Depuis 2015, L’Opéra de Paris a ouvert une troisième scène, non pas la regrettée troisième scène dédiée aux musiques contemporaines qui existaient dans le projet initial de cet opéra-monstre de la place de la Bastille. Non, une troisième scène inattendue puisqu’elle n’a d’existence que sur les écrans. La 3e Scène de l’Opéra de Paris propose aujourd’hui plus de soixante courts-métrages disponibles gratuitement en ligne – une collection alimentée au fil des productions. Rencontre avec Philippe Martin, producteur et créateur des Films Pelléas, qui dirige cette collection avec son collègue Dimitri Krassoulia-Vronsky.
Où sommes-nous ?
Vous êtes dans un endroit particulier, celui où Corneille a créé ses premières pièces quand il est arrivé à Paris. Vous êtes aussi chez Les Films Pelléas qui ont eu 30 ans en 2020. Et ça fait près de 5 ans que nous nous occupons de la 3e Scène.
Quelles sont les origines de la 3e Scène ?
Lorsque Stéphane Lissner est arrivé à la direction de l’Opéra, il cherchait un projet numérique. L’idée est venue de créer une troisième scène en parallèle de Garnier et de Bastille. Le projet a d’abord été confié à Dimitri Chamblas, danseur lié à Benjamin Millepied. Cette année-là, j’ai produit L’Opéra de Jean-Stéphane Bron. Quand on a fini le film, Stéphane Lissner m’a proposé de prendre la succession de Dimitri.
Comment s’effectuent vos choix ?
À quelques exceptions près, on ne travaille qu’avec des gens avec qui on n’a pas encore travaillé. On conçoit une ligne éditoriale sur le désir de solliciter des gens dont le travail peut résonner avec l’opéra. On ne va pas naturellement vers des gens qui aiment l’opéra, c’est l’inverse même. Stéphane Lissner a une formule claire pour définir la 3e Scène : « C’est un endroit où on invite des artistes qui n’auraient pas vocation à être invités par l’Opéra à destination d’un public qui n’a pas vocation à venir à l’opéra. »
Clément Cogitore, Claude Lévêque, Apichatpong Weerasethakul ou la plupart des gens qu’on invite n’avaient pas de liens évidents avec l’opéra. Nous passons des commandes avec un petit cahier des charges : faire des films qui aient un rapport plus ou moins proche avec les formes d’expression de l’opéra, du théâtre, de la danse, du chant, de la musique ou avec les lieux de l’Opéra de Paris. C’est ouvert, et cadré en même temps. Il y a aussi des gens qui nous sollicitent, comme l’écrivain Jonathan Littell qui m’a proposé un projet. On essaye d’être assez éclectique. Grâce à Dimitri, on a fait un film avec Jhon Rachid, youtubeur qui, je pense, n’a toujours pas compris pourquoi l’Opéra de Paris était venu le chercher. C’est ça que j’aime bien, aller chercher des gens qui sont surpris que l’Opéra fasse une démarche vers eux.
Y a-t-il une façon spéciale d’appréhender le digital ?
Je ne donne pas de consignes particulières aux réalisateurs par rapport à la plateforme car on ne peut pas aller contre le langage de quelqu’un, ou alors il ne faut pas le choisir. Quand on a fait le film de Jonathan Littell, on savait que ça n’allait pas être un film viral comme certains autres, mais c’est son langage, sa forme d’expression. Les questions qui se posent sont celles qui se posent pour n’importe quel film : est-ce que c’est bien, est-ce qu’il n’est pas trop long, comment pourrait-il être meilleur ? etc. Je ne me conditionne pas tellement pour le digital car sinon on fait tout à fait autre chose. J’entends parfois parler d’un langage numérique, mais en général, c’est pour dire qu’il faut monter plus « cut », que les films soient encore plus courts… des choses qui ne sont pas du tout ma façon de penser. On pourrait baisser l’ambition pour être beaucoup plus vus, ça pourrait tout à fait être une stratégie mais ici on parle d’opéra, on parle d’art. Nous devons créer une familiarité, que les gens soient surpris de voir quelque chose de beaucoup plus qualitatif que ce qu’ils voient sur le net. C’est ça qui me motive.
En fait, la question du digital, ne vient pas tant au moment de la création qu’au moment de la diffusion. La façon de sortir un film est tout à fait différente de ce que je peux connaître. La plus grande découverte que j’ai faite c’est ça : comment on lance un film sur le net, comment il est vu et par qui. Et aussi faire avec tous les retours, toutes les informations qu’on a sur les diffusions et les réactions des internautes.
Pouvez-vous nous parler des différentes esthétiques de la collection 3e Scène ?
J’essaye de me libérer de la fiction, de la dramaturgie, de toutes ces choses qui font tellement le langage cinématographique en général. Ce qui est bien, dans ce cadre, c’est de partir sans tout savoir. Pour Vibrato, je connaissais Sébastien Laudenbach dont nous avions coproduit La jeune fille sans mains. Il m’a raconté que, lorsqu’il était aux Beaux-Arts, il avait passé des jours à filmer des détails du Palais Garnier, c’est comme ça que c’est parti. Les projets de Clément Cogitore et de Sébastien Laudenbach n’existent que parce qu’il y a la commande de la 3e Scène. Ce qui m’intéresse, c’est l’idée de faire des expériences, d’essayer des choses, de permettre à des œuvres d’exister. La commande à Claude Lévêque était intéressante pour ça. Il m’avait dit que ce qui l’intéressait était de filmer des détails. Au montage, ça ne donnait rien. Et puis, il a eu l’idée de mettre les Kindertotenlieder de Mahler et ensuite de mettre des grincements et tout à coup, hop, le film est apparu. Mais c’est quoi ce film ? Je ne sais pas quoi dire. Ce n’est pas un documentaire, ce n’est pas de la fiction. C’est intéressant quand il y a une forme un peu nouvelle qui apparait ou, tout du moins, différente. Même s’il faut que les films soient vus, même si l’Opéra est une institution importante où l’on ne doit pas perdre les gens… de temps en temps, ça me plait de mener des expériences sans filet, de me dire que je ne sais pas ce qu’il y aura à l’arrivée. Mais je ne voudrais pas non plus que la plateforme devienne un endroit un peu trop « hype », je veux que les films soient vus et créent du désir.
Comment définiriez-vous votre métier de producteur ?
Le travail du producteur est un mélange de goût, d’intuition, de connaissance. Je sors beaucoup, je suis en perpétuelle recherche. De son côté, Dimitri, qui a à peine 30 ans, apporte des liens avec sa génération. Nous sommes tous les deux en alerte à des endroits différents. Pour les longs métrages comme pour la 3e Scène, le moteur est la collaboration avec les artistes, on échange beaucoup et je suis très présent au montage. Après, cela dépend des films. Il y a des réalisateurs qui ont plus ou moins besoin d’être accompagnés. J’essaye de répondre aux besoins de la personne qui est en face de moi. Pour Claude Lévêque, il n’y avait pas de scénario comme pour Apichatpong ou Clément Cogitore. Il y a des scénarios quand le réalisateur a besoin de passer par ces étapes-là. Autre exemple, nous avons proposé le projet à Jafar Panahi, on a trouvé un contact vers lui à qui on a présenté la commande, et puis, plus de nouvelles. Un an et demi plus tard, le contact nous rappelle pour nous dire que nous aurions le film dans un mois selon ce qui a été proposé. Depuis que je produis, je sais qu’il n’y a pas une seule façon de produire, je m’adapte beaucoup, on ne sait jamais où est l’acte de produire, de permettre à un film d’exister.
Pouvez-vous nous parler de votre présence au montage des films ?
Le montage c’est presque le plus important pour moi, c’est vraiment là qu’un film se gagne ou se perd. C’est un moment délicat parce que l’artiste ne voit pas la même chose que vous, c’est un moment où il faut vraiment faire confiance à son regard. C’est très compliqué à expliquer… Si je suis producteur, c’est peut-être que j’ai quelque chose en plus qu’une personne lambda donnant son avis sur un film. Il faut être diplomate et il ne faut jamais lâcher sur le montage même si vous devez convaincre un réalisateur de changer de monteur en cours de route. Il faut toujours penser à ce que peut gagner un film. Parfois, je n’y arrive pas et si les gens viennent me voir en me disant que tel film est très bien mais qu’il y a une longueur, celle que nous avions déjà repérée mais que le réalisateur n’a pas voulue entendre, c’est une vraie douleur. Et dans ce cas, que se passe-t-il sur la plateforme ? Les gens regardent au début puis, comme c’est un peu long, ils arrêtent. Sur internet, tout le monde est beaucoup plus expéditif, et donc, deux personnes sur trois ne vont pas voir le film dans son ensemble, quand bien même il y aurait une très belle séquence à la fin. Dans ce cas-là, je me sens responsable. Certes le réalisateur n’a pas voulu entendre, mais je ne peux pas m’empêcher de me dire que, d’une certaine manière, j’ai mal fait mon travail. C’est ma responsabilité de faire qu’un film soit indiscutable sur son montage. Le montage, c’est la plus grande responsabilité.
Quelles sont vos ambitions pour la 3e Scène ?
C’est un peu banal de le dire mais les esthétiques dominantes aujourd’hui ne sont pas celles que nous défendons. À la télévision, le langage visuel du reportage ou de la photo peu soignée est dominant. Sur internet n’en parlons pas, ces questions ont même quitté la sphère d’internet. Tout cela n’a que peu à voir avec l’art. En fait, il faut accepter l’idée que dans la masse des productions, en cinéma comme en littérature, les œuvres d’art réelles sont minoritaires. Ce qui doit nous préoccuper, c’est que des espaces pour la création et l’ambition existent toujours, c’est ce qui m’intéresse dans le cinéma ou sur le digital. À travers la 3e Scène, nous avons développé un espace de création dans lequel nous nous préoccupons avant tout de la qualité.
Cela peut paraitre prétentieux de le dire mais ce qui nous mobilise ici, c’est de tendre vers des œuvres d’art.