Archives

John Hamon, La face cachée du visage

Un homme, encore jeune, à la démarche souple, accessible et souriant, direct et chaleureux. C’est le John Hamon que nous avons rencontré au mois de novembre dernier. Pas grand chose à voir avec l’ado de la photo barrée de son nom. C’est pourtant la même personne, mais il est vrai que le temps ne s’arrête que pour les images. Dans l’intervalle, il a fait 20 fois le buzz avec ses campagnes d’affichage sauvage qui ont toujours le même objet: cette image du John Hamon de la fin des années 90. Tentative de passage derrière l’affiche.

Le portrait à l’œuvre
Au premier abord, il y a un portrait. Un visage connu, à la fois familier et étranger. Un jeune homme, encore un peu adolescent, qui sourit, un peu mollement. Un sourire de « pose pour le photographe », plutôt nonchalant, mais voulant bien faire. Et ce nom : « John Hamon » qui semble sorti de l’annuaire des seconds rôles du Hollywood des fifties.

Ensuite, il y a cette forme. Ça ressemblerait à une affiche politique. Mais plutôt basique, sans message, ni appartenance. Enfin il y a le nombre. La multiplication de la présence de l’affiche dans les endroits les plus divers avec une permanence dans le temps qui fait douter davantage du sens de son existence. Ce regard, vous aussi vous l’avez sûrement croisé.

Paradoxalement, on finit par avoir l’impression que ce visage, pourtant ouvert, souriant, sans ironie, semble nous regarder avec une certaine goguenardise. N’est-ce pas nous qui, au fond, devenons le jouet de cette affiche qui nous nargue de son omniprésence sans jamais rien lâcher de son mystère ? Bien sûr, il ne s’agit que d’une affiche et l’on pourrait se contenter de passer son chemin, détourner le regard, feindre l’ignorance. Mais elle est là, tranquille, avenante, sûre de son fait et de sa présence légitime sur les murs de nos villes.

Devant la présence insistante de l’affiche, et de son mutisme sans failles, nous sommes finalement contraints d’envisager qu’il s’agit de tout autre chose qu’un simple gag potache ; un message personnel de grande envergure sur le mode « chérie veux-tu m’épouser ? ; ou une campagne dédiée à un micro-public averti, comme l’affiche d’un candidat aux élections de délégués de classe de la terminale du lycée du coin qui aurait vu les choses en grand.

John Who (?)
En réalité, cette affiche n’est pas celle d’un candidat à une quelconque élection, ni un message personnel, pas plus qu’un gag de potache, et encore moins un ego trip bien frontal, il s’agit d’une œuvre d’art. Ou plutôt, de la manifestation d’une œuvre d’art. On y reviendra.

Fin des années 90. Son auteur, John Hamon, c’est son vrai nom, va bientôt devenir étudiant en art, mais pour l’heure, sur la photo, il est lycéen et la photo est une photo scolaire. Elle a été prise dans son lycée quand il avait 17 ans, en 1998. Il ambitionne de devenir artiste, et à une vision tout à fait claire de où et comment. Ce sera avec cette image et partout.

Il démarre son projet de façon concrète en 2000, en l’ayant déjà complètement conceptualisé. L’idée n’a pas bougé d’un millimètre depuis : il va coller partout dans Paris des affiches composées de sa seule photo. Il ajoutera très vite son nom, mais ne changera par la suite, plus rien. Il est vrai que la permanence du support visuel est un élément important du projet, mais pas l’essentiel. En effet, ce qui fait « œuvre » n’est pas l’affiche, ni même le portrait, c’est la promotion de ce portrait. Il y a un petit côté vertigineux à réaliser que ce à quoi il travaille depuis 20 ans, est la promotion de cette image. Autrement dit, sa démarche artistique consiste à orchestrer un travail de communication. Et le fait est que, dans sa bouche, le mot « exposition » désigne la mise en œuvre des différents outils de communication que sont dossiers et communiqués de presse, posts Instagram, etc. ; la monstration ou la projection de l’image (son portrait, donc) n’étant que l’acmé de tout le processus.

Campagne d’affichage massive à Paris, en premier lieu, puis dans d’autres villes en France, en Europe. Une trentaine de villes dans le Monde devient son cadre d’intervention. Il ajoute ensuite une corde à son arc, les projections. Au gré de l’évolution de la technique – et de ses moyens financiers – il peut organiser des projections de plus en plus king size : un immeuble, le Palais de Tokyo, l’Arc de Triomphe, la tour Eiffel…

Il a par ailleurs démarré une intervention d’un nouveau genre en créant un filtre Instagram qui permet de « johnhamoniser » n’importe quelle œuvre à visage du Louvre : une campagne de communication home made qui EST l’exposition. Succès sur les réseaux sociaux.

Artiste par effraction
On reste assez étonné d’apprendre que toutes ces opérations se font sans aucune autorisation, ni même échange préalable avec le musée ou le monument en question. Chacune de ses interventions est totalement sauvage. Les affiches que l’on peut voir partout dans Paris avec le logo du Louvre pour promouvoir son intervention sont elles aussi réalisées sans aucun accord…

Le tout, du collage de la plus petite affiche à la projection sur la tour Eiffel, est réalisé par John lui-même, sans aucune équipe. Seul un photographe l’accompagne pour certaines prises de vue de nuit.

Pas non plus de modèle économique particulier constitué autour de son œuvre ou de son personnage. Pas de mécène ou de sponsor. Pas davantage de galerie pour promouvoir ou vendre son œuvre. Seule la vente d’affiches constitue une source de revenus.

John Hamon, l’histoire et l’institution
Il y a quelque chose du systématisme de Roman Opalka dans le travail de John Hamon, mais qui s’inscrit à un autre endroit que dans l’écoulement inexorable du temps. Sous des dehors rieurs, une forme de vertige comparable à celui ressenti à l’écoute des auteurs de musique sérielle. L’œuvre de John Hamon, grâce à sa répétition, se place en dehors du champ purement conceptuel et pénètre celui de « l’intuitivement appréhendable », qui fait appel aux sens plutôt qu’à l’intellect.

Lui, voit son travail s’inscrire dans la lignée d’un Buren, par exemple, et de son rapport à  l’affichage, ou dans une démarche parallèle à celle d’un JR sur la notion d’intervention dans l’espace public.

Cette vision n’est pas partagée par tous, et sa démarche accueillie plutôt avec tiédeur par les acteurs des institutions culturelles qui semblent ne pas savoir par quel bout prendre le personnage et son « œuvre ». On peut comprendre le doute qui les saisit quand atterrit sur leur bureau le cas John Hamon. Que penser en effet de ce travail qui, d’un côté, jouit d’une notoriété folle et d’une empathie naturelle du public (136 000 abonnés sur Instagram, c’est-à-dire bien plus que nombre de grandes marques) mais dont la proposition, plus que minimale, s’avère difficile à appréhender, et, le tout, étant néanmoins pratiqué avec une sincérité artistique et un engagement incontestables…

Si on ajoute à cela la posture du sale gosse qui impose une présence non désirée, et l’absence chronique de réseau et des codes du milieu de l’art, l’on devine que sa démarche puisse ne pas susciter l’adhésion, voire franchement irriter.

Qu’importe, John Hamon, s’il en conçoit une certaine amertume, n’en continue pas moins de cheminer sur la trajectoire qu’il s’est tracé, hors des sentiers identifiés du monde de l’art, avec une liberté sidérante et son corollaire fréquent, la solitude. Un sentiment qui transpire de ses propos, sans être pour autant un sujet, et qui n’entame à aucun moment sa volonté de pratiquer et de faire connaître sa démarche.

La détermination tranquille du personnage est fascinante. Malgré les difficultés, jamais il ne doute, ni ne se lasse de faire la promotion d’une simple et unique image, qui n’a d’ailleurs plus vraiment de rapport avec lui, le visage de la photo étant devenu celui d’un autre. Et si il y a de l’ego dans sa démarche, c’est celui, classique, d’un artiste qui souhaite partager son travail et convaincre de sa pertinence.

© Benoit Pelletier

On pensait rencontrer un trublion sautillant et surfant sur l’époque et nous avons trouvé un homme très affable et ouvert, un peu « fêlé », dans tous les sens du terme, pratiquant une discipline pas vraiment identifiée, mais avec une sincérité et un engagement époustouflants. On pensait sourire, on est plutôt ressortis émus, et pour tout dire, carrément impressionnés. Sous des dehors débonnaires et rigolos, voici un personnage qui, s’il pratique un art conceptuel, est d’abord, lui-même, conceptuellement un pur artiste. Derrière ce visage innocent, une vie d’artiste vous contemple.

johnhamon.art
@john_hamon

David Bowen, Un vent de nature venu des States

Article paru dans le n°26 de la formule papier de Process (Décembre 2019 – Janvier 2020)
_

Tout au long de sa saison, le centre de culture numérique Saint-Ex à Reims aborde le thème «SuperNature», où il est question des usages du numérique dans un contexte actuel de défi environnemental. En avant-goût de sa programmation artistique, Saint-Ex a souhaité accueillir l’installation de David Bowen, tele-present wind (à visiter jusqu’au 18 décembre). L’occasion pour Process de se pencher sur le travail fascinant de cet artiste américain qui nous montre la nature à travers ce qu’il y a de plus artificiel: la data et la robotique.

Venu exposer il y a 5 ans l’œuvre tele-present water dans les locaux de Saint-Ex, David Bowen présente cette fois-ci tele-present wind (2018), l’une de ses dernières créations. Cette installation n’est pas sans rappeler les phénomènes de communication entre les plantes, sur lesquels la lumière est portée depuis quelques décennies par la communauté scientifique et les médias. tele-present wind est une sculpture cinétique ; elle se compose de 42 machines inclinables sur lesquelles sont fixées autant de tiges de plantes séchées. Ces machines sont toutes connectées à une unique plante (séchée elle aussi), qui a été munie d’un accéléromètre avant d’être installée en plein air à proximité du laboratoire de l’Université du Minnesota, aux États-Unis – c’est là qu’en 2004, David Bowen est sorti diplômé d’une maîtrise en Beaux-Arts et qu’il dispense depuis, des cours de sculpture. Lorsque le vent souffle, il fait osciller la tige : l’accéléromètre détecte ce mouvement et le transmet aux 42 appareils placés sous les yeux du visiteur. Cette captation à la précision scientifique se transforme alors en un ballet chorégraphique où les plantes semblent danser à l’unisson. tele-present wind, traduit de façon poétique le principe de la téléprésence, une notion centrale dans l’œuvre de David Bowen ; être là, sans y être ; nous ne sommes pas dans le Minnesota mais l’on observe pourtant en temps réel le mouvement de la plante ballotée par les vents du Midwest.

Pour tele-present wind comme pour ses autres sculptures cinétiques, David Bowen crée lui même les logiciels de collecte de données ainsi que les mécanismes qui vont permettre de traduire le mouvement. « Je passe le tiers de mon temps en studio à coder ; un autre tiers de mon temps à créer les machines, ce à quoi je parviens grâce à ma maîtrise de la sculpture et enfin, le reste mon temps, je le passe à tester, déboguer, étudier les anomalies – qui peuvent parfois être intéressantes et exploitables d’ailleurs. J’aime prendre un maximum de recul par rapport à mes œuvres. Je fabrique et installe les différents systèmes, je mets en place l’installation et ensuite, autant que possible, je me retire et permets aux systèmes de faire ce qu’ils ont à faire. » Pour underwater (2012), qui relève aussi de la téléprésence, David Bowen a utilisé 486 servomoteurs pour articuler l’installation en fonction des données 3D collectées par un capteur de profondeur Microsoft Kinect disposé au dessus de la surface du Lac Supérieur (États-Unis) et couvrant une zone délimitée. L’installation simule alors avec précision les mouvements complexes et subtils qui se produisent à la surface de l’eau.

Par ses œuvres, David Bowen offre un discours changeant. Ici, ce n’est pas la main de l’Homme qui prend le dessus sur la nature mais l’inverse. Les mécanismes robotiques ne font que répliquer l’activité d’une nature presque déifiée. C’est elle qui dicte le mouvement. L’artiste va parfois même plus loin en donnant la parole à cette nature, comme dans cloud piano (2014) où grâce à des capteurs et à des logiciels de retranscription de données, les nuages, malgré leur relative inconsistance, parviennent à poser leur empreinte dans la matière – les touches du piano –  pour créer du son et un langage qui leur est propre. C’est selon ce même principe que l’œuvre FLY CARVING DEVICE (2017) a été créée : une centaine de mouches situées à l’intérieur d’une sphère translucide sont placées sous l’œil d’une caméra qui suit leur mouvement. Ce mouvement est traité par un logiciel qui, par la suite, transmet des directives à une machine (une fraiseuse numérique) qui creuse dans une mousse. De cette manière, les mouches deviennent le cerveau de la machine à commande numérique puisqu’elles déterminent où, quand, à quelle vitesse et à quelle profondeur tailler la mousse. « Je trouve ça fascinant le fait que la nature puisse prendre le contrôle de la machine » confie David Bowen. Mais toutes les sculptures de l’artiste ne sont pas cinétiques ; ce qui ne les empêchent pas de traduire le mouvement des forces de la nature avec un réalisme déconcertant : le nom de l’œuvre 46°41’58.365″ lat. -91°59’49.0128″ long. @ 30m (2015) fait référence à la position du drone qui a collecté les images de la surface du Lac Supérieur afin de réaliser une série de cylindres figeant avec précision les vagues et infimes ondulations de l’eau, à des temps différents et selon des conditions météorologiques variées. Un résultat rendu possible grâce à un logiciel en open source, permettant de convertir les images en modèles tridimensionnels. Ces modèles ont ensuite été sculptés avec une fraiseuse numérique dans un matériau acrylique transparent pour former cette série de 5 cylindres (152mm diamètre x 150mm hauteur) dont la pureté participe aussi à nous donner l’illusion qu’il s’agit bien d’eau.

À travers l’usage de matériaux inertes, c’est bien du vivant dont nous parle David Bowen. Il révèle sous un nouveau jour quelque chose auquel notre cerveau s’est habitué et que notre œil ne perçoit plus : la complexité des « mécanismes » mis en place par la nature pour garantir de façon continue la vie.

dwbowen.com

The anonymous (photo) project, Journal intime anonyme

Et si, à l’instar du vinyle, la diapo faisait son (grand) retour ? C’est le rêve de Lee Shulman qui consacre ses journées à les trier, les numériser, et surtout à admirer, à travers ces petites fenêtres, des moments de vie d’avant et d’ailleurs.
Installez-vous confortablement dans le canapé. On lance la soirée diapo.

Lanterne magique
C’est pour la fascination qu’il exerçait sur le public que l’ancêtre du projecteur, qui révélait l’image via une lumière de chandelle ou une lampe à huile, a été baptisé « lanterne magique ». La magie a continué d’opérer tout l’été car, pour fêter son cinquantième anniversaire, les Rencontres de la Photographie d’Arles ont confié une maison à Lee Shulman, fondateur de The Anonymous Project. « The House est une immersion. Le visiteur est plongé dans les 50’s par le biais d’une scénographie, d’installations et de projections de diapositives dans les différentes pièces, recréant une ambiance et des instants du quotidien de l’époque. » Diplômé en vidéo et photo, réalisateur de films publicitaires, Lee a collecté 850 000 diapositives, principalement en provenance des Etats-Unis, d’Angleterre et d’Europe. Elles dessinent un portrait, des portraits, de la société des années 40 à 90. « Les diapos sont des pièces uniques, brutes. En 2017, j’ai acheté un lot de 500 diapos pour 10 €. J’étais subjugué par la qualité de l’image, la densité des couleurs et par cette faculté à capter des moments de vie. » The Anonymous Project était né avec l’ambition de créer un fonds inédit de photographies vernaculaires pouvant renseigner des étudiants, des anthropologues ou simplement des curieux sur les modes de vie des décennies précédentes.

Collectionneur de mémoire
Contrairement à un film négatif, la diapo enregistre la lumière directement en positif et, insérée dans un cadre, est projetée par transparence. « Avec une diapo, on est honnête. C’est difficile de bien cadrer comme avec un Polaroïd. Le hasard joue un rôle et le résultat est souvent aussi imparfait que touchant », indique Lee. Ce projet, qui exploite 12 000 diapos, parle de mémoire collective et d’humanité. « En découvrant les lots que j’achetais ou que l’on m’envoyait des quatre coins du monde, j’ai compris que nous avions tous les mêmes espoirs, partout, que l’on soit à un repas de famille, en voyage ou à une fête entre amis. » Regroupées par thématiques, les diapos nous racontent une nouvelle histoire : My fucking Christmas, Sweet dreams ou encore The lover’s box qui retrace les instants complices et amoureux d’un couple d’américains. Lee et son équipe répondent aussi à des demandes de magazines comme avec ce dossier de onze pages publié dans Le Nouvel Obs sur Noël. The Guardian, le New York Times ou encore la BBC ; The Anonymous Project fait parler la presse internationale et l’enjeu pour Lee est bien de faire reconnaître la photo comme discipline artistique à part entière, avec une place qui lui serait dédiée dans les musées.

Storytelling
À travers ce projet, la volonté de Lee est aussi de transmettre : « Ce rapport intime entre le sujet et le photographe, l’humanité qui s’en dégage, est ce qui nous dissocie de l’animal. Partager nos expériences nous enrichit. Et notre besoin d’amour et de rire nous lie tous. » Témoin indirect de moments intimes du passé, Lee leur donne une seconde vie. Et les projets se multiplient ; des expositions à venir dont The House en Chine, la sortie de l’ouvrage Midcentury Memories (Taschen) et d’autres livres en préparation… « On aime les collaborations hybrides et nous sortons prochainement une collection de livres chez Flammarion qui met en regard et en conversation des photos et des textes écrits par des auteurs qui s’approprient librement nos images : ‘Histoire de familles’ signé Justine Lévy et ‘Andrew est plus beau que toi’ d’Arnaud Cathrine. On a hâte de les montrer ! ». Si pendant un temps, The Anonymous Project proposait des tirages à la vente, Lee a choisi d’y renoncer. « La diapo, conservée dans de bonnes conditions, garde intacte l’intensité des couleurs pendant des décennies mais la difficulté était de trouver un support de qualité et à un prix acceptable. Et je pense que le meilleur support pour la diapo, c’est la lumière ! »

anonymous-project.com
@anonymousphotoproject

La Comédie de Reims : un exemple de l’architecture brutaliste française

La Comédie de Reims, lieu emblématique de la vie culturelle rémoise, célébrait en 2019 ses 50 ans. Si elle est aujourd’hui un lieu bien vivant de travail et de spectacle, elle offre aussi un double témoignage : celui d’un moment charnière dans l’évolution des politiques culturelles françaises et celui d’un mouvement architectural de première importance, le brutalisme. 

Comme chacune des Maisons de la Culture édifiées en France dès 1961, celle de Reims – devenue plus tard La Comédie, centre dramatique national de Reims – s’inscrivait dans la politique de démocratisation et de décentralisation de la culture initiée par André Malraux. Ces structures multidisciplinaires, en constituant un réseau sur tout le territoire, devaient permettre au plus large public, et non plus seulement aux parisiens, l ’accès aux « œuvres capitales de l’humanité ». Espaces de confrontation avec les arts, les Maisons de la Culture étaient aussi envisagées comme des lieux de rencontre et d ’échange – un esprit d ’ouverture que souhaite perpétuer la nouvelle directrice de la Comédie, Chloé Dabert, en faisant de cet établissement une « maison pour les artistes et les publics ».

C’est à partir de 1966 que la Maison de la Culture de Reims fut construite. L’État et le maire de la ville de Reims de l’époque, Jean Taittinger, firent appel à l’architecte Jean Le Couteur, qui imagina un bâtiment à l ’âme brutaliste.
Apparu dans les années 50, après-guerre, le brutalisme répondait à une volonté architecturale de modernité et de vérité. Cela se traduisait par la suppression de l’ornement et l’utilisation de matériaux bruts. « Il n’y a plus de langage qui rappelle les architectures antérieures, explique Giovanni Pace, architecte et président de la Maison de l’Architecture de Champagne-Ardenne. Ce courant a été magnifié par l’usage du béton armé, un matériau assez magique puisqu’il permet d’exprimer une architecture quasi sculpturale grâce à la technique du coffrage. C’est selon cette technique qu’a été construite la Maison de la Culture de Reims. On voit d’ailleurs les empreintes laissées dans le béton par les planches qui, placées les unes à coté des autres, formaient le moule. »
L’identité de l’édifice de la Comédie de Reims ne repose cependant pas seulement sur le béton, elle tient aussi à la brique qui recouvre les façades, « un autre matériau brut, dans le sens où il n’est ni enduit, ni recouvert par de la pierre. Les brutalistes privilégiaient le béton, la brique, et l’acier Corten – un acier qui rouille – car ce sont des matériaux qui gardent les traces des dégoulinures et du temps qui passe. Les brutalistes voulaient faire en sorte que le bâtiment vive et montrer la matière telle qu’elle était, avec ses qualités et ses défauts. On ne cachait rien et l’on revenait à l’essentiel. On ne peut plus rien enlever dans le brutalisme. »

Bien que la Maison de la Culture de Reims ait été bâtie dans la plus pure tradition brutaliste, Jean Le Couteur, son architecte, n’a pourtant jamais revendiqué son appartenance à une tendance. Son œuvre, extrêmement diverse, est davantage marquée par le rejet de toute idée préconçue et par l ’empirisme dont il fait preuve pour chaque projet, que par l’utilisation de certains matériaux ou techniques constructives.

Pour la Maison de la Culture de Reims, il a conçu un bâtiment aux volumes généreux, imbriqués et polyvalents, articulés autour d’un foyer central. « La Comédie rappelle les formes courbes d’Alvar Aalto, souligne Giovanni Pace. Alvar Aalto était un architecte finlandais qui s’est beaucoup inspiré de la nature. Elle est conçue de façon organique, c’est-à-dire par petits bouts, comme si l’on mettait des organes les uns à coté des autres pour que le bâtiment prenne vie. C’est une architecture qui donne l’impression que l’air passe. Ce n’est pas un bloc, ça vit. »

Un sentiment de vie accentué par le jeu de lumière qui baigne l’intérieur du bâtiment. « Jean Le Couteur a traité les façades avec des trames en béton de grande hauteur, sortes de vantelles verticales, qui permettent d ’amener une lumière filtrée. Cela donne un bâtiment fait d’ombres et de lumière. Le foyer est déjà un théâtre en soi. »

Le bâtiment répond à un désir de pureté, d’honnêteté de la structure et de la matière, à la fois propre au brutalisme mais aussi caractéristique de l’ensemble de l ’œuvre de Jean Le Couteur. Disparu peu après les années 70, le brutalisme reste aujourd’hui un courant architectural très important – puisque reflet de son temps – ainsi qu’une grande source d ’inspiration pour les architectes de notre époque sensibles à l’esthétique minimaliste.

La Comédie – Centre dramatique national de Reims
3 Chaussée Bocquaine, 51100 Reims
lacomediedereims.fr

Le microfolio d’Amandine Giloux

Une nouvelle approche de la photo « food » avec la directrice artistique Amandine Giloux qui nous propose des images « cinématographiques » et « storytellées » de produits qui deviennent les acteurs d’un scénario écrit sur mesure. Cette graphiste, à la palette plutôt large, a eu l’idée de cette série en observant la fascinante sophistication qu’apporte le genre humain à une fonction physiologique de base : manger. Elle a eu envie d’en faire des images très ludiques qui trouvent leur place à côté de l’imagerie traditionnelle de plats ou de produits. Ce faisant elle renouvelle le genre et ouvre des portes en direction de clients « food » qui lui donneront sans doute l’occasion de développer cette vision très originale. Un pas de côté healthy à base de produits frais dans sa vie de graphiste.

www.lasaveurduneimage.com
www.agil.studio

La Réserve, Le cœur et l’instinct d’Églantine Dargent-Guy

Après avoir longtemps bercé ce rêve, Églantine Dargent-Guy a ouvert sa galerie d’art en 2016. Nommé «La Réserve», ce petit espace divisé entre une salle d’exposition et un atelier d’encadrement a discrètement fait sa place au 20 rue du Barbâtre à Reims. Nourrie dès le plus jeune âge par toutes les formes d’art, la sensibilité multiple de la maîtresse des lieux se traduit dans son métier en une forme discrète d’engagement : honorer les disciplines artistiques à la hauteur de ce qu’elles lui ont apporté.

Le déclic, Églantine l’a eu il y a 8 ans lors d’une rencontre avec un galeriste-encadreur. Associer ces deux activités pour apporter de la viabilité à son projet, une évidence pour celle qui, malgré les difficultés du métier de galeriste, voulait remplir sa vie de ce qu’elle aime. Elle décide à la suite de cette rencontre de se former à l’encadrement d’art, et une fois le diplôme en poche, ouvre son atelier. Ce n’est que 4 ans plus tard, après avoir installé les bases de son commerce grâce à son métier d’artisan, qu’elle créa La Réserve.

La dimension « artisan » est omniprésente dans le travail d’Églantine. C’est même une composante essentielle dans l’œuvre des artistes qu’elle expose. À titre d’exemple, les huiles sur bois de Lluís Pericó, le travail conceptuel de François Kenesi ou les sculptures d’Anouk Albertini révèlent chez ces artistes une réelle maîtrise du matériau et de la technique. Mais au-delà de la qualité plastique d’une œuvre, ce qui intéresse avant tout Églantine, c’est la poésie qui s ’en dégage : « Elle peut apparaître dans une seule œuvre mais souvent, c’est en découvrant l’œuvre globale d’un artiste, son processus de création sur le long terme, que je suis touchée. C’est là que prend pour moi toute la dimension de son travail, quand je découvre son univers. »

Comme pour mieux saisir ses impressions, la galeriste aime y poser des mots. Intéressée très jeune par la littérature et la poésie, le catalogue d’exposition est le médium qui lui permet d’écrire l’histoire qu’elle veut raconter. La narration commence dès l’accrochage des œuvres, elle y cherche des accords « jusqu’à ce que ça coule, jusqu’à ce que l’histoire soit lisible. »

Églantine fonctionne au gré des rencontres, de ses coups de cœur et des opportunités. Pour elle, être galeriste, c’est avant tout un travail qui demande d’agir à l’instinct. « Quand j’essaie de m’adapter à ce que me disent les visiteurs, ça ne marche pas. J’ai remarqué que le plus souvent, je vends les œuvres que j’aurais aimé m’offrir. »
Partager ce qui la touche avec sincérité, c’est l’essence même de son travail et cela ne s’arrête pas aux œuvres présentées sur les murs. C’est aussi à travers la gestion complète de son entreprise qu’elle souhaite affirmer ses valeurs. Elle souhaite mettre l’art à la portée de tous et propose pour cela une diversité de formats, de médiums, de tarifs et de genres.
Instaurer une relation de confiance avec ses artistes est son autre priorité et cela passe par un soutien constant ; si besoin, elle les conseille, les accompagne dans leurs démarches administratives, leur apporte de la visibilité et écrit sur leur travail.

Églantine cherche à appréhender l’art comme un tout. Une vision qu’elle a retrouvée l’an dernier, lors d’un voyage au Japon et en particulier sur l’île artistique de Naoshima : « Là-bas, tout est interconnecté, tout est pensé pour apporter sa dimension à l’œuvre. »
Le Japon a été pour elle une vraie révolution esthétique. « Il y a un espèce d’enchevêtrement entre la nature, l’art, le sens de la transmission… Une sorte d’art de vivre en soi-même, un coté intrinsèque aux personnes et aux choses. »
Depuis ce voyage, Églantine s’intéresse davantage à la céramique et au Land Art et aimerait développer des projets dans ce sens. Une correspondance parfaite avec sa ligne artistique composée principalement de paysages, d’épure et de minimalisme ; d’œuvres qui font silence et dont la simplicité – apparente seulement – a le goût de l’essentiel.

La Réserve, 20 rue du Barbâtre 51100 Reims
Visite sur RDV : 06 24 73 47 39
FB : La Réserve Reims
Instagram : @galerielareservereims

Alain Hatat, Une vie d’images photo-sensibles

Tout sauf enfant de la balle, Alain Hatat a mené sa carrière au fil d’opportunités et de rencontres. Imprimeur, photojournaliste puis photographe indépendant, il a fait partie de l’agence Gamma et n’a céssé de nourrir jour après jour sa passion pour l’image fixe. Son parcours est celui d’un photographe qui a traversé un demi siècle de mutations pour porter, aujourd’hui encore, un regard bienveillant sur le monde, sur son monde.

« Je pouvais y aller à pied ». Un argument de poids pour Alain au moment de décider de son premier emploi, une manière comme une autre pour un garçon de 16 ans de faire son choix entre deux possibilités. Nous sommes à la fin des années 60, et sans avoir suivi de formation, Alain devient imprimeur. Bientôt un de ses amis, Gérard Richard, part travailler à la Maison de la Culture de Reims, et lui propose un an plus tard de le rejoindre. Septembre 1970, il y est employé comme imprimeur avec une subtilité supplémentaire : quantité de spectacles se jouent le soir, et doivent être photographiés. Une nouvelle attribution dont il a la charge, et c’est avec le Rolleiflex mis à disposition, cet appareil à double objectifs carrés dont la prise de vue se fait par le dessus, qu’il va se faire la main.

Juste une mise au point
Pour se perfectionner, il participe à une formation d’une semaine. L’animateur du stage, le photographe Jean Clerc, conclue ce stage par un assez définitif : « la photo, c’est ton truc ». Une rencontre décisive dans la vie d’Alain qui se rend sur le champ boulevard Beaumarchais à Paris, la Mecque du matériel photo d’occasion. Il y achète avec son ami, un Ifbaflex. Ils passent rapidement au mythique Canon AE-1 avant de bifurquer vers le matériel Nikon, qu’Alain ne quittera plus jamais. Imprimeur le jour, photographe la nuit, voilà sa vie.

Un rythme effréné, qui le remplit de satisfaction. Il ne compte pas s’arrêter là. Dans le cadre d’une grande exposition consacrée au vitrail contemporain, Alain va accompagner le photographe Gérard Rocskay sur les routes de France. D’abord petite main, il reçoit très vite la confiance du grand photographe et apprend à monter et installer l’encombrante chambre photographique mais aussi à préparer les plaques et même faire les cadrages. Il prend goût au plein air et cette escapade nourrit ses envies de reportages. Il rêve la photographie à travers Cartier-Bresson et ces grands reporters qu’il voit dans les magazines. Sous les conseils de Guy Le Querrec, un photographe très identifié dans le monde du reportage sensible, il entre dans la peau du personnage et achète son premier Leica.

La Gamma Mania
En 1981, il passe à la vitesse supérieure et effectue un nouveau stage. Sur place, il rencontre Marie-Paule Nègre, grand reporter qui rejoindra l’équipe Magnum. Une fois encore, la conclusion est la même « la photo, c’est ton truc ». L’idée d’en faire son métier à temps plein prend de plus en plus de place dans son esprit. Trois ans passent, et en juillet 1984, c ’est parmi les membres de l’agence Gamma qu’il suit une formation noir et blanc. Avec Jacques Burlot, grand reporter, Pierre-Jean Amar, tireur pour Willy Ronis et Cartier-Bresson, comme professeurs.

Épatés par le travail d’Alain, ils lui offrent le stage qui suit, cette fois-ci consacré à la couleur. Le succès est total, et il remporte le premier prix du concours destiné aux élèves, avec son reportage dans les carrières de Courville (d’où est extraite la pierre utilisée pour la restauration de la Cathédrale de Reims) s’achevant avec les portraits des sculpteurs de pierre.

Plusieurs années après, Alain recroisera la route de Jacques Burlot au sein de l’agence Gamma. Des retrouvailles qui le marquèrent définitivement et qui se résument en deux phrases. La première fut une interrogation, qu’il lança aux nouveaux arrivants « Qui ici considère qu’il n’a pas de chance ? ». Réponse fatale pour celui qui a eu la mauvaise idée d’être honnête en levant la main « Tu peux repartir. Il faut avoir de la chance pour ce métier ». Preuve en est. Moins assassine, mais toute aussi avérée, la seconde disait « En photographie, il n’y a pas de petit sujet ». Un aphorisme qu’Alain suivit tout au long de sa carrière, faisant de chaque cliché, commercial ou non, un sujet à part entière.

La liberté d’être encarté
De retour à la Maison de la Culture de Reims, après ses deux mois de stage, Jacques Driol, photographe à l’Est Républicain, le contacte pour l’assister et piger dans ce journal. Alain y consacre alors ses week-ends, ce sont ses premiers pas dans la presse. En 1987, les Maisons de la Culture disparaissent peu à peu, celle de Reims y compris au profit du CNAC et de la Comédie. Au lieu d’intégrer l’une de ces deux structures, Alain plie bagage, un chèque en poche et se lance à son compte. Le voici photographe indépendant, l’un des rares de la région. Durant dix ans, les projets s’enchaînent. Il passe de L’Est Républicain à l’Union en une journée (littéralement), devient correspondant Nord-Est en parallèle pour l’agence Reuters, et réalise des commandes pour des entreprises. Gardant toujours un pied dans l’univers artistique, il aura notamment la chance de couvrir l’exposition universelle de Séville et le Festival d’Avignon.

Mais bientôt, les codes du photojournalisme changent. Les années 90 sonnent le glas de l’argentique, du moins durant un temps. Impossible d’y couper, Alain doit se convertir à son tour, malgré une longue période de résistance. La déception est double, non seulement il doit délaisser ses pellicules pour des cartes mémoire, mais la qualité est loin d’être au rendez-vous. Il se garde tout de même un havre de paix, rien qu’à lui, un labo pour développer la nuit. Il est sollicité, entre autres, pour suivre les grands chantiers rémois, celui du Conservatoire, de l’Opéra, de la Comédie mais aussi du Tramway et des Halles. Durant quatre ans, il va également couvrir le Rallye des Gazelles et continue dès que possible les reportages sur les artistes.

L’amour avec un grand L
Bien que son métier soit celui de la passion, Alain en vient à distinguer travail et art. Il va développer une photographie de l’intime, plus personnelle, qui va de pair avec sa pratique du Leica. Un nom magique, qui résonne comme une extase aux oreilles des photographes. Léger, discret, il est synonyme de liberté, promettant un contrôle permanent de l’image. C’est la figure de l’artiste, du créateur qu’il admire et veut saisir, mais dans une toute autre posture que celle qu’il adoptait à la Maison de la Culture de Reims, en dehors de la scène. Il couve ainsi le désir « de montrer la face cachée des gens », de les révéler quand s’installe une ambiance, une complicité.

Mais qui dit intime, ne dit pas pathos. Quelle que soit la personne qui se place derrière son viseur, la situation qu’il capte, Alain refuse toute forme de misérabilisme dans ses clichés. Quand il photographie les gens, il veut montrer « ce qu’il y a de bon en eux », les valoriser, et porte un regard toujours bienveillant. Avec lui, le terme de photographe humaniste prend tout son sens.

L’art et la manière
Ce regard tendre se déploie avec une intensité particulière dans une de ses plus belles séries, «  le quartier du Chemin vert  ». Cité-jardin créée dans les années 30, c’est là qu’il a grandi. Il veut restituer le lieu de son enfance, et montrer avec précision comme sa simplicité, et celle de ses habitants, est belle, noble et vous touche au coeur. Changement de matériel pour ce travail réalisé avec un Hasselblad (gros boitier, à l’inverse du Leica, avec une qualité optique exceptionnelle), avant le grand ravalement de façade du quartier prévu l’année d’après. Pendant un an, il va s ’appliquer à en conserver la mémoire visuelle, cet espace hors du temps où « les gens ne meurent pas, vu qu’il n’y a pas de cimetière ». Les artistes restent son domaine de prédilection, ceux qui le fascinent plus que tout, laissant toujours présager d’une future série qui les mettraient à l’honneur. Et bien sûr les femmes, la grande histoire de sa vie…

Pas une journée sans image, et chaque jour de nouvelles idées. Quelle sera sa prochaine inspiration ? Son prochain sujet ? C’est bien ça le plus important, le sujet. Quand il le tient, il peut tout aussi bien construire son image autour de lui, que l’attendre en embuscade. La seule règle qui compte à ses yeux, est de se faire accepter, sans jamais agresser. À cette condition uniquement, il s’autorise à déclencher.

Alain Hatat s’est frayé un chemin hors norme, dans le sillage des plus grands photojournalistes qui ont fait l’âge d’or des agences de presse. Un parcours pavé de talent, d’acharnement, et il faut bien l’avouer, d’un peu de chance.

@alainhatat

Noémie Goudal, Des illusions perceptives

Les paysages impossibles de Noémie Goudal usent de l’ambiguïté entre régime du visible et régime de vérité. Ils questionnent les potentialités de l’image photographique et ouvrent sur une machination sensible. 

Les univers sensibles de Noémie Goudal sont source d’illusion. Ses structures architecturales, ses éclipses solaires, comme ses observatoires photographiés en pleine nature interrogent notre rapport au réel et à l’illusion. Dans le sillage de l’allégorie de la Caverne de Platon, l’artiste nous offre une vision tronquée de la réalité. Elle fait de nous les captifs d’un piège visuel à la beauté tout aussi poétique que saisissante. Elle fait de nous les prisonniers d’images photographiques trompeuses, d’univers illusoires où régime du visible et régime de vérité se fondent et se confondent.

Depuis 2010, l’artiste abuse nos sens et exerce une conviction trompeuse. Elle nous incite à croire en un jeu avec l’illusion et le visible. À cette date, après avoir quitté Paris pour effectuer des études en design graphique, puis en photographie au prestigieux Royal College of Art de Londres, un tournant s’opère dans sa pratique, un double-fond s’invite dans ses images. Lors de son projet photographique sur une île montagneuse du nord de l’Ecosse, les éléments météorologiques, les vents, lui imposent de figer à posteriori le réel, de réaliser ses prises de vue en studio à son retour à Londres. L’illusion dans laquelle elle nous plonge prend alors tout son sens en regard de son étymologie latine illudere, à savoir jouer, tromper abuser. Ses photographies comme ses installations troublent notre perception du visible. L’artiste se joue ainsi de nous et nous propose des univers tiraillés entre illusion et désillusion.

Ses œuvres prennent en effet à défaut le fonctionnement des sens et troublent le système de la perception. Ses structures, proches de décors théâtraux, confectionnées méticuleusement, déployées puis photographiées en pleine nature, au bord de la mer, dans des déserts de sable et de sel, comme dans les cieux, offrent en partage des espaces susceptibles d’héberger nos utopies. Pour autant ses « hétérotopies », « ces espaces autres », selon les termes empruntés à Michel Foucault, ne possèdent aucune coordonnée géographique et ne font partie que d’une cartographie sensible. Elles ne sont qu’une machination visuelle qui interroge notre rapport à l’espace, à l’image comme aux lieux photographiés.

L’artiste usurpe ainsi le réel, mieux elle se joue de notre regard. Pour cela elle intègre à la nature ses installations de papier et de bois tout en laissant la trace de son action, de la structure de son œuvre. Le scotch, les plis, les lignes de séparation, le rapport d’échelle restent visibles dans ses images. Ils en trahissent le subterfuge. Voulus par l’artiste, ces signes dévoilent l’artificialité des décors plats de ses observatoires en bord de mer, de ses structures telluriques, de ses ciels diurnes, comme de ses bâches entrouvrant une percée dans des lieux désaffectés. Pour autant ces indices ne parviennent pas à en faire tomber le mystère. Ils jouent avec l’illusion et la résistance de notre croyance.

Notre volonté de croire est en effet plus forte que tout risque de désillusion. Même si nous sommes conscients de la machination qui se trame devant nous, nous succombons sciemment aux apparences, aux illusions que Noémie Goudal élabore. Tels des naufragés en quête d’une terre promise, nous voulons croire en ses images refuges.

Pour Gaston Bachelard: «On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images.» Cette citation semble parfaitement résonner avec vos œuvres. Si vous aviez la possibilité de lui répondre, que lui diriez-vous?
Oui c’est en effet exactement la manière dont je conçois mes images. L’imagination s’entremêle avec la réalité, l’image ou le vécu pour pleinement exister. Je joue beaucoup de ça dans mes constructions, je compte sur elle pour ‘finir’ les œuvres. C’est un travail d’équipe… D’ailleurs, dans mes expositions, je cherche à ce que le spectateur soit pris dans une trajectoire, dans un mouvement qui lui permette de se positionner face à l’image, que la physicalité de son corps soit prise en considération dans l’appréciation des images. Cela permet, il me semble, d’inviter ce spectateur à utiliser cet imaginaire qui lui est propre, à confronter les photos. Les images restent les mêmes certes, mais leur interprétation est complètement différente.

Le processus de réalisation de vos œuvres est de plus en plus monumental. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation, les dessous de vos machinations?
En effet, mes photographies sont toujours faites à partir d’installations dans la nature, plus ou moins grandes. Je travaille avec une petite équipe de cinéma. Nous construisons les installations et faisons des essais de longs mois avant de réaliser la prise de vue. J’aime beaucoup travailler en équipe, créer une dynamique particulière où chacun est expert dans son domaine. Cela apporte une énergie fantastique, que j’aime vivre pendant les prises de vue, en parallèle d’une vie dans mon atelier, où j’ai plus de temps pour travailler seule, et faire des recherches.

Dans vos dernières œuvres vous semblez attirer notre attention sur les enjeux du réchauffement climatique. Votre projet Pressure sur la fonte du glacier du Rhône en Suisse en est particulièrement révélateur. Pourriez-vous nous en dire plus…
Dans mon travail, je ne cherche surtout pas à émettre un point de vue politique ou sociologique, au contraire, j’essaie de présenter des images qui ont de multiples clés de lecture. J’essaie de construire des images qui n’ont aucun repère géographique ou de temps et qui apportent, de par leur construction, une part d’interprétation importante. Le spectateur vient avec son propre vécu, et interprète l’image dans un contexte qui est le sien. Un des thèmes qui me passionnent en ce moment, est le mouvement d’un paysage et sa chorégraphie à travers les âges. Ces phénomènes qui se développent dans une temporalité très lente, plus lente que le temps ‘humain’, et qui, il me semble, nous obligent à regarder le paysage sous un angle différent, où l’humain serait placé dans un ‘tout’ et ne serait pas lui seul ‘le tout’. Quand on regarde mes images, dans le contexte actuel, la première chose que l’on a en tête est ‘la destruction de l’environnement’, mais, ces mêmes images ne pourraient-elles pas être vues complètement différemment dans un contexte scientifique, religieux, antérieur par exemple ?

Les images de Project Pressure sont bien évidemment présentées dans un contexte très spécifique, avec d’autres images qui évoquent toutes la fonte des glaciers. Elles sont donc interprétées de cette manière mais c’est aussi une passion de l’observation et son interprétation que nous partageons.

Le risque de la désillusion semble dans votre démarche éminemment latent, comme dissimulé sous la beauté poétique de vos univers. Ce second niveau de lecture est-il intentionnel?
Oui, il me semble qu’une image est ce qu’elle est mais elle est aussi ce que chacun en fait. C’est pourquoi offrir le plus de clés de lecture possible est très important pour moi. J’aime jouer avec la séduction et l’attraction qu’une image peut apporter, tout en gardant sa fragilité, ses doutes, ses questionnements…

noemiegoudal.com
@noemiegoudal

Franz Ferdinand

Déjà quasiment 20 ans que le groupe Franz Ferdinand s’est créé, en Écosse. Son nom aurait pu rappeler les légendaires chefs de clan écossais, fleurant bon la lande et le whisky, mais le groupe a préféré prendre le nom de l’archiduc d’Autriche, assassiné à Sarajevo en 1914, prélude à un déferlement de feu et de sang sur l’Europe…

Plus précisément, c’est aux abords d’un champ de courses que l’idée d’endosser ce nom apparût comme une évidence aux membres du groupe ; l’un des chevaux de course s’appelant Franz Ferdinand. L’humour British… Leur 1er album, sorti au tout début des années 2000, les propulse au firmament de la britpop. Le succès se confirme avec les 3 albums suivants. En 2016, le groupe prend un nouveau tournant avec le départ du guitariste et claviériste Nick McCarthy. Le groupe passe alors de 4 à 5 membres avec l’arrivée d’un nouveau guitariste et d’un claviériste.
Franz Ferdinand se compose désormais de Alex Kapranos (chant-guitare), Robert Hardy (basse), Paul Thomson (batterie-guitare), Dino Bardot (guitare) et Julian Corrie (claviers-guitare). Leur 5e album Always Ascending est sorti début 2018.
Cet album composé de 10 chansons est une refonte éclatante du groupe, débordant d’idées nouvelles et d’expérimentations soniques. Always Ascending a été écrit dans le sud de l’Ecosse et enregistré en partie au studio Motorbass à Paris, avec l’aide du prodigieux et regretté producteur français Philippe Zdar. L’affection mutuelle entre le groupe et le producteur s’y ressent au détour de chaque groove. Process Magazine a rencontré Alex Kapranos et Paul Thomson dans le cadre bucolique et ensoleillé du festival La Magnifique Society 2019, pour une interview presque exclusive.

Quelles sont les racines de votre vocation pour la musique?
Alex: C’est une vocation « par erreur »… En fait, j’ai toujours eu instinctivement envie de jouer de la musique

Paul: J’ai longtemps fait de la musique en pensant que ce n’était pas une vocation viable… Tout comme mes parents ! Mais le temps m’a prouvé le contraire…

Alex: Bob notre bassiste n’a jamais voulu être musicien. Il ne se considère toujours pas comme tel, et pense qu’il est un artiste qui joue de la basse.

Quelle est la petite histoire, derrière la grande histoire de la création de Franz Ferdinand?
Alex: Paul et moi, on trainait et jouait déjà ensemble bien avant Franz Ferdinand, dans plusieurs autres groupes. Franz Ferdinand est né au départ du fait qu’on était une bande de potes, on sortait et on jouait de la musique à Glasgow. Notre premier gig fut chez un ami commun.

Paul: C’était un feeling naturel.

Votre 5e album Always Ascending vous a amené à prendre de nouveaux chemins musicaux, plus psychédéliques. Vous avez notamment dit qu’il était une renaissance…
Alex: Oui, c’est une nouvelle décennie et une évolution pour le groupe, avec une nouvelle configuration.

Vous l’avez enregistré en partie dans le studio Motorbass avec Philippe Zdar (décédé en juin 2019), moitié de Cassius. Comment est née cette collaboration?
Alex: On est fan du travail de Philippe ! On avait déjà parlé de travailler avec lui pour notre 4e album, mais à l’époque il bossait avec les Beastie Boys.

Quand vous travaillez sur de nouveaux morceaux, est-ce aussi spontané?
Alex : Beaucoup de notre travail est réactif et instinctif. On ne s’assoit pas autour d’une table pour faire des plans. Pour nous la musique c’est « moitié-moitié » : il doit y avoir un stade spontané, où les idées doivent émerger librement, en utilisant la part la moins contrôlée et libre de l’esprit, à l’écart de la part consciente et logique. À ce moment-là, tu éteins quasiment ton cerveau. Ensuite il y a un stade d’analyse et de réflexion. C’est quasiment comme passer du travail de l’écrivain à celui d’éditeur.

Quelle est la différence entre «l’ancien» processus et le «nouveau» processus de composition de vos morceaux?
Alex: On essaie toujours de pousser les choses dans différentes directions, d’écrire de différentes manières. Certaines chansons vont venir d’une prose écrite, d’autres d’un rythme de batterie, d’autres du piano, de la guitare ou de la basse.

Paul: On fait parfois évoluer nos morceaux pour le Live, sur ce qui est efficace et ce qu’on peut couper.

La musique occupe-t-elle l’ensemble de vos pensées?
Alex: Quelqu’un qui n’écouterait que de la musique, ça serait bizarre non ? À Franz Ferdinand, on apprécie l’architecture, une bonne lecture, un bon film, un bon plat de restau (j’ai voulu être chef cuisinier dans le passé). Je ne pense pas qu’on puisse être seulement dans un genre ou une seule discipline artistique, parce qu’on va chercher l’inspiration dans tout.

Votre groupe est né à Glasgow. L’Écosse a voté en majorité contre le Brexit, que le Royaume-Uni va pourtant vous imposer. Vous sentez-vous toujours britannique, ou plus européen?
Alex: Personnellement, je me sens très européen car j’aime l’idée de rester ouvert. Ce qui se passe dans le monde, et pas seulement en Europe, est plutôt terrifiant… Notre studio est en Ecosse dans un petit village et apparemment, par le passé, il y avait une petite rivière qui faisait office de frontière pour séparer le village en deux moitiés, qui se haïssaient. C’est exactement ce qu’on récolte avec cette mentalité de mettre des frontières partout : le rejet des autres gens. C’est pervers. On a joué en Turquie, en Hongrie, en Russie et on a pu constater ce rejet. Dans un pub à Douvres, un gars me disait qu’il était gay, que son ami vivait en Pologne et qu’il ne pouvait plus y aller, car les gays n’y étaient plus les bienvenus, surtout hors des grandes villes, là où les réactionnaires sont de plus en plus puissants. Je ne vois donc rien de positif dans ce qui se passe maintenant.

Vous pensez que ça va avoir un impact sur la musique ou la créativité?
Alex: Tout va être pire ! Dans le sens où il va y avoir une multitude de musiciens qui vont faire de la musique protestataire, en pensant que c’est un « bon filon » pour se faire connaitre…

Écouter Franz Ferdinand 
@franz_ferdinand

Crédit image : Cara Robbins

Marthe Cresson, Le design chevillé au corps

Marthe Cresson a fondé sa marque bijoux il y a près de deux ans. Ses créations intemporelles et délicates jouent avec les formes courbes et rigides, les variations de volume, les contrastes de matières et de surfaces; une conception du bijou qui s’apparente plus à la sculpture qu’à l’accessoire de mode.

C’est après des études en design produit que Marthe Cresson s’est dirigée vers le bijou. « Il y a avait un côté sculptural dans le bijou qui m’intéressait davantage. Le côté fonctionnel et industriel du design produit était un peu trop froid à mon sens. » Elle choisit pour se former, la seule école à Paris orientée bijou contemporain, l’Afedap. « C’était vraiment une ouverture aux différents matériaux. La bijouterie classique et les pierres ne m’intéressaient pas trop. » Pendant deux ans, elle y apprend à fabriquer le bijou et à manipuler le métal, un matériau devenu essentiel pour ses collections puisqu’il s’avère être le plus facile d’approche pour construire en volume, fonctionnant bien avec le corps, et offrant la possibilité de le déformer, de le souder, de jouer avec ses aspects de surface. Suite à l’Afedap, elle continue son cursus à la HEAD de Genève, pour acquérir en maturité et élargit encore son champ de vision en expérimentant d’autres matériaux comme le bois et la céramique.

À la fin de ses études, Marthe Cresson intègre le bureau de création de la maison de joaillerie Boucheron. « Bien que j’ai pu y apprécier la joaillerie, ça m’a confortée dans mes choix de faire du bijou contemporain. Là-bas, on est beaucoup dans le dessin. L’idée, on la dessine. Alors que moi je suis beaucoup plus maquette et expérimentation en 3D. Ça m’a donc encouragée à aller vers mon idée première : travailler directement la matière et ne pas être focalisée sur la mise en valeur des pierres mais sur la mise en valeur des matériaux, des formes et des jeux que l’on peut créer entre eux. »

À l’issue de cette expérience, elle mène pendant un an et demi, un travail de recherche, définit son identité, et aboutit en janvier 2018 à la création de sa marque. « J’essaie de faire des objets intemporels, je veux qu’ils aient leur force sans qu’ils aient une identité trop marquée. Je ne suis pas dans l’esprit mode. » Coté inspiration, Marthe Cresson avoue presque timidement : « Je vais plus puiser mon inspiration chez Leroy Merlin qu’en regardant mes camarades bijoutiers. Je m’inspire beaucoup des procédés mécaniques » ; nous laissant entendre que ses études en design industriel ont eu une forte influence sur son travail. « Quand j’évoquais ‘le coté froid’ du design produit, je faisais référence au côté un peu trop fonctionnel, quand on oublie le coté ‘sensible’ . À l’inverse, j’aime beaucoup le travail des designers qui parviennent à concilier ces deux aspects en apportant une personnalité propre à chacun de leurs objets, comme Gaetano Pesce ou Marianne Brandt. »

Cette recherche continue du « sensible » a mené Marthe à introduire dans ses bijoux le verre soufflé, un matériau rencontré durant ses études et pour lequel elle a eu un coup de cœur. « Ce que j’aime c’est son côté aléatoire. Avec le même geste, le même souffle à chaque fois, la bulle se forme toujours différemment ; c’est quelque chose que je trouve magique. On voit vraiment la matière vivre par elle-même. » Marthe, qui travaillait auparavant avec une souffleuse de verre, a suivi une formation pour pouvoir pratiquer le geste elle-même, le procédé restant accessible grâce aux petites dimensions du bijou.

Les pièces en verre soufflé de Marthe Cresson traduisent subtilement l’ensemble de la démarche créative dans laquelle elle s’inscrit : ses bijoux sont conçus comme des sculptures, à la simple différence qu’elles sont à porter sur soi.

marthecresson.fr
@marthe_cresson