidée par les ambitions de l’artiste et de sa galerie, et l’expérience technique de la plateforme. « Lorsque nous avons rencontré Thomas, une version matérielle et exposée de son œuvre existait déjà. L’objectif de notre collaboration était de l’adapter sous forme de NFT. Nous avons travaillé main dans la main avec notre équipe technique afin de la déployer de la façon la plus pertinente. Nous offrons un outil de développement technique et marketing clé en main. Notre mission est de créer l’écosystème qui permet aux acteurs de l’art de se connecter facilement à la crypto sphère. » détaille Rachel Sebban Chicheportiche.

Le média algorithmique qui bouge comme une vidéo à l’image de l’œuvre de Thomas Paquet se prête particulièrement au média des NFT. L’ordinateur devient le medium et l’appareil photo de demain. L’outil NFT n’est plus exploité que comme simple élément de promotion ou de spéculation mais comme une continuité de l’œuvre expérientielle de l’artiste. Thomas Paquet crée un nouveau dialogue entre deux machines numériques au service d’une interprétation poétique de la lumière qu’il est encore possible de découvrir et d’acheter sur la plateforme DANAE.

*Une œuvre NFT est une œuvre unique au même titre qu’une œuvre physique, alors qu’elle est numérique. Cela est garanti par un système de transparence (via la « blockchain »), qui assure une traçabilité totale de l’œuvre.

Thomas Paquet
Rachel Sebban Chicheportiche

Thomas Devaux, Transcendance

Thomas Devaux détourne les codes de la marchandisation et les transcende en de nouvelles figures liturgiques. Dans la double acception de l’étymologie latine radiare, le rayon, ses émanations et lueurs sacrées ouvrent à une dimension triviale. Le rayon mystique cède la place à des rayonnages, à des étals de supermarché, à leurs lignes standardisées, à leurs codes couleurs composés de jaunes, de rouges, de mauves ou de bleus. Sous ses aplats irisés, à la densité savoureuse, apparaissent les signes discrets et non moins puissants d’une emprise mercantile contemporaine. Le titre de ses œuvres à l’instar de ses séries The Shoppers ou Rayons, laissent en effet présager ce glissement, mais l’œil s’accroche, résiste pour ne pas reconnaître la source de ses prises de vue.

Par une très grande virtuosité, dans le débord de l’image photographique, l’artiste nous donne à voir sous des lignes floutées, la résurgence de fragments consuméristes à peine lisibles. La puissance de la pratique de Thomas Devaux réside en effet dans le velouté de cette surface opaque et vibrante qui n’est autre que celle d’une disparition. Par un traitement minimal, reprenant en apparence les codes de la peinture abstraite ou de l’expressionnisme abstrait des toiles de Rothko, il réduit l’image des rayonnages de supermarchés à des ondes optiques, à des faisceaux hypnotiques. Il se joue ainsi de la trivialité du réel et la transcende. Il questionne l’essence du médium photographique et convoque de nouveaux modes de représentation puisés au cœur de la réalité la plus prosaïque. Plus encore il l’érige au rang d’art, au rang d’icône.

Dichroic Shopper 5.9
The Shopper 14

Les visages des clients disparaissent au même titre que les caisses et les allées des supermarchés pour laisser place à des images rituelles, puissantes. La vibration des palettes chromatiques des photographies totémiques serties d’un cadre réalisé à la feuille d’or, convoquent en ce sens les codes d’une iconographie liturgique pour mieux dépasser la réalité prosaïque de ses Rayons. Le sujet devient volatile jusqu’à s’extraire de toute représentation, jusqu’à dépasser la trivialité de la réalité photographiée et toucher l’immatériel. Comment de fait ne pas percevoir dans la série Totem, exposée pour la Nuit Blanche 2021 du CAC Mayenne sur l’autel de l’église Saint Fraimbault – lieu de culte toujours en activité – une présence mystique puissante au creux de ses images profanes. De ses sujets consuméristes empruntés à la grande distribution, aux lieux cultuels qui les accueillent, les œuvres de Thomas Devaux transcendent les potentialités réflectives du verre dichroïque, comme la puissance du réel. Grâce à l’aura mystique qui émane de ces surfaces miroitantes il nous convie à porter un regard critique sur les idoles et icônes contemporaines.

Dichroic 3.51

La place de la prise de vue est passée sous silence dans vos entretiens, alors qu’elle est primordiale, notamment dans la série The Shoppers. Vous captez le moment précis où les clients en caisse s’apprêtent à régler leurs achats, à assouvir leurs envies et pulsions de possession. Comment réalisez-vous ces clichés, sans attirer leur attention ?
Lorsque j’ai commencé ma série The Shoppers, je voulais absolument faire mes prises de vues dans une très grande surface et non pas dans une supérette parisienne. Je cherchais un endroit où les consommateurs passent des heures et d’où ils ressortent fatigués. Toutes les grandes surfaces ont refusé que j’y fasse des prises de vues, mais finalement, Auchan a accepté, grâce à l’intermédiaire d’un contact important. Le supermarché d’Auchan à Bagnolet est immense, il y a un étage avec une grande verrière proche des caisses. J’avais donc une belle lumière naturelle et un téléobjectif qui me permettait de prendre des photographies de très loin, sans que l’on me remarque. Lorsque l’expression d’un consommateur me plaisait, je faisais les photographies, ensuite j’allais le voir pour lui parler du projet. S’il acceptait (ce qui était étonnement le cas à 90%), je le faisais signer une autorisation pour utiliser son image. J’avais plus de dix caisses face à moi, avec une personne par caisse toutes les deux minutes, en deux journées j’y ai fait presque toutes mes prises de vues !

Cet Obscur Objet du Désir, intitulé de votre exposition à la Galerie Bacqueville en 2017, engage une dimension éthique dans votre travail et nous interpelle sur nos désirs consuméristes. Vos intentions sont-elles critiques ?
Dans ce travail, je pose des questions, plus que je n’y réponds. C’est pour moi le vrai rôle de l’artiste. Je ne parlerai donc pas d’une critique pure du consumérisme, car moi-même je suis attiré par les objets de consommation. Je ne cherche pas à travailler directement sur les consommateurs, ni sur les objets, mais à ce qu’il y a entre les deux : le désir. Mais il s’agit effectivement d’un désir un peu obscur, qu’est celui de la consommation.

Salon Approche Paris 2021, Espace Bertrand Grimont

Le risque de la désillusion est à cet égard éminemment latent, dissimulé sous la beauté de vos verres dichroïques et de vos abstractions photographiques. Pourtant la révélation de l’aspect prosaïque de votre sujet ne parvient pas à désacraliser la puissance de vos œuvres. Comment expliquez-vous cette résistance ?
Effectivement, nous sommes bien ici dans une illusion, illusion d’une peinture alors que nous sommes dans de la photographie, illusion d’une abstraction alors que nous sommes dans un flou d’objet et illusion du sacré alors que nous parlons bien d’objets de supermarché. Mais j’utilise l’or, matière qui symbolise dans l’histoire de l’art le sacré, j’y rajoute le verre dichroïque aux couleurs et aux reflets hypnotiques et finalement la verticalité de mes Totems. Je transforme les objets de consommation en éléments se rapprochant de vitraux d’églises. Le dialogue sur la transcendance et le sacré est alors ouvert avec le spectateur.

La disparition sublime vos séries, tout comme elle questionne l’essence de la photographie contemporaine entre abstraction et révélation. Nathalie Giraudeau, commissaire de l’exposition La photographie à l’épreuve de l’abstraction précise que « l’abstraction désigne l’idée dans son essence », qu’elle ouvre à une quête d’un au-delà du visible. Comment vous situez-vous face à cette mouvance actuelle de la photographie ?
Lorsque qu’on me demande si je suis photographe, je réponds souvent plasticien. Je ne fais pas que de la photographie. Lorsque j’en fais effectivement, celle-ci est considérée comme de la photographie plasticienne, qui ne cherche pas forcément à représenter le réel. J’utilise l’appareil photo comme un capteur de notre monde. Dans ma série Totem, non seulement j’utilise l’abstraction en couleur, mais en plus, je choisis un format très fin, très loin des standards photographiques. On retrouve, effectivement, de plus en plus de photographes qui n’hésitent plus à aller très loin dans des expérimentations formelles.

Installation Totems

La part physique, au sens des propriétés fondamentales de la matière et de l’optique, est primordiale dans vos séries Totem, The Shoppers et Rayons. Des capacités des rayons optiques aux potentialités physiques du verre dichroïque, pourriez-vous nous éclairer sur ses enjeux, ses potentialités et sa dimension technique ?
J’ai commencé mon projet Cet Obscur Objet du Désir, par la série The Shoppers. L’idée était d’enlever la couleur aux consommateurs pour ensuite leur opposer des rayons colorés encadrés de baguettes dorées. Je voulais avec les Rayons retranscrire l’énergie pauvre des étals de supermarché en œuvre abstraite, auratique et étrangement séduisante. Je me suis intéressé aux prismes, à la diffraction de la couleur, aux couleurs interférentielles, à ce qu’est finalement la couleur pour développer ce travail.

Le verre dichroïque offre un halo méditatif, auratique et cultuel puissant à vos œuvres. Avez-vous avec cette matière – capable de transmettre une couleur différente selon la polarisation de la lumière – une histoire particulière ?
Au départ comme tout le monde je connaissais la forme plastique du dichroïque, que l’on retrouve sur les sneakers ou les jeux d’enfants. Une matière qui change de couleur suivant son orientation. Mais je cherchais une matière plus précieuse (« pré-des-cieux ») qui durerait dans le temps et qui me permettrait de travailler la lumière dans mes œuvres. C’est Jack Degorgue, un ingénieur dans le domaine de l’art, qui m’a proposé ce verre dichroïque que j’utilise maintenant. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre réellement les capacités de cette matière. Ce verre découle des recherches de la NASA, il a un très fort indice de réflectivité et peut donc être utilisé sur les satellites ou pour renvoyer les lasers par exemple. Lors de la Nuit Blanche organisée par le Centre d’Art Contemporain le Kiosque, sous le commissariat de Mathias Courtet et avec l’aide de la Galerie Bacqueville, l’installation des six Totems renvoyait sur toute la longueur de l’église des rayons jaunes très intenses dans lesquels les spectateurs se retrouvaient immergés.

« Plus la matière matérielle se fixe et se fige, plus le suspens infini qui l’agite tremble par dessous. ». L’apparente fixité de vos images photographiques semble pour reprendre les mots d’Édouard Glissant trembler sous sa surface. De fait elle miroite, ne se laisse pas saisir en un coup d’œil, nous renvoie à notre propre image et nous impose un pas de côté. Ce tremblement fait-il sens pour vous ?
Oui évidemment, j’ai cherché dans les Dichroics à créer des œuvres à la fois attractives et complexes. Les couleurs changent, elles sont difficilement photographiables, et en même temps, tout le monde essaye de se prendre en photo à travers ces œuvres miroïques. Après ma série de Rayons, je cherchais à aller plus loin dans le processus. Je voulais ne plus permettre au spectateur de garder de distance face à l’œuvre. Son reflet se mélange à l’œuvre et surtout fusionne à la couleur derrière laquelle se cache les objets, les Dichroics absorbent et hypnotisent le regardeur. L’effet contemplatif est à double tranchant, ces œuvres du projet Cet Obscur Objet du Désir apparaissant comme a écrit Florian Gaité comme « une fable plastique par laquelle le public peut prendre conscience de sa propre consumation ».

Thomas Devaux devant Rayon 1.58

Marie Sepchat et les éditions the(M) La créativité comme transport sensible

L’éditrice photo Marie Sepchat bâtit depuis 2015 un catalogue très cohérent qui met le ressenti du lecteur au-dessus de toute autre considération avec des livres dont la rareté, la créativité et l’approche sensible confèrent à sa maison une place déjà à part dans le paysage de l’édition française

Marie, les livres et, au milieu, le vide
Ça commence comme un saut dans le vide, une envie de passer à autre chose. En 2015, Marie Sepchat démissionne de son travail dans l’industrie du cinéma pour se jeter à corps perdu dans la vie aventureuse d’éditeur de livres photos. Se jeter, c’est vraiment le mot parce qu’elle n’y connaît rien. Ni personne. Elle sait juste qu’elle désire profondément, et depuis longtemps, être le catalyseur, et un peu l’étincelle, qui permet aux livres d’exister. Elle veut être à l’origine de la chaîne au bout de laquelle un objet de papier est capable, dans sa modestie, de vous embarquer ailleurs.

Ce projet ne sort pas non plus complètement de nulle part, ça fait des années qu’il murit tranquillement. Pas de contexte particulier ou d’atavisme familial, pas de tempérament de collectionneur qui voudrait produire lui-même les objets qu’il collectionne, mais, depuis toujours, cette envie de passer de l’autre côté de la barrière, d’intégrer l’équipe de ceux qui affinent patiemment la recette susceptible de vous faire ressentir au plus juste la saveur du travail des artistes, en l’occurrence celui des photographes.

Pour se lancer dans cette aventure, Marie, tête bien faite, et, ce qui ne gâche rien, diplômée d’une école de commerce, a tout de même préparé son affaire : l’incontournable business plan s’est vu augmenté de nombreuses lectures et documentations pour « apprendre » le milieu, ses processus, ses usages.

«Somewhere not here» de Toshiya Watanabe. Les designers du studio Des signes se sont affranchis ingénieusement de la difficile contrainte des images au format carré en les faisant courir à l'intérieur et à l'extérieur de pages qui se déplient.

Love at the first sight
Elle attend pour se lancer un signal qui vient en 2015 quand elle rencontre le photographe Gil Rigoulet. Intriguée par le personnage et son travail, elle l’invite à lui montrer plus d’images et découvre une série magnifique des années 80 autour de la Piscine Molitor dont elle tombe immédiatement amoureuse. C’est le déclic. Il en naîtra le premier livre des éditions the(M) : « Gil Rigoulet – Molitor – été 1985 ». Quatre-cents exemplaires présentés dans un coffret accompagné de quinze tirages argentiques. Ils partiront tous.

Suivront immédiatement « Day dreaming – Night clubbing » de Philippe Morillon, et « Divagation – Sur les pas de Bashō » du grand Klavdij Sluban. Un peu plus tard, le très beau « Proxemics » de Renato D’Agostin, imprimé en blanc sur papier noir sera très remarqué. C’est aujourd’hui plus d’une trentaine d’ouvrages que compte le catalogue des éditions the(M). Un assez long chemin parcouru en à peine six ans avec des moments forts.

L’obtention du prix Nadar en 2019, qui récompense le meilleur livre de photographie de l’année publié en France, en est assurément un. Il a marqué les esprits en récompensant « So it goes » de Miho Kajioka, un livre tout en délicatesse, un miracle de retenue et de poésie. Imprimé quasi entièrement sur du papier calque il est le premier à être attribué à deux femmes (éditeur et artiste). Il est aussi le premier à être attribué à une artiste japonaise. Plus qu’un succès pour une maison d’édition d’à peine trois ans d’âge et une petite douzaine de titres dans son catalogue…

La rencontre avec la galerie belge (Anvers) Ibasho marquera aussi une étape importante dans la trajectoire des éditions. Cette galerie, dont les deux fondateurs ont eu, eux aussi, une première vie professionnelle (avocats) avant de devenir galeristes, a développé un goût pour la photographie japonaise et une certaine tendance poétique qui s’accorde parfaitement avec les choix de Marie. Ils représentent une part importante des photographes qui s’inscrivent dans cette veine et Marie a, depuis trois ans, entamé avec eux une relation de long terme et tout un cycle de co-édition très moteur dans sa propre activité.

La présence pour la première fois en 2021, des éditions the(M) sur le salon Paris Photo, rendez-vous incontournable du genre, marquera une autre étape en lui permettant de prendre le pouls du marché directement au cœur du volcan de la photo en France.

À ce stade, Marie peut d’ores et déjà se retourner et se satisfaire d’avoir su se faire « sa place à elle » dans le petit monde de l’édition ; sa maison existe.

Images ci-dessus : «Molitor - été 1985» de Gil Rigoulet. Le tout premier livre des éditions the(M).
«After the snowstorm» de Yoshinori Saito. Le livre est façonné avec un dos carré collé classique mais « à la japonaise» pour les pages, composées chacune d'une feuille pliée en deux au niveau de la tranche, et donc de deux épaisseurs de papier. La plupart des titres et textes sont imprimés à «l’intérieur» de ces pages et sont lisibles par transparence, comme s'ils étaient recouverts d'une fine couche de neige. Délicatesse...

Vision globale, constance & force des bras
Il faut dire qu’elle n’a pas ménagé sa peine. En s’inscrivant dans une démarche complètement artisanale elle maîtrise de très près toute la chaîne de l’édition, mais elle fait aussi… tout elle-même.

C’est le cas pour la partie artistique bien sûr dans laquelle elle impulse et coordonne tous les choix et le travail des différents intervenants (artistes, designers, imprimeurs) mais ça l’est aussi pour les parties diffusion et distribution qui consistent, schématiquement, à, d’une part, commercialiser le livre : convaincre les libraires de le vendre ; et, d’autre part, assurer la logistique des échanges entre imprimeur et revendeur ainsi que les mouvements comptables qui vont avec. Elle a pris en charge elle-même ces tâches, habituellement dévolues à des professionnels spécialisés dans le cadre d’un circuit plus classique. Ce qui signifie qu’elle est allée démarcher chacun des libraires elle-même et que c’est elle qui livrera chaque nouvel exemplaire mis en vente en puisant dans un des nombreux cartons qui encombrent son appartement. Quand vous écrivez aux éditions c’est aussi elle qui répondra à votre mail, de même que c’est elle qui préparera votre commande en ligne.
Bien sûr, cet « engagement » est le lot de la plupart des petits éditeurs indépendants, mais Marie Sepchat y ajoute une caractéristique un peu moins partagée concernant le mode de financement des ouvrages.

Avec le coût de production élevé (le niveau qualitatif moyen des livres est assez haut, augmentation constante du prix du papier, etc.), les marges faibles, le nombre important de livres, les éditeurs ont tendance – et c’est bien compréhensible – à sécuriser les opérations dans lesquelles ils se lancent en conditionnant leur intervention à l’apport d’un financement extérieur (subventions, mécénat…) pour tout ou partie du coût du livre, ou en demandant à l’auteur de partager certains frais. L’idée qu’on se fait d’un éditeur envisagé comme quelqu’un qui parie sur un auteur n’est plus vraiment d’actualité. Seul un petit nombre investissent « à l’ancienne » sur un auteur en prenant tous les frais à leur charge. C’est la ligne de conduite que se sont fixée les éditions the(M) depuis leur création, et qu’elles ont réussi à tenir jusqu’à aujourd’hui. La prise de risque est maximale, elle signe aussi la sincérité du projet.

C’était pour Marie une condition sine qua non : ne rien demander à l’auteur et lui permettre de ne pas perturber son geste créatif avec d’autres considérations. Au-delà de la vision artistique, il y a une réelle démarche entrepreneuriale : elle a démarré avec ses économies personnelles et réussi à produire chaque livre avec les revenus des précédents, en faisant vivre un petit écosystème d’intervenants au passage. La maison, gérée en « bon père de famille » a, en outre, développé un chiffre d’affaires stable – se partageant entre librairies, vente en ligne, et foires – qui nourrit son homme presque depuis ses débuts. Certes, la jeunesse de l’entreprise, la volatilité du marché et l’ésotérisme de ce qui fait ou non un succès invitent à une prudence raisonnable, mais les voyants semblent plutôt au vert.

«Proxemics» de Renato D’Agostin. Ce livre est imprimé en blanc sur noir pour exploiter au mieux la profondeur du noir très profond du papier «sirio» et restituer la franchise graphique des images de Renato D’Agostin.

La marque « the(M) Éditions »
Car la passion est là, et avec lui, le public. À l’heure du monde vidéo, l’image fixe semble plus que jamais susciter l’intérêt, et notamment dans sa « matérialité », celle des tirages envisagés comme des objets, et donc, celle des livres, et de l’intimité dans laquelle ils peuvent faire se rencontrer lecteur et auteur. Une bulle d’oxygène analogique dans un monde numérique.

On peut y faire sa place pour peu que son positionnement soit lisible. Celui de Marie est tout à fait clair : produire des livres-objets en série limitée.

Difficile de définir ce qu’ est un « livre-objet » puisqu’un livre est précisément déjà un objet, mais en échangeant avec Marie Sepchat, on comprend que le livre devient pour elle un livre-objet quand l’ensemble des finitions, des détails, des attentions et des subtilités permet au lecteur, devenu promeneur, de vivre quelque chose qui s’apparente plus à une « expérience » qu’à une simple lecture. D’une certaine façon, le livre devient paradoxalement livre-objet quand il permet de se détacher de sa matérialité, et qu’il fait entrer le lecteur dans une autre dimension, souvent poétique. On en prend la mesure en parcourant, par exemple, les pages subtiles de « Somewhere not here » de Toshiya Watanabe mis en page par le brillant studio Des Signes, ou celles de « After the snowstorm » de Yoshinori Saito, promenade sensible dans des paysages enneigés.
Les retours des lecteurs permettent de lire clairement ce fonctionnement quand on comprend qu’ils nourrissent un rapport très affectif avec ces livres dont les tirages ne dépassent qu’exceptionnellement les 500 exemplaires et dont le prix moyen se situe plus autour des 100 ou 200 euros que des 30-40 euros.

«So it goes» de Miho Kajioka. Imprimé quasi-entièrement sur papier calque, la délicatesse de l'objet traduit parfaitement la sensibilité évanescente de Miho Kajioka.

Les sens de l’édition
Choisir intelligemment les images, impulser le design qui va guider la façon dont elles viennent au lecteur, envisager le jeu des papiers, le mode d’impression, les finitions… Autant de curseurs aux dosages délicats qui jalonnent la marche du projet qu’est celui de faire un livre. Il y en a d’autres, moins artistiques, et la vision de l’éditeur devra être globale pour pouvoir porter jusque dans les mains du lecteur l’exacte teneur du projet des artistes, et – qui sait – lui donner un écho qui saura amplifier leur vision. Celle-ci reste le cœur du projet de Marie qui a nommé sa maison « them », « eux » en français, qui désigne les artistes, le « m » isolé par deux parenthèses faisant référence au « M » de Marie.

Éditer des livres, surtout en matière d’images, est une activité qui semble nécessiter une véritable implication tout aussi créative que financière. Si on se figure assez bien qu’elle est plus complexe que la simple mise en forme d’une œuvre préexistante, on ne mesure sans doute pas toujours à quel point l’éditeur peut être un acteur du projet, à quel point son regard est déterminant dans le ressenti du lecteur. C’est toute la noblesse et l’élégance de ce travail que d’œuvrer, dans une relative obscurité, à la connexion d’un artiste et d’un public. C’est toute la vocation de Marie Sepchat et des éditions the(M).

«The world’s first photobook was blue» de Albarrán Cabrera. Le livre est imprimé sur un papier irisé/doré pour restituer toute la lumière des tirages originaux.

Dans l’atelier d’Aurore de la Morinerie

C’est entre abstraction, simplicité et élégance naturelle que se situe l’univers de l’illustratrice Aurore de la Morinerie. À l’encre, et en deux passages de pinceau, elle sait donner vie à un personnage, à un paysage, ou même à un objet, en restituant le mouvement, l’expression et la lumière.

Son travail vous est peut-être familier puisqu’ Aurore mène de nombreuses collaborations avec de grands noms du luxe et de la presse : Hermès, La Prairie, Cartier, T Magazine (New York Times), Harper’s Bazaar…

Si elle est illustratrice, elle est surtout artiste. Elle travaille en ce moment sur un livre consacré aux fonds de la mer Méditerranée ; un carnet de dessins qui accompagne, au fil des pages, le lecteur des abysses à la surface de l’eau. Visuellement fort, il sera imprimé en six tons directs permettant de traverser toutes les nuances de bleus, de la nuit profonde à la lumière méditerranéenne.

Nous avons été curieux de découvrir comment son univers artistique pouvait se traduire dans son environnement de travail. Elle a eu la gentillesse de nous laisser entrer dans son atelier parisien, on vous emmène avec nous…

François Schuiten & Sylvain Tesson explorent la planète rouge pour le Travel Book Mars

L’illustrateur de bandes dessinées François Schuiten et l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson signent le dernier Travel Book des éditions Louis Vuitton. Et nous proposent un formidable récit d’exploration sur Mars.

Au commencement, il y a une collection, celles des Travel Books des éditions Louis Vuitton, une invitation au voyage, même immobile, pour partir à la découverte d’une ville ou d’un pays. À chaque édition d’un Travel Book, un illustrateur est envoyé sur les lieux d’une nouvelle destination afin qu’il puisse y livrer ses impressions.

C’est pour un carnet de voyage un peu particulier que s’est établie la connexion entre l’illustrateur belge François Schuiten – qui se dit peu enclin à voyager, sinon derrière sa planche à dessin – et l’auteur, voyageur impénitent, qu’est Sylvain Tesson. Face à eux, un défi, inédit dans cette collection, celui que François Schuiten a posé. Là où les autres auteurs se sont évertués à partager leur lecture sensible, architecturale et paysagère de Tokyo, Los Angeles, Venise ou de la mythique Route 66, eux allaient s’attacher à décrire un voyage… sur Mars. Un carnet de voyage de 188 jours au cours desquels deux explorateurs du début du 22e siècle explorent Mars pour savoir si la planète a suffisamment de ressources pour y accueillir leurs premières colonies de terriens. Il faut savoir qu’alors la Terre est transformée par le changement climatique et les humains contraints de vivre sous terre, sous la surface des hauts plateaux tibétains, pour échapper aux chaleurs suffocantes des plaines. La température moyenne des mers et océans atteint alors 25°C (!). X et Y, envoyés sur Mars, auront à explorer la planète rouge et, in fine, à affronter un choix cornélien : Faut-il l’offrir à la voracité de l’espèce humaine ?

De François Schuiten, Sylvain Tesson ne connaissait que le Blake et Mortimer qu’il a livré voici quelques années. Et Mars n’était pour lui qu’un lointain souvenir d’étudiant en géographie physique. Mais le choix de la planète rouge ne doit rien au hasard. « Mars est tout de même la dernière véritable proposition de rêve pour les hommes, explique Sylvain Tesson. On a réussi quand même à nous sentir à l’étroit sur Terre. On a réussi à ravager notre planète. On a réussi à dévaster nos écosystèmes. On a réussi à le faire. On se sent trop à l’étroit sur Terre. Alors on regarde ailleurs. Donc tout ce qui concerne Mars, c’est un appel au rêve. » Le processus de travail entre les deux hommes n’est pas commun. Il est pourtant au cœur de cette collection. François Schuiten n’a pas illustré un texte. Il a produit des dessins sur lesquels Sylvain Tesson est ensuite venu poser sa plume et produire une œuvre de fiction. « Ce que me demandait François, c’était d’organiser les dessins qu’il avait déjà produits et de les aménager, d’en tirer un récit, se souvient l’auteur de La Panthère des neiges (Prix Renaudot 2019). Il s’agissait de partir de l’image et de trouver une narration. En réalité, cela me paraissait un exercice auquel j’étais, non pas rompu, mais dont j’avais quand même une certaine habitude. »

Au cœur du récit imaginé par Sylvain Tesson, une Terre ruinée par l’appétit dévorant des hommes qui n’ont pas su en prendre soin ni s’en contenter. Dès lors, la seule solution est de chercher ailleurs un monde nouveau à découvrir et à coloniser. « C’est ce qui a poussé les hommes, depuis la grande aventure des Grecs dans l’Antiquité, à sortir d’eux-mêmes, à s’arracher à leur condition, à dépasser leur destin, à aller voir ailleurs. Mais, en même temps, c’est l’aveu de quelque chose. […] Il y a, dans l’aventure martienne, à la fois une grandeur et une misère humaine. » Cette même grandeur, ces paysages vastes, inexplorés, on la retrouve dans les planches de François Schuiten. Pour parvenir à son but, l’illustrateur a choisi l’inconfort, un espace de création qui ne lui permettait pas de trouver ses marques habituelles car il n’y a pas de trait filaire comme en bande dessinée. Ici, c’est la couleur qui joue tout son rôle. Le trait initial est enseveli sous le pinceau d’acrylique, puis les pigments des crayons viennent densifier les couleurs. Pour explorer cette terra incognita dessinée, il a fait le choix de « se perdre » suffisamment pour pouvoir chercher, « Je voulais effectivement être un peu comme un explorateur qui se cherche, qui cartographie au fur et à mesure ce qu’il découvre et qui voit se dévoiler un monde nouveau, observe-t-il. J’avais très peur de fabriquer le livre, d’être un peu trop à l’aise. J’avais envie d’être un peu en danger, comme on l’est sans doute dans un lieu aussi hostile. » Et c’est cette même recherche qui l’a conduit vers Sylvain Tesson car François Schuiten souhaitait par-dessus tout éviter la trop simple sollicitation adressée à « un écrivain en chambre, aussi talentueux ou aussi spécialiste de science-fiction soit-il ». Au lieu de cela, il souhaitait s’adjoindre la collaboration de « quelqu’un qui soit éprouvé par le terrain ». « C’était une évidence, ajoute le dessinateur. En plus, quand je l’entendais, quand je le lisais, je me disais qu’il pouvait apporter une dimension du réel, du danger, que je suis incapable de donner. […] En regardant mes dessins, il m’a aussitôt raconté l’histoire de mon livre. Son idée remettait tout en place. Elle m’a accompagné et mené au terme du voyage. »

Noir est le feu Christian Lapie, un cheminement

C’est le portrait d’un volcan déguisé en colline. Sous des dehors de notable policé, une force vive vous fait face, tranquillement. Pas un de ces artistes à la sensibilité bruyante, mais plutôt un de ceux qui savent créer des silences puissants et une œuvre qui « embarque ». Un truc qui vient des tripes, sourd et âpre. Ses sculptures ne sont pas de celles qu’on dispose ça ou là. Elles sont ici. Taiseuses, elles emplissent un espace plus grand qu’elles dans lequel on choisit d’entrer comme on choisit d’entamer une discussion. Ce sera un dialogue des corps, des leurs – puisqu’elles ont presque forme humaine – et du nôtre, plutôt que celui des voix, car il n’y a rien à entendre et tout à ressentir.

Une enfance un peu à côté
Au départ, il y a un petit garçon qui semble s’être trompé de famille. On est en 1955, et, à Val-de- Vesle dans la Champagne pouilleuse, l’activité agricole occupe la plupart des foyers. Les fermes se transmettent de pères en fils, déroulant ainsi le fil des vies de générations en générations. Le petit garçon comprend assez tôt qu’il va avoir du mal à s’inscrire dans cette normalité, et surtout qu’il n’en a pas le désir : il ne se sent pas particulièrement concerné par les activités de loisir de ses camarades écoliers, il est le seul à lire dans sa famille, il ne rêve pas particulièrement de reprendre l’exploitation agricole, et se sent au contraire aussi à l’aise dans cet univers que dans une camisole de force. Il rêve d’un ailleurs ou d’un autre chose qui restera flou jusqu’à ce jour de 1970 où sa cousine l’emmène visiter le musée d’Art moderne de Paris. Le passage, et l’arrêt, devant un Soulages, déverrouille en une fois toutes ses perspectives. Il perçoit que l’ouverture sur le monde à laquelle il aspire se trouve par ici et que la vie vaudra largement d’être vécue, si elle est passée à générer des émotions comme le fait le maître de Sète.

Cette idée ne le quittera plus et le maintiendra en tension, jusqu’à son entrée aux Beaux-Arts de Reims, au nez et à la barbe de ses parents, puis aux Beaux-Arts de Paris. Classé parmi les premiers aux concours d’entrée, il quittera les cycles d’études quasiment achevés, mais sans diplôme, dans les deux cas. Que faire d’un diplôme, puisqu’il est sans objet de certifier une âme d’artiste  ? Et puis, c’est la formation qui compte, le contact avec des maîtres, avec ceux qui peuvent aider à briser la paroi de verre entre l’intérieur de soi et le reste du monde. Et justement, il est un peu déçu. Il a plutôt senti du conformisme. Le souci de reproduire des schémas plutôt que de les dessiner. C’est la fuite, ou plutôt l’abandon. Il n’aura pas trouvé le maître qui aurait pu l’aider à devenir lui-même. Car voilà bien son souci, sa quête : trouver son propre chemin, avec une rigueur intellectuelle au scalpel. Il se cherche. Une galerie très sérieuse propose déjà ses œuvres à la vente avant qu’il ne quitte les Beaux-Arts. Il pratique à l’époque une peinture figurative teintée d’une approche conceptuelle : nature morte blanche sur fond blanc, un peu à la façon d’un Morandi. Ça fonctionne, et ça aurait pu fonctionner très longtemps, d’un point de vue formel, mais il sent qu’il aura vite fait le tour de ce travail, qui ne vient pas du cœur. Il sent qu’il lui faut retourner à la source, puiser dans quelque chose de tangible : ses racines, ce village, brutalisé par l’histoire – en 18 son grand-père à rebouché lui-même à la pelle les tranchées qui éventraient ses champs et dont il a pourtant cherché si ardemment à s’échapper. Il y a aussi cette église romane, qui le fascine depuis toujours. Et la lumière. Un lien invisible unit ces sentiments, un fil à tirer dont il pense que son œuvre peut être le catalyseur. Bien sûr, des raisons économiques guident aussi son retour, la vie à Val-de-Vesle s’avérant plus abordable que la vie parisienne…

"Fort 61", 2000. 46 figures en chêne créosoté – 4,5 x 17 x 17 m, 3 sphères de 0,8 x 1,2 m. Installation permanente, commande publique dans le cadre de la triennale 2000 d’Echigo-Tsumari, préfecture de Niigata, Japon

En quête de soi
Il installe dans un coin de grange une chambre et un petit atelier. Et il travaille. Une vie de recherche opiniâtre augmentée de petits boulots alimentaires : cuisinier (il en garde de très bons réflexes au profit des visiteurs de passage), ouvrier agricole, peintre en enseigne… C’est un temps de recherche intranquille. On devine la sourde angoisse en toile de fond de celui qui sait clairement où est son destin, tout en sachant clairement qu’il n’en a pas trouvé la voie.

Il décide d’arrêter de dessiner et travaille sur le paysage, celui qui est là et celui qu’on ne voit pas, qu’il veut faire remonter en expérimentant des matériaux plus bruts comme la rouille et la cendre. Son travail prend une orientation « post-duchampienne », néologisme jargono-artistique se référant à la démarche de l’artiste du début du 20ème siècle Marcel Duchamp. Il se fait prêter par l’armée toute proche un immense hangar dont il fait son nouvel atelier et commence à exister un peu plus dans le paysage artistique en participant à une exposition qui fait le tour de la France sur les représentants de la nouvelle peinture française. Il est aussi identifié par l’institution, la DRAC notamment, et trouve sa place en tant qu’artiste reconnu.

On est en 1990, il vit maintenant à peu près de son art, mais il sait qu’il n’a pas encore trouvé sa vraie voie. Deux évènements vont favoriser sa découverte.

Les déclics
En 1992, il participe à la manifestation artistique « Arte Amazonas 92 » qui réunit 30 artistes internationaux. Il arrive avec un travail très conceptuel et assez politique (fondé sur l’utilisation d’un papier peint qui dénonce la vacuité de l’emploi de l’image de l’Amazonie) et en repart, bouleversé, par ses rencontres avec les populations locales et les autres artistes, et convaincu que, plus que jamais, il devait se concentrer sur quelque chose qui allait directement à l’essentiel. Il perçoit qu’il faut se détourner d’une veine qu’il juge désormais trop conceptuelle, qui, en revendiquant de formaliser du sens, reste au contraire beaucoup trop en surface. Après ce voyage, il se sentira beaucoup plus proche de la démarche d’artistes pariétaux, que de celle d’un Marcel Duchamp, pour forcer un peu le trait… Une posture tout à fait à rebours des tendances artistiques de l’époque.

En 92 se produit un autre événement qui va le marquer profondément. Son déroulé est complexe, et suit plusieurs étapes, mais on peut sans doute le résumer comme ceci : le musée de la Reddition de la guerre 39-45 de Reims lui avait commandé une œuvre en mémoire de cet événement qui n’a pas eu l’heur de plaire à la veuve du général Jodl, représentant de l’Allemagne pour cette signature du 7 mai 1945. Il s’agissait d’une œuvre conceptuelle réunissant symboliquement les armes des belligérants comme matériau de fabrication d’une table en référence à celle de la signature. Elle s’en est ouverte à différentes instances et médias, et, pour finir, au Président de la République française de l’époque, François
Mitterrand, qui a simplement fait savoir – ordonné ? – qu’il ne souhaitait pas qu’on installe l’œuvre de Christian Lapie. Ce dernier engage alors un procès qu’il gagnera en 1995, mais sortira assez écœuré et effrayé qu’au tournant du 21ème siècle un geste de censure manifeste soit aussi simplement possible.

Cette péripétie achève d’aiguiser son besoin d’essentiel et c’est cette même année qu’il définit la forme des œuvres qu’on connaît aujourd’hui. L’histoire est touchante de simplicité évidente.

"In the Path of the Sun and the Moon", 2006. Installation permanente sur deux sites distants de 4 km, Jaipur, Rajasthan, Inde

Avec l’aide du feu
En entretenant un feu dans sa cheminée un jour d’hiver, il avise une bûche consumée qui semble dessiner une silhouette, comme un enfant reconnaitrait des animaux imaginaires dans le mouvement des nuages. Il l’extrait du foyer, et l’arrange un peu avec un tisonnier : la toute première de ses figures apparaît devant lui. Il reproduit avec les moyens du bord, et sans aucune expertise, d’autres figures sur le même schéma dans les heures et les jours qui suivent, et très vite les associe en groupes. Ça fonctionne. Quelques jours plus tard, un galeriste bâlois de passage tombe dessus et décide de l’emporter dans l’instant. Il la vendra quelques jours plus tard.

On est en 95, Christian Lapie a 40 ans, et pour la première fois, il se sent, avec ce travail, parfaitement en phase avec lui-même. Il produit quelque chose qui coche toutes les cases de ce qui lui importe : c’est lisible par tous, ça représente l’humain, c’est matériellement humble et réalisable avec peu et partout, c’est en lien avec quelque chose qui s’est passé et ça s’en fait le média, ça parle sans mots au plexus plutôt qu’à la tête, c’est puissant et plastiquement beau. On sourit, en songeant que lui qui brulait depuis tant d’années de trouver le moyen de l’œuvre la plus juste, lui qui se consume depuis toujours pour trouver l’exact médium qui lui permettra de libérer l’incandescence des émotions qui l’habitent, trouve finalement sa voie dans un feu dont il parvient à fixer l’énergie dans un être de bois noirci.

Depuis cette date, Christian est devenu un explorateur de la brèche qu’il a ouverte. Il chemine sur la piste apparue dans sa cheminée et fait de ses œuvres une voix, un outil de transmission. Elles sont son instrument. Grâce à elles nous sentons la présence des soldats tombés à la caverne du Dragon, l’esprit indicible d’un lieu, ou la présence floue d’âmes oubliées. Elles agissent comme des passeurs entre maintenant et ailleurs, entre ici et avant. Le mot « transcendance » est dans l’air en les observant. Il reviendra souvent dans la bouche de Christian.

Les commanditaires ne s’y trompent pas, et ils s’adressent souvent à Christian, non pour agrémenter ou se faire plaisir, mais d’abord pour transmettre quelque chose. Ils ne le savent pas toujours, mais le sentent, à chaque fois. Et la notion de groupe est souvent présente : l’esprit d’une famille, un bataillon qui a donné sa vie, une forêt décimée réincarnée…

À partir de 95, les projets s’enchaînent et la reconnaissance devient internationale. Avec des moments forts : l’installation dans le cadre d’Echigo-Tsumari au Japon en 2000, celle de Djaoulerou en 2001 au Cameroun (détruite depuis par des islamistes), la commande du Château de l’Abrègement en 2002 avec les chênes abattus par la tempête de 99, l’installation de Jaipur au Rajasthan (la première en pierre), celle de la Caverne des Dragons sur le chemin des Dames en 2007, la collection permanente du Domaine de Chaumont-sur-Loire en 2015… Et une multitude de projets publics, de commandes privées, d’œuvres réalisées pour lui-même, de gravures, de goudrons, de bronzes, et de nouveau, de dessins… Une galaxie de ces figures noires, toutes uniques, toutes dotées de la même force irradiante, qu’en bon entrepreneur il a pris soin de ne jamais changer pour mieux en inscrire l’image, comme un logo « Lapie », dans la rétine des observateurs.

Cette répétition n’est pas un problème, ni même, une question pour lui. Elle fait partie de l’œuvre. C’est une forme d’ascèse qui donne du sens à l’ensemble. Elle répond au besoin de ne pas s’éparpiller. Et puis, les œuvres sont toutes différentes en réalité. Différentes comme les êtres humains, que la nature, a façonnés identiques et dissemblables.

Les arbres et les œuvres
Il ne sait d’ailleurs pas exactement ce qu’il va trouver quand il va chercher, l’hiver, des arbres dans la forêt ardennaise. Il parcourt la forêt jusqu’à trouver un arbre lui offrant des perspectives satisfaisantes et l’achète sur pied en pariant sur ce qu’il aura à lui offrir. L’arbre est ensuite transporté jusqu’à son atelier en plein air de Val-de-Vesle. Avec une équipe de trois ou quatre personnes, il va le fendre, à la main. Au moment de « l’ouverture », il y a un pur geste artistique, un mouvement intuitif de ce qu’il peut en faire. Et aussi un moment d’émotion, c’est un être vivant de 300 ou 400 ans qui va entrer dans une nouvelle vie. Très vite, il dégage la figure, esquisse la tête, dessine les épaules. L’arbre devient rapidement une œuvre qui prendra complètement son autonomie quand elle sera redressée et fichée sur une épaisse plaque de métal dotée de tire-fonds pour maintenir la pièce debout face aux aléas du climat.

L’œuvre naissante, la plupart du temps en chêne pour des questions de résistance mécanique et chimique, subit ensuite un passage sous vide à l’huile de lin qui assurera sa résistance au temps. Elle est enfin teintée en noir pour quitter son statut d’arbre et s’inscrire définitivement dans le champ de l’art.

En 2019, par une de ces boucles que peut parfois réserver la vie, il est invité à concevoir plusieurs installations monumentales à Rodez en l’honneur de Pierre Soulages, pour la célébration de son centenaire. On lui donne l’occasion de rendre hommage à celui dont le travail a été l’éclat de silex allumant son feu intérieur 50 ans plus tôt. Les planètes semblent s’être alignées, et faire un clin d’œil à l’opiniâtreté de sa rigueur intellectuelle et à « l’enfant qui voulait être artiste ». Comme un retournement espiègle de situation, c’est cette fois Soulages qui va admirer l’œuvre de Christian. Il aura tout le loisir d’observer dans les 100 prochaines années comme il a su, avec sa sculpture, trouver la forme exacte de sa sensibilité, et l’amplifier mille fois en en faisant la voix des âmes et des lieux.

"Au dessus du vent", 2019. Une figure. Chêne traité, huile de lin sous vide « Prolin » – 620 x 120 x 100 cm, 4 240 kg

Les mondes imaginaires de Letizia Le Fur

Un homme seul arpente des terres franchement hostiles. D’immenses rochers se dressent devant lui, infranchissables. Les animaux ont disparu. La végétation se résume à d’inquiétantes plantes géantes et à quelques cactus agonisants. Puis la nature s’éveille sous une lumière magique. Les couleurs éclatent alors que le merveilleux affleure. Bienvenue dans le monde de Mythologies, le premier livre* de Letizia Le Fur.

La peinture, le premier amour
L’histoire débute dans les années 1970 à Villetaneuse, une petite ville ouvrière de la banlieue nord de Paris. Les logements insalubres sont peu à peu détruits au profit des HLM inspirées des préceptes de l’architecture moderne. Letizia grandit face aux tours, dans une de ces maisons en sursis.

À force de travail, la situation de la famille s’améliore quelque peu. Les parents achètent à leurs propriétaires la maison en ruine située au fond du jardin. Le père, un fou d’art qui dessine et peint dès qu’il peut, y installe son laboratoire photo. Letizia transforme le lieu en terrain de jeu. Elle s’évade en lisant les mythes grecs et la littérature antique. Le dessin et la peinture deviennent pour elle un refuge, loin du gris et de la laideur de la ville. Le mouvement surréaliste l’attire, notamment les peintres dont elle reproduit les œuvres : Max Ernst, Salvador Dalí et René Magritte.

La photographie pour la vie
Le bac en poche, Letizia Le Fur entre à l’école des Beaux-Arts de Tours pour cinq années intenses, parfois douloureuses. Elle ne se retrouve pas tout à fait dans la démarche conceptuelle de l’époque. L’idée que le concept prime sur la réalisation de l’œuvre la fruste. Encouragée par l’artiste Valérie Belin, elle choisit la photographie comme moyen d’expression. Et elle arrête définitivement la peinture.

Diplômée, Letizia Le Fur assiste le photographe suisse Beat Streuli pendant deux ans. Puis elle collabore pour la publicité et la presse. À côté de son travail professionnel, elle ne cesse de produire des photographies qu’elle ne montre pas. Le besoin de créer l’anime avant tout.

Au début des années 2010, Instagram en est à ses tout débuts. Letizia Le Fur se prend au jeu, elle commence à poster une photo par jour. Cette sorte de journal photographique touche de plus en plus de monde. Il sera même exposé. Letizia Le Fur prend confiance alors que son regard photographique s’affirme.

Un regard photographique
Letizia Le Fur est attirée par les scènes harmonieuses teintées d’étrangeté plutôt que par la beauté universelle des cartes postales. Comme si, dans un processus de catharsis, elle cherchait à libérer ses sentiments les plus sombres. Son amour de la peinture se remarque au soin apporté aux compositions. Les motifs sont répétés et remplissent souvent tout le cadre, comme sur les papiers peints ou les estampes japonaises. Par ailleurs, toute perspective est supprimée : les premiers plans et les arrière-plans se confondent, comme chez les peintres nabis de la fin du XIXème siècle. Le travail chromatique est minutieux. Les outils de post-production numériques lui permettent de modifier et de contrôler chaque couleur. Grâce à eux, les images s’écartent légèrement de la réalité.

En 2018, Letizia Le Fur remporte le Prix Leica/Alpine. Son travail personnel est de plus en plus reconnu.

À l’origine des Mythologies
En 2019, Letizia Le Fur travaille sur une série. Alors qu’elle photographie la végétation, son compagnon est là, il se baigne nu comme il le fait parfois en pleine nature. Sensible à cette scène, Letizia Le Fur déclenche instinctivement. L’imaginaire prend alors le relais. L’amoureux aux airs d’Apollon donne à l’image une tournure mythologique.

L’introduction de l’homme nu dessine les contours d’un nouveau projet. Letizia Le Fur note ses idées de photos et ses envies de couleurs. C’est de cette façon qu’elle prépare ses voyages photographiques, notamment en Grèce et dans les îles Canaries. Plus le projet avance, plus il se précise. Letizia Le Fur l’imagine en trois parties. Le premier chapitre L’Origine montre un homme vulnérable dans un monde chaotique envahi d’éléments inhospitaliers. Le second chapitre intitulé L’Âge d’Or sonne comme une embellie remplie de couleurs merveilleuses.

Enfin, Les Métamorphoses viennent clore son cycle Mythologies. Inspiré par le poète latin Ovide, ce troisième volet a pour fil conducteur l’adaptation de l’Homme dans son environnement. Un sujet tellement d’actualité…

*Mythologies, édité par Rue du Bouquet (ruedubouquet.fr)

letizialefur.com
instagram.com/letizialefur

Letizia Le Fur est représentée par la galerie Laure Roynette.
laureroynette.com

Texte : Antoine Zabajewski (lephotographeminimaliste.fr)