Publié le 02 mars 2020
Temps de lecture : 9 minutes

Rencontre avec Thibaud Crivelli, Fondateur de la maison de parfum Crivelli

TEXTEAMBRE ALLART
PHOTOSBENOÎT PELLETIER
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À l’occasion de la sortie de « Papyrus Moléculaire », le dernier parfum de Maison Crivelli signé par le nez Leslie Girard, nous avons eu envie de vous en dire plus sur cette marque que nous avions déjà évoquée dans un article consacré au luxe durable (« Durabilité, le nouveau luxe »). Le fondateur, Thibaud Crivelli, nous a ouvert les portes de son cheminement créatif où résonne, à chaque étape, son approche sensorielle du monde. L’occasion aussi pour nous de comprendre un peu mieux l’univers de la parfumerie, aussi confidentiel que fantasmé.

Peux-tu nous dire d’où vient ton expérience de la parfumerie et comment tu as développé les connaissances techniques ainsi que le vocabulaire propres à ce milieu ?
J’ai travaillé au préalable pour de grandes maisons de parfum sur des postes marketing et commerciaux mais ce n’est pas à ce moment là que j’ai développé mes connaissances olfactives. J’ai développé mes connaissances sur les matières premières de parfums via des expériences personnelles passées souvent sur le terrain, dans des plantations, dans des marchés. Je commence à avoir une connaissance plus technique car j’aborde désormais la matière en étant un peu plus dans les labos et en discutant avec les parfumeurs. Mon expérience sinon est plus brute et sensorielle, ce qui est très complémentaire de celle des parfumeurs.

Qu’est-ce qui t’a amené à créer Maison Crivelli ?
C’est un projet que j’ai en tête depuis très longtemps. Quand j’ai commencé à travailler sur le projet, je me suis donné comme objectif d’avoir une offre qui soit différente à tous points de vue, dont on puisse se souvenir. J’ai donc travaillé à toutes les étapes de création et à chaque point de l’offre sur l’idée de surprise, de contraste et de sensorialité puisque, selon moi, ce sont des éléments fondamentaux pour que l’expérience vécue se transforme en souvenir : on marque les esprits, on laisse une empreinte, et le bouche-à-oreille se fait.

Comment as-tu traduit cette idée ?
Pour chaque parfum, je suis parti d’un moment vécu pendant lequel j’ai découvert une matière première de parfum de manière inattendue. Par exemple, la découverte d’une rose en bord de mer ; d’un bois de santal brulé sur un volcan en éruption ou d’un cocktail d’agrumes au piment que j’avais dégusté dans un marché très moite et tropical… Il y a toujours un moment très sensoriel au départ, et ça, c’est lié à mon type de vie car je mets toujours tous mes sens en éveil en même temps, c’est le principe de la synesthésie. Mais ce sont aussi des moments vécus où il y a du contraste. Par exemple, « Bois Datchaï » a été imaginé à partir d’un moment où j’avais bu un thé épicé et mangé des baies sauvages donc il y avait un contraste gustatif original et c’est ce que l’on a retranscrit dans le parfum avec une association de matières premières contrastées qui donne une signature très moderne.

Cette notion de surprise et de contraste se retrouve à d’autres étapes du mix : avec les touches à parfumer où une photo apparaît lorsque l’on vaporise le parfum dessus  ; avec le packaging bichrome ocre et blanc ainsi qu’au niveau des éléments du merchandising où l’on est sur une couleur ocre monochrome très impactante avec des contrastes de formes et de textures.

Pour en venir au cœur de ton processus créatif, comment imagines-tu un parfum ?
Je pars d’abord d’une matière première. C’est ma première intention. Pour une matière, je me plonge dans les souvenirs qui y sont liés. Comme je vois les choses sous l’angle des cinq sens, j’essaie de me remémorer les éléments sensoriels que j’avais vus, ressentis et surtout ceux qui m’avaient marqués. Je pense par exemple à des sons, à des couleurs… J’essaie d’associer entre elles toutes les choses que mes sens ont perçues pour avoir le plus de complexité possible dans le parfum.

Par exemple, cet été, j’ai voyagé dans les fjords, j’ai senti du cèdre, j’ai mangé des rouleaux à la cannelle, il y avait beaucoup de tourbe, de l’humidité, des vents marins, le son des églises dans les villages, de l’herbe sur les toits… Il y avait des cascades, des murets en granit ou en ardoise, il y avait la langue locale… Tous ces éléments fusionnent pour créer l’expérience olfactive. C’est l’inspiration que je retranscris ensuite dans des moodboards en images, en sons, en musiques. Je n’aime pas que les parfums soient inspirés de lieux car ce qui me semble important ce n’est pas tellement là où l’on est, mais la façon dont on vit l’instant. J’utilise cet exemple car il me permet d’illustrer la façon dont les souvenirs entrent en jeu.

En prenant en compte le fait que ta première intention est de partir d’une matière première, on pourrait donc ici imaginer que ce parfum inspiré de ton voyage dans les fjords s’articulerait autour du cèdre par exemple ?
Ça pourrait être le cèdre, la cannelle, la tourbe, ou peut-être le patchouli pour son côté très terreux, ou quelque chose d’humide… Ça pourrait être quelque chose de très aérien, ou si je pense à un souvenir plutôt nocturne, quelque chose de plus sombre avec la fraîcheur du vent.

Une fois que ton idée est mise en images, que se passe-t-il ensuite ? Entres-tu en contact avec les sociétés de composition (ex : Robertet, Givaudan, TechnicoFlor…) ou t’adresses-tu directement à des parfumeurs ?
Au début, le temps de prendre mes marques, j’allais d’abord voir une société de composition qui elle, en interne, mettait en compétition ses parfumeurs sur le brief que j’avais fourni. Maintenant je préfère travailler directement avec un parfumeur que je choisis, dont j’ai senti les créations, avec lequel je pense avoir un très bon contact, ce qui est très important pour moi. Derrière chaque parfum, il y a la beauté d’une rencontre, avec des personnalités différentes et des signatures différentes. Je transmets donc au parfumeur des éléments à la fois techniques, certaines notes que je veux retrouver et des éléments propres à mon imaginaire, en lui adressant notamment le moodboard. Il travaille ensuite dans ses labos sur différentes pistes pour traduire mon intention créative avec des assistants et laborantins qui, eux, créent les formules. Pour certaines créations, je suis directement en contact avec le parfumeur, pour d’autres, je passe par des évaluateurs internes à la maison de composition. Les évaluateurs retranscrivent le brief de la marque au parfumeur, dans son langage. Ce sont des personnes qui ont fait une école de parfumerie. Ils sont à mi-chemin entre la création et le marketing.

Lorsque tu travailles avec un parfumeur, dois-tu nécessairement t’approvisionner en matières premières chez la société de composition à laquelle il « appartient » ?
Oui, cependant chacune de ces sociétés a ses spécificités ce qui les amène souvent à s’approvisionner entre elles. Si je travaille avec un parfumeur relié à une société en particulier, c’est à elle exclusivement que j’achète le concentré, bien que certaines matières premières puissent provenir d’autres sociétés. J’achète le concentré assemblé, maturé, avec toutes ses notes. J’achète en fait « la construction » et bien qu’un patchouli par exemple, d’une année sur l’autre, puisse provenir de sources différentes (en fonction des qualités, des prix, des aléas climatiques…), la société à laquelle je l’achète s’engage à me fournir un concentré de qualité constante avec un même rendu olfactif.

Il peut y avoir un intérêt à se diriger vers un fabricant plutôt qu’un autre en fonction des programmes qu’ils mettent en place et de leurs spécificités. Par exemple, Accords et Parfums, basée à Grasse a remis en place des programmes de roses Centifolia. Je travaille avec cette maison pour l’un de mes parfums – « Rose Saltifolia » – car je voulais travailler cette variété de rose en particulier.

Après avoir travaillé sur ton brief, les parfumeurs te proposent différentes pistes… Comment cela fonctionne ?
Les parfumeurs travaillent en général entre deux et quatre pistes mais c’est très variable. Pour les tester, j’évalue sur peau, sur touche à parfumer et sur tissu. On en rediscute, puis ils font des changements. Un parfum c’est une association de matières premières donc on parle toujours de « notes de tête », « notes de cœur » et  « notes de fond » mais au final, toutes les matières interagissent entre elles car chaque matière première de parfum a énormément de facettes. Par exemple, pour la rose, on a des notes qui sont communes au géranium, au jasmin ainsi qu’à la citronnelle. Si on associe ces notes entre elles, on va, en quelque sorte, dupliquer les molécules olfactives qu’il y a en commun. On peut décider d’isoler en labo une facette de la rose pour la mettre en avant plutôt qu’une autre. C’est pour ça que l’on peut « travailler une note ». Il ne s’agit pas juste de prendre un absolu de rose et de le mettre dans le parfum. On peut mettre un peu d’absolu mais on peut aussi jouer sur les facettes. Le travail d’un parfumeur revient donc à jouer sur les contrastes, l’équilibre et en même temps, à donner de la tenue et du sillage.

Toutes les molécules interagissent dans le temps. Ce que l’on obtient à un instant T, on estime qu’il faut, selon les notes, à peu près deux ou trois semaines pour que le tout s’équilibre. C’est la phase de maturation. Quand on met dans l’alcool, il y a également une phase de macération qui est souvent autour de deux ou trois semaines. Donc à chaque brief, ça prend du temps car dès que l’on fait un changement dans l’association de matières ou dans le pourcentage, il faut attendre à nouveau au moins deux semaines pour que tout cela mature et que l’on puisse sentir un parfum qui soit équilibré, en condition presque pré-production.

Il y a beaucoup de science finalement dans un parfum…
Oui, les parfumeurs sont à la fois des chimistes et des artistes. Ils se forment souvent auprès de « maîtres » en labo ou dans des sociétés de composition avant d’acquérir leur propre signature. Ce n’est pas parce qu’on est diplômé que l’on est un grand parfumeur, c’est quelque chose qui s’apprend dans le temps. La signature d’un parfumeur varie selon son expérience, sa personnalité et il peut avoir, tout comme un artiste, des « périodes ».

Lorsqu’un parfumeur te propose des pistes, arrive-t-il que tu valides l’une de ces pistes alors qu’elle diffère fortement de ton idée de départ ?
Oui, je peux être surpris par le parfum mais c’est une bonne chose. Ce qui est important en revanche, c’est que je retrouve ce que je souhaite partager. J’essaie de retrouver une sensation, pas simplement une odeur car autrement, cela voudrait dire que je réduis le parfum à une matière. Ce qui n’est pas le cas. Par exemple, « Rose Saltifolia », c’était une découverte d’un champs de roses en bord de mer. Il y avait l’odeur de la fleur mais il y avait aussi l’odeur de l’iode. J’avais bu ce jour là un jus d’orange sanguine, j’avais senti du romarin… C’est tout ça, en fait, que l’on retrouve dans le parfum. Le résultat ce n’est pas juste : « j’ai senti une rose ». C’est la combinaison de la rose, de l’iode, du romarin, de l’orange sanguine… Je souhaite partager une sensation vécue avec l’idée cependant que chaque personne éprouvera quelque chose de différent.

Le parfum, pour le créateur comme pour le client, relève en quelque sorte d’une quête introspective. Pour le créateur cette quête consiste à relever le défi de matérialiser son imaginaire, ses émotions ; pour le client, elle consiste plutôt à comprendre ce qui résonne en lui dans un parfum.
Exactement. En fait je crois qu’on aime toujours un parfum pour des raisons personnelles. De facto, je crois que le parfum joue beaucoup sur l’intime, l’émotionnel, qu’il ne joue pas sur l’image que l’on donne en société mais sur l’image que l’on pense donner à la société. Donc finalement, c’est très introspectif.

Ce côté intime, introspectif se ressent dans l’identité visuelle de Maison Crivelli.
Je pense notamment aux images sur le compte Instagram de la marque…
Oui, j’ai souhaité travailler davantage sur l’intime que sur la mise en avant de soi, donc pas d’égérie. Il est parfois compliqué de mettre au point l’univers visuel d’un parfum. Par exemple, celui de « Papyrus Moléculaire » était un vrai challenge puisque le parfum partait de la découverte de la poudre de papyrus. Durant mon expérience, il était aussi question de femmes tatouées, de tabac, de coriandre… Retranscrire ça en photo ce n’est pas évident. Je ne voulais pas tomber dans un angle un peu ethnique, très premier degré. C’est pour ça qu’on est plus sur ce genre de communication, avec des choses assez subtiles qui évoquent les cinq sens, sur de la matière, des mélanges de féminin et masculin.

De qui t’entoures-tu pour ce travail d’image ?
Parmi les photos que je poste, certaines m’appartiennent, certaines viennent de comptes de photographes que j’ai découverts sur Instagram et dont j’aime beaucoup l’approche créative. Par exemple, j’aime énormément le travail de Laurent Castellani, ou les photographies aériennes de Tom Hegen. Il y a Cody Cobb aussi. C’est très beau, tout en contraste et simplicité. Tous ces photographes, je peux les contacter pour leur demander d’utiliser leurs photos ou pour qu’ils en fassent spécialement pour Maison Crivelli. J’ai par exemple travaillé avec Camille Brasselet, une très jeune photographe qui vient de sortir de l’école de Condé. Je travaille aussi avec Eléonore Mehl (Tamos Photographie), pour les photos de packs institutionnelles ou ambiance.

Maintenant que ta démarche nous est familière, pourrais-tu nous raconter les coulisses du processus créatif mis en place pour le dernier parfum de la maison « Papyrus Moléculaire » ?
Je suis partie d’une matière première à l’état brut : la poudre de racine de papyrus. Lorsque que j’ai découvert cette matière, j’étais avec des femmes tatouées et maquillées, qui fumaient de petits cigares. Il y avait donc une ambiance assez intime, féminine et en même temps un côté un peu rebelle, rustre, très terrien. La note de papyrus qui est plutôt chaude, boisée, fumée, nous avons décidé de la travailler de façon beaucoup plus transparente, poudrée (pour le côté féminin) et en contraste. J’ai appelé le parfum « Papyrus Moléculaire » pour évoquer cette idée de la poudre et aussi parce qu’on a vraiment associé des matières premières comme dans un puzzle. Je fais référence à ce que j’ai dit plus tôt, quand les matières s’associent entre elles. Ce papyrus on l’a contrasté avec de l’amyris qui est un bois plutôt rond, qui a une facette légèrement poudrée. On a voulu que cet accord ait une tête croquante, donc on a utilisé la coriandre et la carotte pour un coté croquant et poudré qui fait le lien avec le bois. On a prolongé et renforcé le côté épicé du papyrus avec du poivre noir et on a complété tout ça avec de la fève tonka, du tabac et de l’encens. L’encens va venir prolonger le poivre tandis que la fève tonka, avec son côté amandé, va renforcer la rondeur du bois. Avec le tabac, on va également prolonger le côté boisé grâce à une facette cette fois-ci plutôt foin. C’est donc finalement un parfum boisé, poudré et épicé autour d’une matière que l’on connaît peu en parfumerie. Cette matière étant habituellement chaude et fumée, nous avons voulu la travailler dans une facette croquante et plus fraîche pour y apporter la complexité et le contraste essentiels dans la signature de Maison Crivelli.

maisoncrivelli.com
@maisoncrivelli
Maison Crivelli à retrouver au Bon Marché Rive Gauche
24 rue de Sèvres, 75006 Paris