Publié le 06 mai 2022
Temps de lecture : 8 minutes

L’Enfer, Son et image selon Prieur de la Marne

TEXTEMatthieu Conquet
PHOTOSBenoît Pelletier
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La première fois que j’ai entendu parler de Prieur de la Marne, il venait de signer son Coup de Jarnac. Un mix autour des années Mitterrand conçu comme un film, toute une mémoire collective résumée par ses musiques et des extraits d’archives. On se serait cru à la radio mais aussi dans une soirée : on passait de France Gall à NTM et sur le Requiem pour un con de Gainsbourg s’enchainaient les voix de François Mitterrand, celles de la génération de nos parents, des reportages d’euphorie et d’autres plus douloureux. On devinait une cinéphilie réelle, le goût des livres aussi.  A l’occasion des 40 ans du Centre Pompidou, je l’invitais à refaire un peu le même coup, mais en public et pour France Culture. Voir une salle littéralement décoller et participer à cela, ça ne s’oublie pas.
Nous avons travaillé encore ensemble à différentes occasions, mais Guilhem garde toujours sa part de mystère. J’ai découvert plus tard ses cinémix brillants autour de L’Enfer, Freaks ou Playtime. Il a fallu deviner petit à petit le lien qui l’unissait au groupe The Shoes comme à Vladimir Cauchemar, les raisons de sa passion pour les détails qui tuent, comme un mouchoir brodé ou les cartes de vœux. Moteurs récurrents à tous ses projets : le goût de l’ivresse et la nostalgie. Je crois que tout a commencé vers 2015 avec ses edit pour le label Alpage, puis des mixtapes intrigantes ; petit à petit se dessinait une silhouette un peu à la Corto Maltese du son, mais la barbe fleurie et les yeux couleur absinthe.
Voilà vous en savez à peu près autant que moi ; l’occasion de le retrouver ici c’est aussi l’opportunité d’en savoir plus sur son parcours, sa façon de travailler.

Né en 1975 à Reims, Guilhem Simbille a grandi en Corrèze. Longtemps graphiste indépendant, il se fait connaitre comme directeur artistique du festival Elektricity. Son travail de DJ sous le nom de Prieur de la Marne prenant de plus en plus de place, il a désormais décidé de s’y consacrer exclusivement.

D’abord pourquoi avoir emprunté le nom de Prieur ? J’imagine qu’on te renvoie souvent à cette histoire chargée… (Pendant la Révolution Française, Pierre-Louis Prieur, dit Prieur de la Marne, était membre du Comité de Salut Public et député de la Marne en 1789)

Oui, on m’y renvoie souvent. J’ai choisi ce patronyme pour son côté aristo. Et puis c’était la mode de prendre des noms qui te rapprochaient de ton territoire (n’est-ce pas Lorraine Bancale ou Roger de Lille). Par la suite je me suis intéressé au parcours de ce bon vieux Prieur de la Marne et je me suis mis à façonner ce personnage. Mais il n’est qu’une projection de l’homme que j’aimerais être dans la vie. Un fier-à-bras, sans peur mais avec quelques reproches. Je lui ressemble un peu mais il y a des nuances… je suis beaucoup plus mélancolique que lui par exemple.

Comment as-tu été amené à travailler ce mélange de musique et de voix parlées ?

Je ne sais plus trop. Ça a dû naître d’un accident. J’ai surement essayé de poser un discours de Mitterrand sur un sample d’Yves Simon et j’ai dû penser que ça sonnait bien. J’ai tiré sur le fil… D’ailleurs l’image résume assez bien mon travail : un fil que je tends devant moi, au risque de me faire mal plus souvent qu’à mon tour.

Tu travailles sur des projets très différents mais toujours à partir des mêmes matières : les voix parlées, la musique, l’image. Avec le temps tu as développé une méthode ?

Non puisque je change de méthode à chaque projet, pour me redonner la chance du débutant. Avec « Super 8 » tout est parti des textes (Romain Gary, Paul Nizon, Marguerite Duras ou Apollinaire) qui devaient servir le récit d’une histoire assez intime. Puis je cherchais les voix que j’imaginais bien avec : Zabou Breitman, Augustin Trapenard ou Barbara Carlotti…
Alors que pour « L’Enfer » je suis d’abord sur les images, ensuite sur la musique. Et c’est un projet qui continue encore à évoluer avec de plus en plus de théâtre autour : un lit à barreaux ou un train électrique qui tourne sur scène… Comme toujours côté musique je n’ai aucun dogme, sinon mes goûts personnels : on passe du piano de Clara Haskil à un remix de Marvin Gaye, puis à un kick de Mr.Oizo…
Enfin tout dépend si le montage audio et vidéo sont élaborés en même temps. Seul impératif : je travaille toujours seul, au calme. Mais ça je peux le faire un peu partout : le plus souvent dans un canapé, avec un casque et mon ordinateur.

Ton carnet d’adresse est bien rempli : tu arrives à avoir les voix de Christiane Taubira, de Sophie Calle, J-C de Castelbajac ou Philippe Katerine. Le ou la plus difficile à convaincre c’était qui ? 

Pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais rencontré de difficultés particulières pour obtenir un enregistrement… Il se peut que je sache me montrer très sympathique et/ou diablement persuasif. Je ne sais pas.

Le cinéma est partout chez toi : quels ont été les premiers souvenirs marquants, ta scène primitive ?

Il y avait une salle de cinéma à Reims qui s’appelait l’Opéra (avec une façade art déco remarquable), mon grand-père m’y emmenait ; il avait le droit de fumer des clopes dans la salle, ça a dû jouer sur la suite.
Mon premier grand souvenir ce doit être « La Chèvre ». Non seulement c’était la séance du soir mais le comble c’est qu’en sortant on est allé dîner au restaurant. La folie pour l’enfant que j’étais. Sinon le film reste à mon avis une des meilleures comédies françaises. Je me souviens surtout de « Dream On » au début des années 90, j’étais un fan assidu. En gros la série racontait les déboires sentimentaux de Martin, un quadra divorcé de Manhattan. Pour chaque situation incongrue ou embarrassante, un extrait de film lui venait en tête. Je pense que c’est à ce moment-là que je suis devenu curieux. Aujourd’hui encore je regarde plusieurs films chaque jour. Quant aux séries, je n’en parle même pas, mon planning est plein jusque fin août… 

Pourquoi L’Enfer alors ? 

D’abord parce que j’adore les films de Clouzot : « Le Corbeau », « La Prisonnière »… Je savais que des images de son film inachevé « L’Enfer » circulaient, mais c’est le travail de Serge Bromberg (un livre puis un documentaire) qui a tout réactivé. Quand j’ai reçu une commande pour la Nuit des Musées, j’ai tout de suite pensé à « L’Enfer ». En plus j’avais avec moi le livre de Serge Bromberg.
Je suis entré en contact avec sa boite de production et ils ont été adorables me donnant leur autorisation mais aussi accès à des rushes inédits. Au départ je ne devais le présenter qu’une fois. Quatre ans après, je tourne toujours avec. J’avais choisi ces images pour leur beauté et ce côté hyper moderne. Être parvenu à faire de ce projet quelque chose qui m’inspire encore chaque jour est une grande victoire pour un type comme moi.

Quel a été ton fil conducteur pour ce cinémix qui tend désormais vers le théâtre ?

Je me suis dit qu’il ne fallait surtout pas que je parte du scénario de Clouzot, ni du remake de Chabrol. Je voulais simplement raconter une journée et une nuit du personnage joué par Serge Reggiani, ce mari jaloux qui glisse vers la folie. J’ai fait le montage vidéo en même temps que je faisais le mix audio. J’ai failli devenir fou, les images me réveillaient la nuit.
Pour chaque projet j’ai un carnet d’intentions, là je savais où j’allais pour la musique : Broadcast, Stereolab… je voulais une séquence avec une grosse montée (pour laquelle j’ai utilisé Oizo et I:Cube). Je me suis immédiatement mis à travailler dessus. Je savais aussi que je voulais faire une séquence de transformation : comme dans le film on passe par le noir et d’un coup les couleurs surgissent avec les visions nocturnes. 

Ce fil c’était aussi la voix de femme qui raconte ?

Dès le départ je savais que je passais par une voix off avec un grain particulier : j’avais écrit des petits morceaux de textes en même temps que je montais. Jacqueline Chalon-Sainte-Croix m’envoyait dans la nuit des morceaux de lectures qu’elle enregistrait au fur et mesure sur son téléphone. J’aime bien ce côté Lo-Fi du dictaphone.
Plus tard quand j’ai présenté cette première version au cinéma le Louxor à Paris, Élodie Frégé, que je ne connaissais pas alors, est venue me voir, visiblement secouée par cette histoire de folle jalousie. On a décidé de prolonger l’aventure avec sa voix sur scène. Elle a amené un truc de malice autour du personnage joué par Romy Schneider et c’est devenu un spectacle vivant.  Alors que jusque-là j’étais planqué dans le noir, j’ai dû me mettre en avant aussi avec elle. 

Et cette voix de muse a encore changé, après Elodie Frégé c’est désormais Kate Moran : qu’est-ce qu’elle apporte ici ?

Sur « L’Enfer » Kate a apporté une réelle mise en danger, une si curieuse façon d’occuper l’espace et de jouer avec la musique, les images et moi. Je ne lui ai rien montré de ce qu’était ce spectacle auparavant. Je ne lui ai donné aucune indication. Je voulais fragiliser un peu cette performance et lui donner un souffle nouveau. Kate a proposé des choses assez folles, qui ont dépassé toutes mes espérances. On a répété deux heures et c’était dans la boite. Et là je pense qu’on est encore à peine à la moitié de nos possibilités. C’est un ravissement que de travailler avec elle.

"L'Enfer", selon Prieur de la Marne, avec Kate Moran.

La voix avec laquelle tu rêves de travailler ? 

J’adore la voix de Mathieu Amalric et celle d’Aurélie Saada (Brigitte) me bouleverse. Récemment j’ai eu un crush sur celle de Lou de Laâge. Mais la voix ultime, c’est évidemment celle d’Anna Mouglalis. On a failli travailler ensemble. C’était bien engagé et pour des questions de planning, ça n’a pas pu se faire. Elle et moi avons une passion commune pour Pier Paolo Pasolini. C’est sur mon projet « Oggi » que nous envisagions de collaborer.

Ce projet autour de Pasolini il raconte quoi ? 

J’entre dans une saison de la vie où, par la force des choses, je suis plus touché par des auteurs ou des poètes que par des artistes de pop. Je ne peux décemment pas rester un éternel fan de Robert Smith ou de Drake (note : il a un titre de The Cure et un autre de Drake tatoués à un endroit que nous ne saurions citer ici). Mon précédent projet, « Super 8 », m’avait fait opérer un glissement vers quelque chose de plus littéraire dans mon travail. « Oggi » m’a permis de me débarrasser de certains poids qui pesaient sur mes épaules. Comme cette angoisse vespérale de vieillir seul sans rien pouvoir y faire.
En consacrant plusieurs mois à l’œuvre et au parcours de Pier Paolo Pasolini, pour la création de « Oggi », j’ai appris plus sur moi que lors des 25 dernières années. Et ma fascination pour cet homme, cet animal politique et sa pensée n’ont fait que croître.

Mixer alors c’est forcément politique ? 

Dans mon cas ça l’est devenu, notamment avec « Candidats », la série que je produisais pour France Culture. Tous mes projets, que ce soit sur scène ou sur internet, constituent des manifestes. Dans « L’Enfer » je suis dans le malaise anxieux de Marcel (le personnage du mari jaloux joué par Serge Reggiani) et je souffre avec lui. Mon projet autour de Pasolini est une déclaration d’amour et une adhésion totale à sa pensée et même, en un certain sens, une manière de la prolonger tant elle est contemporaine.

Je me souviens aussi t’avoir vu mixer seul, perché sur une chaise d’arbitre de tennis. Dans la relation avec le public il y a forcément une distance nécessaire ?

Partant du principe qu’il n’y a rien de plus boring que de regarder un DJ mixer, je devais trouver un subterfuge. La chaise d’arbitre, non seulement c’est un redoutable dispositif anti-request (personne ne peut venir me demander tel ou tel track) mais ça rend le public fou. Les gens ne sont plus face à une scène mais autour du DJ. Ils t’offrent des verres, voyant que tu ne peux pas te déplacer… Enfin ça c’était dans le monde d’avant.
Là je reprends un peu de service en tant que « DJ entraineur » avec un nouveau set qui va s’intituler « Variété Club ». Ce sera un bal populaire, légèrement augmenté, avec de la vidéo qui parle à tout le monde. Et comme son nom semble l’indiquer, le Variété Club sera un subtil mélange de variété et de musique de club…     

La plus belle chose que tu aies entendu dernièrement c’est quoi ?

Je vais te faire une réponse à la manière de Pierre Henry. Je crois que c’est le son d’une mésange au carreau de ma fenêtre. C’était au début du printemps, dans une pièce carrée, au sommet d’une tour d’un château espagnol, dans laquelle je tournais en rond.
Plus sérieusement j’ai flashé récemment sur un morceau de Labrinth « See You Assholes later » et sinon « Swanky Mode » de Jarvis Cocker, même si ça date un peu.

Il y a aussi une dimension funéraire dans ton travail : ton épitaphe idéale ce serait quoi ?

Drake encore : « If you’re reading this it’s too late » ou Reggiani toujours : « Il suffisait de presque rien. »

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L’Enfer selon Prieur de la Marne, avec Kate Moran
Jeudi 12 mai à 20H à La Cartonnerie
84 rue du Docteur Lemoine
51100 Reims
cartonnerie.fr / @cartoreims

 

Propos recueillis par Matthieu Conquet
Matthieu Conquet : producteur de l’émission « Et je remets le son » sur France Inter, Matthieu Conquet écrit également pour le journal Libération. Depuis 4 ans chaque été il réalise « À la Loop » pour l’émission 28 Minutes sur Arte.