Publié le 10 mars 2020
Temps de lecture : 8 minutes

Dans les champs de vision de Valentine Gauthier

TEXTEBENOÎT PELLETIER
PHOTOSBENOÎT PELLETIER
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La fondatrice de la marque de vêtements éponyme nous a ouvert les portes de ses locaux parisiens, et permis d’explorer avec elle le détail de sa vision. Un échange passionnant avec une personnalité pétillante et sans détour.

On entre dans un appartement, au premier étage d’un immeuble Haussmannien, boulevard Beaumarchais à Paris. Décoration soignée, avec un « non-ostentatoire » revendiqué, mais le confort est là, et le goût des objets sensibles, ainsi que la volonté manifeste de laisser parler l’élégance naturelle des matériaux, aussi. Du bois, des couleurs sourdes, un plan simple, mais les matières sont choisies, la lumière travaillée. Une association de matériaux bruts et délicats qui fait sens et qui va s’avérer en parfaite cohérence avec le positionnement global de la créatrice et de sa marque.

Sur la gauche, une table de travail accueille 5 ou 6 personnes, des jeunes femmes, qui échangent derrière leurs écrans. Deux responsables boutique et deux personnes à l’administratif complètent cette équipe. L’ambiance est décontractée. Dans la pièce principale, un long portant  fait face à un grand miroir appuyé sur le mur et indique la fonction qu’occupe aujourd’hui le lieu : il s’agit d’un showroom, celui de la créatrice de mode Valentine Gauthier. Un lieu, qui diffère d’une boutique ouverte au grand public, conçu pour recevoir des acheteurs professionnels (boutiques, réseaux de distribution, etc.). Le reste du temps, cet espace prend la forme d’un lieu de vie, presque comme un appartement, où l’équipe organise des rencontres d’artistes et de chefs cuisiniers autour de thèmes, de découvertes et de prises de parole.

La voici justement qui apparaît. Elle ne doit pas avoir atteint la quarantaine. Approche franche et détendue, très souriante, regard rieur. Le personnage a l’air plutôt ouvert et facile d’accès.

Résumé des épisodes précédents
Au tout début, nous avons une petite fille du sud qui grandit avec des parents évoluant dans le milieu de la formule 1 (son père était metteur au point et pilote d’essai F1 sur le circuit Paul Ricard ; sa mère travaillait pour l’école de pilotage Winfield).  Une période qui lui évoque plus la liberté des grands espaces naturels du plateau du Castellet que les odeurs de mécanique. Devenue jeune femme, elle obtient un diplôme en géo-ethnologie qui la destinait à une carrière d’ingénieure en écologie. Elle aborde ensuite un léger virage créatif en entrant à l’Atelier Chardon Savard, une école de mode, malgré la crainte de ses parents de la voir évoluer dans ce milieu. La peur est manifestement une question de point de vue. Elle poursuit son apprentissage en travaillant chez Rochas ainsi que dans l’atelier de la ligne artisanale de la Maison Martin Margiela, dont elle retiendra beaucoup.

Au commencement, la croisière s’amuse.
L’histoire de sa marque commence vraiment en 2006 grâce à une petite période de remise en question. Alors qu’elle subit le contrecoup de l’abandon prématuré d’un projet très avancé (la direction artistique d’un concept store) qu’elle quitte juste avant son lancement, après l’avoir entièrement conçu, Valentine, éprouvant le besoin de se vider la tête, fait le choix, potentiellement inattendu, de passer des jours à visionner des épisodes de « La croisière s’amuse »… Rien n’étant jamais complètement perdu pour les âmes créatives, la série lui inspire une collection – nommée « love boat » – qu’elle décide de présenter au Festival International des Jeunes Créateurs de Mode de Dinard. Elle emporte la mise, à la faveur d’un jury présidé par un Gaspard Yurkievich, assez client du positionnement arty et un peu barré de sa proposition. Après plusieurs années d’expériences à différents endroits du business de la mode, et une période de questionnement sur quoi faire et pourquoi, elle vit comme un signal la reconnaissance de ce prix prestigieux et décide qu’il est temps de passer à l’action : lancer sa propre marque. Et qu’importe si, de l’esquisse d’une collection à une collection complète il y a un grand pas, si les banques préfèrent passer leur chemin, si la notoriété publique fait totalement défaut, et si cette idée saugrenue surgit peu avant la crise de 2008 qui va clairsemer les rangs des designers indé et des petites marques créatives. Elle sent que l’important, l’urgence, est de faire. De monter dans le train de sa propre vie car il passe maintenant et qui sait s’il repassera demain.

Portée par la main de velours du destin qui sait parfois se montrer compatissante, elle réussit à réunir assez d’argent (Love Money + Business Angel) pour ouvrir, from scratch, sa propre boutique, au 58 rue Charlot, Paris 3ème.

Un pari plutôt « testostéroné » en cette période économiquement trouble, mais qui lui permet d’entrer au contact de sa cliente, d’éprouver avec elle les bases de ses intuitions, de percevoir la justesse de sa vision créative et de la confronter avec une réalité économique qui, jamais, ne peut être mise de côté car elle est synonyme de survie, ou mieux, de liberté, un mot qui vient souvent à l’esprit quand on tire le fil de notre conversation.

C’est l’époque où elle pose les bases de son style et entrevoit qu’il peut trouver une place spécifique. Un style fait de l’association/confrontation entre des pièces ou matières très « brutalistes » * et des pièces/matières très sophistiquées et précieuses. À ce combo, ajoutez un soupçon de pièces « boyish » **, une pincée d’imprimés fleuris délicats, écartez toute « girlitude », finalisez avec une touche sexy et vous obtenez du Valentine Gauthier – pour peu que ce soit la patronne en personne qui s’occupe de votre recette. Car tout est affaire de réglages, de dosages, d’inspiration créative.

Processus créatif : déployer et maintenir une vision
Elle a trouvé un ton que, d’années en années, il lui faut à la fois enrichir et renouveler, tout en maintenant lisible une ligne claire qui l’identifie et envoie un signe de reconnaissance à ses clients. Comme elle le dit elle-même, ses vêtements sont « portables » et s’inscrivent dans le vestiaire de la vraie vie. Une partie de ses clientes viendra picorer des pièces qui vont « enjailler » leur uniforme. Une autre viendra chercher le basique quali à la mode Valentine. Une troisième sera accro au total look. Mais toutes auront identifié un ton qui, de collection en collection, revêt une certaine forme de permanence. C’est cet exercice de permanence renouvelée qui est le plus difficile pour un créatif. Il nécessite de se placer dans la posture schizophrène du créateur porté par un vent de fraîcheur spontané et dans celle de son juge impitoyable. Etre à l’intérieur du geste créatif, et en sortir pour vérifier son bon réglage.

Ce travail est une dimension importante de l’activité de création de Valentine ; son style, étant, par nature, à la fois composite et constant. Elle a clairement une posture de directrice artistique, qui va sentir un « goût » et qui va actionner tous les curseurs permettant aux vêtements d’approcher une vision globale capable de se déployer sur n’importe quel sujet, par opposition au pur designer qui va créer des objets, même si l’on parle de vêtements. Elle a d’ailleurs déjà collaboré avec des marques comme Monoprix ou Sarenza, pour des souliers ou de la déco. Ce sont des nuances fines, mais qui en disent beaucoup sur la réalité du travail créatif.

Processus créatif : faire feu de tout bois
Pour y parvenir, tous les moyens sont bons, la difficulté principale étant de transmettre cette vision à son équipe qui va concrètement la mettre en musique, et rebondir, sur ses idées. Elle les dessine, les raconte. Elle montre des matières, décrit des ambiances, esquisse des coupes ou des détails. Peu à peu, l’idée s’affine, le dessin se fait technique. Il y a des passages obligés, des pièces ou des matériaux dont on n’a pas l’idée ou l’impulsion créative, mais sans lesquels la collection ne sera pas complète. Valentine doit se discipliner, accepter de se plier avec plaisir à un exercice qui n’est pas aussi naturel que d’autres. C’est le cas des imprimés. Ce n’était pas particulièrement son intention première, mais elle a senti que les clientes étaient demandeuses, qu’elles y voyaient une cohérence. Elle s’y est mise et a réussi à développer, au fil des saisons, des pièces en imprimés qui rencontrent du succès et qui s’intègrent très naturellement dans le flux des collections. Elle reste à l’écoute de ses clientes, évalue ce qu’elle sent de leur retour, et fait de ce dernier un paramètre de la création.

Valentine a une vision très globale, et on sent bien que créer des vêtements n’est potentiellement qu’une partie de ses préoccupations. On la sent tout autant concernée, par exemple, par l’artisanat (elle a ouvert une galerie, « Holism », dédiée à ces thématiques, à côté de sa boutique) et, bien sûr, par les questions environnementales.

L’éco-responsabilité au cœur de son environnement
Valentine Gauthier souhaite, depuis ses débuts, inscrire sa création dans la démarche la plus durable possible. Elle porte beaucoup d’attention au sourcing et aux conditions de travail des ateliers qui produisent pour elle. Elle essaie de faire de chacun d’entre eux, un partenaire qui voit s’installer une relation sur le temps long. La production se fait en Europe et en petites séries avec des partenaires spécialistes et engagés dans une démarche sociale et environnementale.

Si elle est très concernée par l’aspect environnemental, elle n’est pas non plus une apparatchik ; elle est avant tout une créatrice, qui voit son business avec réalisme. Elle essaie de concilier plusieurs contraintes dont son souhait d’abîmer la planète le moins possible, sans angélisme. La gamine qui courait dans la garrigue sur le plateau du Castellet voudrait juste que ses enfants puissent y croiser les mêmes animaux et y sentir les mêmes odeurs.

Elle a beaucoup affirmé son positionnement « éco-responsable » à ses débuts, puis elle a cessé de le faire, le jugeant contre-productif. Depuis quelques années, elle y revient, la conscience écologique collective grandissant. Sur son site, on peut lire des détails assez précis sur l’origine et les conditions de production – au-delà de l’écologie – de chaque matériau. Elle regarde d’un œil un peu désabusé l’ombre du green-washing progresser. Ce n’est pas à ses yeux un phénomène en soi, ce qui l’est « c’est qu’on nous raconte n’importe quoi ». Au fond, ce n’est pas son sujet toute cette mode autour de l’environnement, même si elle se sent concernée au premier chef. Son sujet c’est de déployer une vision qu’elle a du monde et d’associations d’univers sensibles qui, en se croisant, recréent une harmonie. Et ça passe bien sûr par une planète dans le meilleur état possible. Simple question de bon sens, son fer de lance.

Business durable
Pas toujours évident de concilier ses ambitions éco-responsables, créatives et économiques. S’inscrire dans une démarche éco-responsable est par définition moins rentable, et donc plutôt un facteur de fragilité. Surtout quand on n’est pas accompagné par un groupe aux reins solides. Valentine Gauthier est majoritaire au sein de sa société (il y aussi un associé dormant – et bienveillant – qui a permis le démarrage de l’aventure et dont les parts sont toujours là). Ce n’est pas vraiment une commerciale, elle peut convaincre de sa vision, mais elle du mal à vendre pour vendre. Elle est peut-être passée à côté d’occasions de faire un peu d’argent, mais au fond, elle s’en fiche. Elle sent bien qu’il faudrait échafauder une vraie stratégie économique, et sans doute, s’adosser à un grand groupe pour anticiper un développement qui serait une sécurité pour l’avenir. On devine que ces questions tournent de temps à autre dans sa tête. On devine aussi qu’elle a envie de les mettre de côté car passer ce genre de cap signifie sans doute changer de métier. Pas sûr qu’elle en ait envie. Et si changement il devait y avoir, ce serait plutôt pour faire tout à fait autre chose : un projet plus global autour d’une vision à 360° de l’art de vivre.

Sa marque est un projet qui reste complètement auto-produit. D’un point de vue économique, il est plutôt artisanal. C’est à la fois un facteur d’inquiétude : elle est seule et potentiellement fragile, mais aussi une belle satisfaction, car avec sa petite équipe, elle a tout construit, à la force du talent. La marque existe depuis 10 ans, elle est toujours là, et surtout, elle est libre.

* un terme d’architecture qu’elle emploie souvent, qui décrit le rejet de l’ornementation et qui choisit de laisser parler la simple nature du matériau.
** bien que n’ayant pas encore développé de collection hommes, certains d’entre eux achètent ses vêtements.

88 boulevard Beaumarchais
75011 Paris
valentinegauthier.com
@valentinegauthierofficiel