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Inga Sempé, l’objet et rien d’autre

En sonnant à la porte du studio d’Inga Sempé je prends la précaution d’avancer mon nom à l’ouverture de la porte. Une voix me répond : « Je m’en doute ! » J’étais à l’heure, la précision était inutile. Je viens d’avoir un petit aperçu de l’échange qui va suivre au cours duquel je vais découvrir un personnage plutôt haut en couleur, assez attachant et très cash.
Inga me fait pénétrer dans son atelier. C’est un beau lieu, mais qui n’a rien de l’élégance feutrée qu’on pourrait imaginer en prononçant les mots « studio de designer ». Partout des prototypes, des objets en cours, en stock, en gestation, en pièces. Sur la droite, un long espace où s’alignent les postes de travail des trois ou quatre collaborateurs qui l’aident chaque jour à déployer sa vision.
L’ ensemble a beaucoup plus à voir avec l’idée qu’on pourrait se faire de l’atelier d’un candidat au concours Lépine, qu’à l’image souvent partagée – et datée – du « disaïgner » clean. Elle s’excuse du « bordel » mais confiera plus tard qu’elle trouve suspects les bureaux de designer qui demeurent impeccables en toutes circonstances, car cela laisse entendre qu’ils ne sont pas en contact avec la matière or « le design, c’est d’abord ça ». Elle vient de résumer le socle de sa vision du métier, celui de designer industriel.

L’apprentissage
C’est celui d’une gamine très « manuelle », qui s’est toujours intéressée aux objets. Plus tard, elle travaille six mois comme modiste et tente le concours de l’ENSCI (École Nationale Supérieure de Création Industrielle). En sortant diplômée, elle s’échappe assez vite du monde de la mode qu’elle goûte peu car, dans la mode « les choses viennent dans l’instant et perdent leur valeur très vite ». On y reviendra.

Elle travaille six mois pour Marc Newson, chez qui elle apprend l’importance de comprendre les procédés de fabrication et de maîtriser toute la chaîne de création sous peine de perdre le contrôle et la vision du projet. Elle enchaîne avec deux ans chez Andrée Putman, dont elle adore le personnage, mais qui fait beaucoup d’architecture intérieure, une activité par laquelle elle se découvre peu concernée.

Elle reprend sa liberté, voit certains de ses projets soutenus par VIA (« association pour la Valorisation de l’Innovation dans l’Ameublement » : un important acteur du design en France qui finance la fabrication de prototypes et leur donne de la visibilité), et, lauréate, devient pensionnaire de la Villa Médicis, ce qui, outre le dépaysement, lui permet d’être rémunérée pour travailler sur ses propres projets (c’est le principe de fonctionnement de cette institution). Elle profite de sa présence en Italie pour approcher les éditeurs de mobilier Cappellini et Edra avec qui elle entame ses premières collaborations avant le retour en France où elle ouvre son agence tout en enseignant. On est en 2001.

Designer Industriel
Au terme de toutes ces expériences elle acquiert la certitude que, définitivement, ce qui l’occupe, son truc, c’est l’objet : sa fonction, son usage et son ergonomie, d’abord. Sa dimension plastique aussi, mais ensuite. Elle se sent peu concernée par le reste et surtout pas par les disciplines dont on le rapproche souvent, comme l’architecture intérieure ou la mode, avec laquelle elle considère la comparaison comme un véritable contre-sens. Le cœur de la création du design bat en effet à un rythme beaucoup plus lent. Les temps de développement – notamment des outils de production et la mise au point d’un objet – y sont bien plus longs et les investissements beaucoup plus lourds. Les contraintes de fabrication peuvent changer radicalement d’un objet à l’autre démultipliant les investissements et les délais. En regard de cette nécessaire inertie, les objets, bien pensés, ont pour elle beaucoup plus de valeur. Ils ont été conçus pour être utiles, donc pratiques, et pour durer, donc solides, et, si possible, beaux.

« À la base ce que je voulais faire, c’étaient les objets qu’on voyait dans les drogueries. » Dans les drogueries de son enfance, qui se sont raréfiées à partir des années 70, on trouvait des produits d’entretien, des couleurs, des vernis, mais aussi des brosses, des seaux, des épluche-légumes, des lampes, du mobilier d’appoint, des couverts… Tous ces objets du quotidien, elle les chérit. Elle les porte dans son cœur parce qu’ils sont ceux de la vraie vie. Ils sonnent concret, sans prétention, et rassurent : c’est du tangible. Ça tient à distance les mirages marketés et les illusions décevantes. Elle a besoin de cette matière et de sentir, qu’en tant que designer, elle va être utile. Elle veut valoriser le design « industriel », celui qui va imprimer à l’outil la forme la plus adaptée à vos mains. Elle va longuement chercher pour trouver le bon fabricant, dans l’atelier duquel on aura su conserver tel tour de main ou développer telle technique innovante. D’ailleurs, à l’heure où le design est entré au musée depuis longtemps, et où les designers créent des pièces pour des galeries, elle considère que la réussite serait plutôt de trouver un de ses objets dans votre cuisine : « la vraie vie quand on est designer, c’est d’avoir des objets en vente »…

Canapé « Moël », Ligne Roset.
Lampes « Matin », Hay.
Canapé « Ruché », Ligne Roset.
Lampe « Vapeur », Moustache.

Une certaine idée du luxe à la française
Certaines marques du luxe, séduites par son univers, lui ont proposé des collaborations qui se sont, en général, assez mal passées. Au-delà d’un positionnement philosophique plutôt antithétique au sien, le milieu la déçoit. Des briefs impossibles et abscons (« cette bouteille que tu dois dessiner, elle s’adresse au vieux connaisseur du produit de plus de 65 ans, mais aussi au jeune actif trentenaire ainsi qu’au fan de rap, dans les vidéos duquel le produit coule à flots »), une autocongratulation qu’elle juge exaspérante et de courte vue, et surtout, un fonctionnement centralisé qui l’empêche de parler au technicien qui va, de ses mains, donner vie à son dessin, voici sa vision du « luxe à la française ». Elle déplore d’ailleurs l’absence de goût français pour la création de qualité pour le quotidien. « La France célèbre la haute-couture et non les vêtements, la gastronomie et non la cuisine quotidienne. » Tout à l’inverse de l’Italie, plus vertueuse selon elle, qui revendique une culture ancienne des objets quotidiens de qualité qui explique ses années d’avance sur la France en matière de design, ainsi que le fait que beaucoup de designers français historiques ont d’abord travaillé avec des éditeurs italiens. Elle conclura cette saillie d’un rigolard « le luxe à la française m’ emmerde ! ».

Elle bénéficie peu de commandes de la part du monde du luxe mais se réjouit de développer de belles collaborations avec des entreprises françaises qui ont davantage les pieds dans la glaise.

France, terre de design, finalement
* une connaissance et son fils en visite à Paris descendent de l’appartement situé au-dessus, ils demandent conseil pour découvrir la capitale alentour. En lieu et place des hauts lieux touristiques du quartier, la créatrice conseille d’aller voir prioritairement le pont tournant du canal Saint-Martin « dont le fonctionnement est très beau ». Je souris intérieurement. *

Il y a d’abord le compagnonnage avec Ligne Roset, pour qui elle dessine depuis plus de 15 ans du mobilier au premier rang duquel le sofa « Moël », et peut-être surtout la gamme « Ruché » qui s’est étoffée peu à peu. C’est d‘abord un canapé, conçu comme une structure en bois sur laquelle on aurait jeté une couette matelassée. Sa création a été suivie de celle d’un fauteuil puis de celle d’un lit, puis d’une table de chevet, etc, etc. Objet après objet, elle est « rechallengée » par Michel Roset dans le cadre d’échanges solidement argumentés de part et d’autre – le fondateur de la marque cherchant à compléter des ensembles alors qu’elle-même ne revendique pas particulièrement une vision de gamme. Peu à peu, sur le temps long, ces objets sont devenus de vrais succès en se vendant à des milliers d’exemplaires. Elle développera plus tard un « compagnonnage » de même nature hors de nos frontières avec la marque danoise Hay, avec laquelle elle se sent en grande communauté de pensée, et pour qui elle a dessiné une très belle gamme de canapés et de petites lampes malines aux abat-jours plissés.

Détail du lampadaire « PO/202 » de Cappellini.
Canapé modulable « Pandarine », Hay.
Suspensions plissées (différents modèles), Cappellini.

Depuis quelques temps, elle dessine des cocottes pour la marque Revol, une belle marque française de porcelaine tout aussi historique (1768) qu’innovante dont nous connaissons tous le fameux gobelet froissé en porcelaine. Elle entame également une collaboration avec la marque de mobilier Clen, dont elle est passionnée par le brevet déposé autour du fonctionnement de ses tiroirs. Voilà d’ailleurs bien une chose qu’elle trouve très intéressante : les entreprises fondées sur un brevet, qui, en apportant une solution tangible à un besoin concret, peuvent développer une activité économique.
Inga démarre aussi une collaboration, embryonnaire pour le moment, qui l’enthousiasme beaucoup avec une entreprise française qui a mis au point une technique d’emboutissage multiforme très performante.

On ne peut pas parcourir ce petit tout d’horizon francophile sans évoquer sa collaboration avec la petite maison d’édition Moustache pour qui elle a dessiné quelques objets dont la très célèbre lampe « Vapeur », un objet qui a beaucoup contribué à sa médiatisation, mais qui ne lui a, dit-elle, « rapporté que très peu ».

L’argent, guerre des nerfs du designer
Car voilà bien un paradoxe largement répandu dans le monde du design, le décalage entre la notoriété d’un produit et l’enrichissement supposé de son créateur.
L’usage veut qu’un designer soit payé en royalties, c’est-à-dire qu’il reçoive un pourcentage du prix de vente de l’objet, et que ce pourcentage soit d’environ… 3% sur le prix de fabrication ou sur le prix de vente du fabricant aux magasins. Dès lors, plus un objet est cher, plus il nourrit son créateur, pourvu qu’il soit effectivement vendu. Un canapé rapportera plus d’argent qu’une petite lampe, pour un travail pas forcément beaucoup plus important. Si on ajoute à cela que des objets peu chers, et pourtant très médiatisés pour leur photogénie ou leur caractère innovant, ne sont pas pour autant des succès commerciaux, on comprend vite ce décalage, et que beaucoup de designers cherchent des alternatives pour compléter ou élargir leur activité. Ils se dirigent alors vers l’enseignement ou vers l’architecture d’intérieure rémunérée au forfait, parfois majoré d’un pourcentage sur le coût des travaux. D’autres se dirigent vers le design dit « d’auteur » en créant des pièces d’exception éditées en très peu d’exemplaires destinés à des acquéreurs passionnés, et fortunés. L’antithèse de l’approche d’Inga, en somme, qui ne souhaite qu’une chose « que ses objets soient dans les rayons des magasins ». Quand, comme elle, on ne gagne sa vie quasiment qu’en royalties, il est donc important d’avoir beaucoup d’objets en cours de vie commerciale et, si possible, d’exister médiatiquement, ce qui donnera envie aux éditeurs de travailler avec vous, et donc de créer de nouveaux objets.

Lampes à poser « Lampyre / w163 », Wästberg.

À la question, arrivée en fin d’entretien : « Est-ce que le geste créatif est quelque chose de central dans votre vie ? » Inga répond « Oui, pas comme une pratique mais comme un mode de pensée : celui de remettre en cause les choses, de ne pas forcément penser ‘comme il faut penser’, d’être un esprit en éveil, qui ne se laisse pas glisser dans le ‘cool’. D’ailleurs je déteste le cool. Le cool, c’est la pensée facile, la non-opinion, la non-décision. ‘T’es pas cool’ est le meilleur compliment qu’on puisse me faire. »
« Au fond, mon côté créatif, c’est d’être pas cool. »
Rires.

Jean-Michel Fauquet, Balzac et sa robe

La belle idée que de confier à Jean-Michel Fauquet un travail autour de l’œuvre et du personnage de Balzac. Alors que l’écrivain était un observateur sans complaisance du manège des hommes entre eux, Fauquet, lui, n’a d’appétit que pour l’étude des ressorts insondables et mystérieux de l’homme en tant qu’individu. Deux regards qui observent le même monde depuis deux points de vue à peu près opposés.

Fauquet, c’est une sorte de vulcain en chambre qui forge avec constance un monde parallèle. Depuis son atelier, il est aussi un explorateur, mais un explorateur de l’intérieur de lui-même. Une sorte de démiurge miniature qui modèle son œuvre, sa créature, selon des règles dont il est le seul maître en cheminant sur une voie qu’il a lui-même tracée.

Il dessine, sculpte, peint, façonne à grands traits un monde de carton. Il photographie, peint à nouveau, dessine à nouveau, patine avec de la cire… Il n’est photographe qu’entre autres choses. La photographie n’est qu’une partie du processus. Les images d’objets ou de situations mises en scène, et dans lesquelles il apparaît parfois, sont domptées par sa main, dominées par son geste. Il en résulte des œuvres qui semblent sortir tout droit des ténèbres, mais après un long chemin. C’est noir, épais charbonneux, sourd…
Deux personnages assis face à nous, emballés dans des étoffes jetées à la hâte masquant jusqu’à leurs visages, semblent attendre. Un bouquet de fleurs livre sa vraie nature de papier mâché. Une sorte de tour de Babel de carton est le sujet d’une mise en scène dans un studio dont on perçoit les contours, un personnage attablé fait disparaître sa tête dans son manteau…. On y voit un monde mystérieux, dont on sait d’emblée qu’il ne livrera pas tous ses secrets. On est pourtant aimanté par son obscure beauté, qui nous attire irrésistiblement comme une sirène de charbon. Il aura accouché d’une vision, sans titre et sans récit, un matériau brut. À nous de jouer maintenant, c’est au spectateur de laisser la capacité de révélation de l’œuvre agir.

Jean-Michel Fauquet est né en 1950 à Lourdes. Après des études d’arts plastiques il part au Canada pour douze ans où il enseigne la photographie à l’université. C’est seulement à son retour en France qu’il commence à exposer. Plus d’une trentaine d’expositions à ce jour. Il est présent dans les grandes collections publiques, et a publié une vingtaine de livres et de catalogues.

Pour son exposition, de Balzac, Fauquet est frappé par la robe. Celle dans laquelle l’enveloppe Rodin dans son « Monument à Balzac », une commande passée par «La société des gens de lettres», sur une idée d’Alexandre Dumas. Inauguré, au terme d’un processus assez chaotique, en 1939 sur le terre-plein du Boulevard Raspail, le monument montre l’écrivain dans un vêtement qu’on penserait être un grand manteau. C’est en fait une robe de chambre blanche de dominicain, une robe de moine en même temps qu’un vêtement d’intérieur. Fauquet y voit lui une robe de juge : «Le vêtement que revêt l’écrivain est une robe de magistrat, car une telle robe de chambre ne convient qu’à une chambre correctionnelle. » Le commissaire de l’exposition Alain Sayag explique : « Balzac est donc celui qui juge, non seulement la société bourgeoise et étriquée de son temps, mais aussi notre temps où la renommée est virtuelle et éphémère.» Fauquet rend palpable cette dérision avec sa sculpture qui n’a du bronze qu’une apparence grossière sans consistance. Autour d’elle, l’installation présente des dessins et études. Aux murs, les œuvres de la série « robe de chambre». « Pour Jean-Michel Fauquet la comédie humaine est bien cette comédie des apparences, des illusions que rien ne vient masquer, explique Alain Sayag. Des formes vides et inconsistantes auxquelles tout l’art de Jean-Michel Fauquet est de donner, malgré tout, une présence, une réalité qui s’impose à nous avec une évidence cruelle et aveuglante.»

JEAN-MICHEL FAUQUET, « LE CODE DES GENS HONNÊTES »
DU 4 NOVEMBRE AU 11 DÉCEMBRE À LA ROTONDE BALZAC
11 RUE BERRYER, 75008 PARIS
jmfauquet.weebly.com

Esquisse de Jean-Michel Fauquet présentant la scénographie pour « Le Code des gens honnêtes », ensemble d’œuvres commandé à l’occasion de Photo Days.

Paris par Smith

En novembre 2021 le festival Photo Days et l’Office du Tourisme et des Congrès de Paris s’associent pour lancer le Grand Prix de Photographie « Paris je t’aime x Photo Days ». Un nouveau rendez-vous annuel dont l’objectif est de créer un ensemble de visions singulières de la ville de Paris. La première édition a pour thématique « Paris Vert », un thème ouvert pour lequel la proposition de l’artiste SMITH s’est démarquée. Alors que l’artiste finalise son projet en prévision de son exposition lors de Photo Days 2022 – à La Caserne du 7 au 20 novembre –, il nous présente son parcours et sa démarche.

Créé par Emmanuelle de l’Ecotais, Photo Days fédère près de 90 lieux dans Paris et en Île-de-France autour de la photographie et de la vidéo. Les institutions, galeries, ateliers d’artistes et appartements de collectionneurs ouvrent leurs portes aux visiteurs, professionnels ou amateurs, pour une immersion photographique totale au moment où Paris devient la capitale mondiale de la photographie. L’an dernier le Grand Prix de Photographie « Paris je t’aime × Photo Days » a sélectionné le regard ingénu de l’artiste SMITH sur « Paris Vert ». Il s’explique : « J’ai grandi à Paris. Dans mon imaginaire d’enfant, les parcs de Belleville, les Buttes Chaumont et les quais du canal Saint-Martin constituaient la nature. Je n’en étais pas triste, au contraire, et j’ai toujours eu avec ces parcs une relation particulière. Mal entretenus à l’époque, ils avaient aux yeux d’un enfant une dimension sauvage. Avec ‘Paris Vert’ je vais proposer une vision de Paris et de ses espaces verts à travers ce regard d’enfant, son impression d’immensité et de nature.»

Né en 1985, SMITH est photographe, cinéaste, plasticien et doctorant en esthétique. Son travail interdisciplinaire s’appréhende comme une observation de la constitution, de l’évolution et des mues de l’humain. Mêlant art et sciences, technologies et savoirs-faire, SMITH développe un répertoire poétique de la métamorphose. Il donne corps à des processus de subjectivation qui agissent en creux ou en négatif, jusqu’à l’effacement, l’altération ou l’atteinte de l’identité. Ses œuvres invitent à une immersion dans une esthétique fantomale propice à la contemplation ou à la rêverie. « Je fais des photos partout, en permanence, depuis que je suis petit. C’est ce que j’aime appeler ma langue maternelle. J’ai une pratique quotidienne et permanente d’un côté et de l’autre des projets transdisciplinaires. »

Depuis 2011, Smith interroge les limites du visible et du non visible à l’aide d’une caméra thermique. Il s’agit d’un outil de pointe permettant de capter le rayonnement infrarouge (ondes de chaleur) émis par les corps et qui varie en fonction de leur température. « Elle perçoit les ondes de chaleur dégagées par le sujet et les restitue sous forme de zones de couleurs. C’est assez magique. Je la considère presque comme une prothèse. J’ai l’impression d’avoir un nouveau sens qui se superpose au toucher. Voir la chaleur est une dimension sensitive supplémentaire que je souhaite partager avec le spectateur. »
Utilisée comme un moyen d’observation de l’identité humaine et d’étude des frictions avec le non humain – végétal, minéral, fiction – la caméra thermique offre une perception du monde plus grande et la compréhension que notre réalité n’est en fait qu’« une infinité minuscule de la réalité ».

C’est alors doté de cette caméra que SMITH explore les espaces de frictions entre l’humain et la nature parisienne. L’expérience est éminemment sensorielle et autobiographique. Sur les traces des ruelles de son enfance, il y inscrit la valeur psychique du rêve qui parsème son œuvre depuis plus de 15 ans.
Cette déambulation intime et sentimentale, similaire au tropisme de Verlaine, nous renvoie à une certaine mélancolie parisienne par laquelle l’être se perd dans le paysage. « Je pense que dans ma vie je cherche à aller en permanence vers cette tranquillité et cette disposition à la rêverie. Cette série est une façon de retranscrire cela. »

La caméra capte toute chose reflétant la lumière du soleil et traduit chaque degré par une valeur chromatique. Au milieu de l’immensité bleutée de la ville, l’humain retranscrit en orange, apparaît comme un épiphénomène dans cette formation thermique. Chaque image captive le regard par la manière dont le photographe réussit, à travers elles, à faire revivre un certain romantisme allemand. Empreintes de mysticisme, elles évoquent en effet aux yeux de l’artiste l’iconographie allemande du XVIIIe ou l’œuvre d’Andreï Tarkovski par « la diffusion de l’identité dans le paysage et l’idée d’une sorte d’harmonie qui se dissout dans l’immensité d’un paysage merveilleux. Il y a quelque chose de très poétique et mystique dans l’imagerie thermique qui rend l’image profondément romantique ».

On peut sans peine percevoir les points de convergence entre certaines images prises du sommet des Buttes Chaumont et Le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich, figure de proue du romantisme. Paris, ville économique et dynamique, se transforme en un paysage grandiose où l’horizon s’étend à perte de vue, laissant au spectateur un sentiment d’immensité et de liberté mêlé à celui du vide. « À Paris, nous sommes sollicités en permanence, chaque quartier est un supermarché à ciel ouvert. La caméra thermique ne voit pas ça. La publicité est une surface vierge, la ville n’est pas polluée par la bouche dévorante du capitalisme. On revient à quelque chose de plus essentiel et finalement de plus photographique : de la lumière et son reflet. » La nature impose sa puissance face à l’humanité, c’est elle qui dirige en fin de compte.

« PARIS VERT » PAR SMITH
DU 7 AU 20 NOVEMBRE À LA CASERNE
12 RUE PHILIPPE DE GIRARD, 75010 PARIS
instagram.com/traumsmith

SMITH, Artiste de la galerie Christophe Gaillard
galeriegaillard.com

Photo Days 2022 : Ce qui va nous taper dans l’œil

Pour « Photo pas photo » (la partie de Photo Days programmée en partenariat avec Parcours Saint-Germain), un parcours éclectique nous invite à déambuler dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, d’une boutique à une terrasse de café en passant par un espace public. Il va être intéressant de croiser le travail de la photographe Flore (prix Marc Ladreit de Lacharrière en 2018 et prix Nadar en 2020 pour son livre « l’odeur de la nuit était celle du jasmin ») avec son univers poétique hors du temps et ses tirages raffinés dans l’ambiance cosy du café Louise. L’artiste a prélevé quelques plantes dans le jardin du musée Delacroix pour réaliser une nouvelle série. Tout autre univers que celui du plasticien Gregor Hildebrandt, peintre et sculpteur de notoriété internationale connu pour l’utilisation, entre autres, de cassettes audio ou de vinyles comme supports d’images photographiques. Il a été invité à réaliser une série de huit œuvres spécialement pour le Café de Flore (où elles seront exposées). À noter aussi la présence du photographe sud-africain Pieter Hugo qui impressionne notamment avec ses portraits puissants depuis les années 2005-2010. L’exposition de sa série « 1994 » aura lieu à la Sorbonne Artgallery lors de « Photo pas photo » du 8 novembre au 11 décembre.

Œuvre extraite de la nouvelle série de Flore, qui sera présentée au Café Louise.
Le Café de Flore accueillera les œuvres de Gregor Hildebrandt.
Œuvre de Gregor Hildebrandt pour laquelle il a utilisé des cassettes audio comme supports d’images photographiques.
Photo extraite de la série « 1994 » de Pieter Hugo, qui sera exposée à la Sorbonne Artgallery.

Pour « Place à la photo », la connexion se fait d’abord par un maillage d’une cinquantaine de galeries partenaires. On y trouve une assez grande diversité de galeries, mais surtout une majorité de galeries spécialisées « photo », accompagnée d’une belle sélection de galeries d’art « photo-compatibles » (des galeries qui se positionnent « art contemporain » mais dont certains artistes utilisent le médium photo, par exemple). Dès la deuxième édition, ces lieux privés ont été rejoints par un assez grand nombre d’institutions qui « comptent » dans milieu de la photo comme par exemple la MEP, le Jeu de Paume ou le Centre Pompidou. Tous ces lieux sont libres de leur programmation, mais la plupart joue le jeu de l’adapter à l’événement. Parmi ceux-ci, la galerie Baudoin Lebon montrera le travail de Joel-Peter Witkin, et son monde inquiétant peuplé de physiques difformes ou de membres de cadavres. On est aussi très curieux de découvrir le travail conceptuel du jeune Máté Dobokay chez la toujours inspirée galerie Bigaignon. Plus classique, mais résolument mythique : vous pourrez voir des œuvres du photojournaliste Marc Riboud (1923-2016) chez la Galerie Arcturus. À ces lieux de « monstration » habituels, s’ajoutent des lieux dits « atypiques » (entendre « non-traditionnels » dans le schéma classique du rapport exposant/spectateur, et d’une façon générale non-conçus pour recevoir du public et encore moins pour organiser une expo) comme des studios de photographes mythiques (Jean-François Bauret, Frank Horvat) exceptionnellement ouverts à la visite, ou même des appartements de collectionneurs (chez Véronique Hublot-Pierre). Enfin, suffisamment rare pour ne pas être manquée, la rétrospective d’Erwin Blumenfeld, un photographe de mode totalement précurseur des années 30-50, au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à partir du 13 octobre (exposition « Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950 »).

L’une des célèbres photos de Marc Riboud, dont le travail sera exposé à la galerie Arcturus.
Studio de Frank Horvat.
Chez la collectionneuse Véronique Hublot-Pierre.
Le travail de Joel-Peter Witkin sera exposé à la galerie Baudoin Lebon.
La galerie Bigaignon
© Erwin Blumenfeld. « Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950 » au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à partir du 13 octobre.
Le travail de Máté Dobokay sera présenté à la galerie Bigaignon.

Une des originalités du projet – qui lui donne par ailleurs beaucoup de sens – est de proposer des visites guidées par thème (« abstraction ou minimalisme » ou « le corps » lors de l’édition passée par exemple). Une équipe de Photo Days emmène des groupes de visiteurs dans un parcours commenté, d’un lieu partenaire à un autre. C’est gratuit, il suffit de s’inscrire. Des visites sur-mesure peuvent même être envisagées sur demande. Avec ces visites, la connexion entre les lieux de photo devient vraiment palpable.

Dans la même idée de fluidité et de proximité avec la création, vous pourrez rencontrer et échanger directement avec les artistes à l’occasion de rencontres organisées dans ce seul objectif. L’an dernier, il aura ainsi été possible de rencontrer et d’échanger le même jour avec des artistes aussi divers, intéressants, et de belle notoriété, qu’Antoine D’Agata, Adrien Boyer, Laura Henno, Anaïs Tondeur… Un rendez-vous qui aura lieu tous les mercredis soirs (durant toute la durée du festival) au club privé We are_, partenaire de l’événement. La liste n’est pas encore définie à l’heure où nous écrivons ces lignes mais sera consultable sur le site de Photo Days.

À côté de ces parcours et différents modes d’exposition se tiendront plusieurs évènements parmi lesquels la remise à la MEP le 21 novembre du Prix StudioCollector d’Isabelle et Jean-Conrad Lemaître qui récompense spécifiquement des travaux vidéo, ou une soirée événement au Grand Rex…

La MEP, où sera remis le Prix StudioCollector.
Rencontres avec les artistes.
Remise du Prix StudioCollector.

Mais l’autre gros point d’intérêt du festival, est sa politique de soutien à la création. Photo Days a en effet passé commande à plusieurs artistes spécifiquement pour l’événement, sans contre-partie. Jean-Michel Fauquet, avec son univers poético-brutaliste complexe et mystérieux, sera exposé à la Rotonde Balzac, un petit lieu d’une poésie folle édifié en 1891 par Adèle de Rothschild sur l’emplacement de la dernière demeure de l’écrivain. Il s’est vu confier une commande en lien avec l’univers du monument littéraire français et y présentera, du 4 novembre au 11 décembre, une de ses créations habitées (par lui, littéralement, assez souvent) qui mêle dessin, sculpture, « chaudronnage de carton » comme il le qualifie lui-même, et, in fine, photographie. À la Rotonde Balzac toujours, l’exposition de l’artiste conceptuel Yann Toma du 15 octobre au 2 novembre, produite par Photo Days également.

La Rotonde Balzac accueillera l’œuvre de commande du photographe Jean-Michel Fauquet et de l’artiste conceptuel Yann Toma.
Photographie de Jean-Michel Fauquet.

Dans un tout autre genre, le photographe SMITH, qui avait notamment fait sensation à Arles en 2021 avec son exposition « Désidération » – il en avait aussi fait l’affiche –, dévoilera à
La Caserne du 7 au 20 novembre le travail dont il a reçu commande en devenant le premier lauréat (2021) du grand prix « Paris, je t’aime » organisé par Photo Days en partenariat avec l’Office du Tourisme et des Congrès de Paris sur le thème « Paris Vert ». Il continue d’y explorer les possibilités introspectives de sa caméra thermique.

Photographie de SMITH, artiste lauréat du Prix « Paris, je t’aime » organisé par Photo Days en partenariat avec l’Office du Tourisme et des Congrès de Paris. Son travail de commande pour Photo Days sera exposé à La Caserne.
Le travail de Nancy Wilson-Pajic sera exposé au club We are_, partenaire de Photo Days.

On a aussi remarqué que la photographe franco-américaine Nancy Wilson-Pajic (née en 1941) exposera ses célèbres – et très beaux – grands photogrammes chez We are_ du 7 novembre au 12 décembre. Enfin, si vous avez l’occasion de faire un pas de côté jusqu’à Deauville, vous aurez peut-être la chance de pouvoir observer une œuvre du grand Georges Rousse, créée, comme toujours in situ, pour l’occasion. Elle a été réalisée dans le cadre d’un partenariat entre Photo Days qui en profite pour élargir son horizon géographique, et le festival photo Planches Contact de Deauville, qui se montre de plus en plus passionnant. Les photos de l’installation de Georges Rousse seront aussi exposées à Paris chez Nespresso (55 rue de Rennes, Paris 6ème) Jusqu’au 6 novembre.

Enfin, nous ne voulions pas achever le petit tour d’horizon sans évoquer l’organisation de lectures de portfolios, qui sont en elles-mêmes une forme de soutien à la création. Les photographes de tout poil vont en effet pouvoir présenter leur travail à des personnalités qualifiées du monde de la photo. Les lectures de portfolios, la plupart du temps payantes (le regard qualifié, le temps et l’attention qui vont avec ont en effet de la valeur) demeurent ici gratuites, et se déroulent les 10, 11, 12, 14 et 15 novembre dans un lieu magique, la Fondazione Sozzani, ce qui ne gâche rien.

Bon festival !

Lectures de portfolios.
La Fondazione Sozzani.
Le club We are_
L’œuvre de George Rousse réalisée dans le cadre du partenariat entre Photo Days et le festival Planches Contact de Deauville.

Emmanuelle de L’Ecotais, La vision PHOTO DAYS

Alors que s’annonce sa troisième édition, le festival parisien de photographie grandit et cultive l’art de faire découvrir la photo au plus grand nombre.

Lorsque l’on écoute attentivement Emmanuelle de L’Ecotais évoquer Photo Days, le temps fort dédié à la photo à Paris qu’elle a imaginé en 2019, on est surpris par son ton calme, posé, dans lequel point une profonde humilité. Pas une trace de fierté, ni d’ego mal placé. Il y aurait pourtant de quoi se féliciter d’une belle réussite. L’événement a mobilisé 90 lieux différents (galeries, foires, maisons de vente…) lors de sa seconde édition, à l’automne dernier…

Photo Days est né de l’envie de redonner à Paris un événement qui aurait une dynamique similaire au Mois de la Photo, « avec le désir de sensibiliser les publics à la photo, de passer des commandes à des artistes pour des lieux emblématiques ou atypiques habituellement fermés au public, de créer une synergie entre le travail d’un artiste et l’architecture ; un peu comme si l’on faisait vivre les Journées du Patrimoine avec l’art contemporain » tel que l’explique Emmanuelle de L’Ecotais. La crise Covid-19 intervient et rend impossible l’organisation de la manifestation dans certains lieux institutionnels fermés au public. « Je risquais de devoir annuler, je craignais de perdre tous mes soutiens », se souvient Emmanuelle de L’Ecotais, qui a alors l’idée de se tourner vers les galeries pour réaliser un événement à l’échelle de toute la ville de Paris. « Je suis allée voir toutes les galeries avec l’idée qu’il fallait créer un parcours pour palier l’annulation de Paris Photo. Les galeries étant de petits commerces, elles étaient en mesure d’ouvrir. » Elles seront une trentaine à répondre présentes. Lors de cette première édition, Photo Days a également produit sa première exposition dans un lieu fermé au public jusqu’ici : Alkis Boutlis – Penser, c’est voir ! à La Rotonde Balzac, située dans les jardins de l’Hôtel de Rothschild (Fondation des Artistes). Audacieuse dans son projet, portée par une forte volonté de démocratisation de son art, elle entend changer le rapport qu’entretient le grand public avec la photographie, mais aussi avec les photographes. Un leitmotiv : décloisonner, ouvrir, rendre les rencontres possibles. Photos Days a su, sur ce plan, briser les codes et transformer la relation d’un festival à ses publics.

S’il est ici question de découverte, Emmanuelle de L’Ecotais joue la carte de la proximité. Des visites « à la carte » peuvent être proposées sur réservation à celles et ceux qui en font la demande. « On peut nous contacter et nous solliciter pour une visite organisée, soit dans un quartier, soit autour d’une thématique. Et nous procédons de même, quand cela est possible, pour des rencontres avec les artistes. » Plus de 500 visites ont été organisées en 2021. Du jamais vu dans les grands festivals de photo et même, plus généralement, dans l’univers des festivals où l’on ne prend guère le temps du « sur-mesure ». Photo Days propose aussi, comme d’autres, des lectures de portfolios, ces moments où des passionnés de photographie donnent à voir leur travail à des professionnels. Le temps d’échange est riche d’enseignement, de conseils. Là où les festivals commercialisent ces temps de rencontre, sur réservation, Photos Days les ouvre au plus grand nombre, gratuitement, à la Fondazione Sozzani. La rencontre, elle, n’est pas dévaluée, puisque que ce sont de très grands noms de la photographie (photographes, commissaires d’exposition…) qui rencontrent à cette occasion les amateurs éclairés et les artistes en devenir. Une chance incroyable pour ceux qui vivront les 300 lectures prévues en 2022. Enfin, et il est légitime de le souligner, Photo Days est aussi un projet solidaire qui collabore avec la fondation « photo4food », qui propose l’acquisition de photos en échange de dons permettant de financer des repas pour des personnes démunies. Il y a là, dans cette attention portée aux publics, et avant tout à l’autre, un axe singulier d’un projet qui dépasse la seule exposition de photographies.

L’écosystème Photo Days
La seconde édition marque une montée en puissance avec 90 lieux partenaires mais aussi « quelques lieux privés soigneusement choisis comme des ateliers d’artistes, des hôtels, des appartements de collectionneurs, ainsi que deux laboratoires, afin de proposer aux visiteurs, professionnels ou amateurs, une immersion photographique totale ». Pour la programmation du festival, Emmanuelle de l’Ecotais encourage la prise d’initiative, invitant les galeries partenaires à choisir les artistes qu’elles souhaitent mettre en valeur.
Tout un monde professionnel, par ailleurs concurrentiel, se réunit à l’année sur un projet commun dans la rencontre des publics. Autant dire que la quasi-totalité des lieux gravitant dans l’univers de la photographie à Paris sont engagés dans ce qui ressemble à une aventure commune, à une organisation partagée.
À ceci s’ajoute la programmation d’Emmanuelle de L’Ecotais avec les expositions qu’elle produit elle-même : ainsi pour Jean-Michel Fauquet à la Rotonde Balzac, Nancy Wilson-Pajic au club privé We are_, Pieter Hugo à la Sorbonne Artgallery, de grands artistes internationaux. Photo Days mobilise une bonne part de son budget pour passer des commandes artistiques aux photographes. « Le soutien à la création est pour moi fondamental et je ne pouvais pas imaginer que Photo Days voit le jour sans que nous nous engagions sur cela aux côtés des artistes. Nous finançons ces commandes, elles sont présentées au public mais nous ne demandons aucune contrepartie aux artistes, qui demeurent propriétaires de leurs œuvres ainsi réalisées. » Une pratique peu commune dans l’univers de la photographie. Rares sont les manifestations qui ne demandent pas aux photographes de leur céder quelques œuvres en retour, à commencer par les Rencontres d’Arles. Un soutien qui s’exprime aussi dans de nouvelles collaborations comme cette création in situ de Georges Rousse produite par Photo Days pour le festival Planches Contact à Deauville. Dans une débauche d’énergie, et sans soutien majeur des institutions publiques, Emmanuelle de L’Ecotais a construit une troisième édition passionnante de Photo Days. À ses côtés, INOCAP Gestion, l’Office du Tourisme et des Congrès de Paris, Van Cleef & Arpels, Tikehau Capital et, depuis cette année, la Société Générale. Mais aussi toutes les galeries participantes qui s’acquittent d’un droit d’entrée – le budget collecté grâce aux sponsors étant utilisé pour passer commande aux artistes tandis que les cotisations servent à l’organisation et à la communication.

« Photo pas photo » en préambule
En préambule de cette nouvelle édition, Photo Days croisera le chemin de Parcours Saint-Germain*, autre figure de la création contemporaine dans ce prestigieux quartier parisien. Il sera ici question de l’art contemporain, de matière et de matériaux, et de la façon dont la photographie y trouve place. « Aujourd’hui, la photographie n’est plus perçue comme une technique mais comme le prolongement de notre regard, observe Emmanuelle de L’Ecotais. Ensemble, avec Parcours Saint-Germain, nous nous sommes demandés ce qu’un artiste d’aujourd’hui pouvait réaliser en travaillant avec ce médium. Les œuvres sélectionnées suggèrent une sorte de mutation génétique de la photographie, qui s’affranchit de sa nature pour devenir une forme hybride, le mélange de modes d’expression artistique les plus variés. » Ce parcours conjoint intitulé « Photo pas photo » (du 15 octobre au 6 novembre) mettra donc en lumière des artistes qui réinventent la photographie en lui imaginant un nouveau langage, donnant naissance à des résultats totalement inattendus. L’objectif est ici aussi de faire découvrir la photographie au plus grand nombre. « C’est, dans le monde de l’art contemporain, le médium qui reste le plus accessible à tous. C’est une porte d’entrée dans le monde de l’art. C’est ainsi que je le conçois et c’est ce qui me motive chaque jour, assure-t-elle. Je reste très attentive, notamment aux jeunes générations. C’est dans la photographie, parce que les prix y sont abordables, que l’on rencontre le plus de jeunes collectionneurs. » Certains y resteront, d’autres se tourneront vers d’autres formes d’art contemporain, mais Photo Days aura tenu son rôle de vecteur d’une découverte et d’une passion artistique.
* parcoursaintgermain.com

Résidences d’artistes en maisons d’opéra : Thomas Nguyen à l’Opéra de Reims

Véritable outil de dynamisation des territoires et d’accompagnement de la jeune création, les résidences en maisons d’opéra se multiplient sur le territoire. L’Opéra de Reims héberge ainsi trois compagnies, dont le Collectif Io dirigé par le compositeur Thomas Nguyen.

Les résidences en maisons d’opéra représentent un mode de soutien privilégié à la production artistique dans sa diversité, comme à la professionnalisation des artistes.
Elles offrent en effet un cadre de travail favorisant la rencontre des artistes émergents avec les publics les plus divers, et cela, au plus près du processus de création artistique. Les artistes et l’institution en retirent des avantages considérables : diversité des créations, circulations nationales des productions, adhésion d’un large public, renforcement de la dynamique artistique de la maison…

À Reims, l’Opéra accueille actuellement trois résidences – Les Cris de Paris, la compagnie lyrique Les Monts du Reuil et le Collectif Io – dans une démarche d’accompagnement professionnel et de diffusion de leurs créations. L’Opéra offre aux artistes un contexte de travail privilégié leur permettant, grâce aux espaces et outils mis à disposition, un renouvellement des formes de création, de production comme de transmission. Les résidences d’artistes sont un soutien clé à la jeune création dans une dynamique d’échanges locaux ou internationaux. Elles permettent également à la structure comme aux artistes d’actionner des leviers afin d’obtenir des financements complémentaires. Champs de liberté, objet de co-construction, force de partenariat, vecteur de liens sur le territoire avec les entreprises, les populations – notamment les plus fragiles – mais aussi les jeunes, ces résidences représentent un instrument important et particulièrement dynamique de politique publique.

En résidence depuis 2018 et jusqu’en 2023 à l’Opéra de Reims, Thomas Nguyen, compositeur, fondateur et directeur musical du Collectif Io, partage son expérience : « En cinq ans il est possible de construire un projet cohérent et conséquent, de multiplier les formes d’opéra. On peut avoir une stratégie dans notre création et effectivement développer des actions de territoire. » Car les enjeux de cette résidence tels que définis par l’Opéra de Reims sont multiples : d’une part la professionnalisation du Collectif Io, l’accord d’une place majeure à la musique de création dans la programmation ainsi que l’ouverture du théâtre au jeune public. Le Collectif dispose ensuite d’une grande liberté d’interprétation de ces enjeux, que ce soit dans la nature des créations ou le type d’actions développées.

« Les rencontres artistiques et partenaires me font réfléchir à ma composition différemment. C’est un processus de collaboration des regards qui favorise l’évolution de ma musique. […] Je me suis libéré d’un certain cloisonnement, me permettant d’accepter le risque et le mélange de couleurs musicales. J’utilise l’acoustique comme l’électrique, des instrumentations particulières qui sont le résultat d’un chemin lié à la résidence et à mon parcours de musicien. »

Longtemps, les contes musicaux et opéras du Collectif Io ont été destinés au jeune public, accompagné d’ateliers et de représentations scolaires. Dans le cadre de la résidence, le Collectif a amorcé un virage vers des créations plus contemporaines et tous publics, notamment en préparant la création de l’opéra-odyssée Xynthia* (d’après Un ennemi du peuple d’Ibsen) aux côtés de l’autrice Valentine Losseau et du metteur en scène Mikaël Serre. Profondément imprégné des enjeux du texte avant-gardiste d’Ibsen, le Collectif Io initie avec ce nouvel opéra une démarche au-delà de la création musicale.

« C’est un projet dont l’objet, les enjeux dépassent le spectacle. Nous nous sommes penchés sur l’approche durable du spectacle et la protection des ressources en eau. Nous allons utiliser des textiles bio, des colorants naturels, repenser la mobilité des spectateurs et des acteurs afin de limiter les déplacements et éviter la voiture. Depuis je m’implique dans des discussions sur la décarbonisation de la culture. Pour aller au bout d’une telle réflexion, l’appui du lieu de résidence, des collectivités et de toutes les parties prenantes est indispensable, c’est un engagement politique des artistes, des structures culturelles, de toutes les équipes. Nous serions allés beaucoup moins loin si nous n’avions pas été en résidence. »

*Xynthia, à découvrir à l’Opéra de Reims à l’automne 2022.

Thomas Paquet, récolter la lumière du temps

Cet artiste développe une œuvre très originale, qui, sous des dehors d’abstraction, nous accompagne dans l’appréhension de la lumière, du temps, des astres et de leur mouvement, et, incidemment, de notre place dans cette mécanique universelle.

Ici, il est question de photographie. Littéralement.

Tous les photographes écrivent avec la lumière : ils reproduisent une image de la réalité à l’aide de la lumière qui va impressionner une émulsion chimique photosensible ou un capteur numérique. L’objet du travail de Thomas Paquet est la lumière elle-même, ou les phénomènes directement en lien avec son existence ou sa présence comme le soleil, son mouvement, et leur corollaire le temps. À ce titre, il est un photographe conceptuel ou expérimental, car il détourne la fonction première du procédé pour en faire autre chose. Et cet autre chose fait œuvre, son œuvre.

Enfant de la balle, mais pas trop
S’il explore aujourd’hui des contrées inconnues, il a commencé son cheminement d’une manière assez classique. Il y a un peu de l’enfant de la balle chez ce photographe là (mais un peu seulement). Fils de photographe, il découvre avec lui le laboratoire noir & blanc et les premiers émois des manipulations chimiques. Petit-fils de peintre, dont le travail s’inscrit dans le mouvement de l’abstraction lyrique (qui s’inspire de la nature sans être figuratif), il est influencé par une vision du monde qui s’affranchit des règles de la représentation. C’est au fond en effet, à sa façon – bien différente –, l’art que pratique Thomas, un art soufflé par la nature, mais non figuratif. Plus largement, au contact de cette figure grand-paternelle, l’abstraction est d’emblée posée comme un territoire familier.

Fin des années 90, Thomas est étudiant en classe préparatoire de mathématiques. Il s’en échappe au bout de deux ans : pas assez de matière, de prise directe avec le réel. Mais sa tendresse naturelle pour le fait scientifique a trouvé de quoi s’exprimer. Il se familiarise au contact potentiellement rugueux du froid calcul scientifique ; des espaces de libres explorations se déverrouillent. Ce sera utile de maîtriser le rationnel pour explorer le poétique.
Il enchaîne sur une école de photo qu’il n’aura pas l’occasion de terminer car il est rapidement happé par le monde professionnel, qu’il rejoint dès l’issue de son premier stage. Il devient assistant photo dans la grande sphère de la mode (beauté, cosmétique, still life, vêtements, etc). C’est encore la grande époque de la photo de mode, quand la réalité ne s’était pas encore départie du cliché : beaucoup de moyens et donc beaucoup de possibilités avec leurs cortèges de construction de décor, de solutions techniques à la pointe, d’éclairage surdimensionnés, d’idées débridées… Sans doute une époque too much, mais l’occasion en or pour un jeune assistant d’en apprendre beaucoup. L’impudeur du « No limit » aura eu ceci de positif.
En 2004-2005 vient le temps des premiers shootings personnels : mannequins, objets, produits… Il s’émancipe vite de ses boulots d’assistant et se met à son compte en devenant photographe professionnel. Il poursuivra cette carrière de photographe commercial jusqu’aux alentours de 2015. Avec de beaux succès, des projets d’ampleur, et une belle notoriété. Il a un agent, de grandes marques lui confient des budgets importants, il doit développer une vision globale, constituer et encadrer des équipes : le big game. Il a adoré ça.

"Horizon #4", 2015

Il n’en a pas moins commencé (2012) à expérimenter des idées naissantes et très éloignées de son environnement professionnel direct. Une façon de pratiquer la photo dans un espace de liberté personnelle qui tient à distance toutes les contraintes et paramètres qui composent l’équation qu’il se doit de résoudre en tant que photographe commercial. Il loue un petit atelier, installe sa chambre, son labo. De ces premières expérimentations découleront en ligne directe, mais plus tard, la série Horizons, à laquelle il travaille avec plus d’assiduité à partir de 2015. Parallèlement, par un mouvement naturel de vases communicants, il s’implique un peu moins dans ses travaux commerciaux, n’y trouvant plus son compte. Il a, en effet, besoin de ne plus transiger avec son envie de s’épanouir dans la photographie, pas plus qu’avec celle de s’épanouir intellectuellement. Il désire, en outre, s’autoriser le risque de la photo expérimentale, qui s’affranchit de toutes les règles. Un chemin étroit et sinueux, mais dont on a le droit de rêver qu’il mène loin. Au moins jusqu’au sentiment d’avoir trouvé sa place. Ce serait déjà beaucoup.

"Horizon #9", 2019
"Horizon #11", 2019
Horizon #5, 2015

(Nouveaux) horizons
Horizons sera son manifeste. En composant ces paysages imaginaires, il pose les bases de sa démarche personnelle et amorce clairement un virage professionnel. Ces images, réalisées à la chambre photographique (un boitier à la fois plus gros, plus basique, et qui permet de faire des images d’une définition incroyablement plus grande qu’un boitier « domestique »), sont une forme de détournement. Réalisées en studio, elles sont créées de toutes pièces : de la lumière, filtrée de couleurs, est projetée sur un écran, puis photographiée en agissant sur la netteté afin qu’elles atteignent un certain niveau de flou. On se figure un paysage, et c’est bien ce qu’on doit voir, mais il est un « pur produit de la manipulation de l’image, une construction ». Pourtant la photo retenue est belle et bien le fruit d’une prise de vue tout à fait traditionnelle, réalisée en argentique. D’ailleurs, pour accentuer le trouble, Thomas laisse le bord noir de l’émulsion sur ses tirages. Une façon de dire « cette image est bien réelle ». Il fixe l’intangible sur le tangible, dans un instant de vérité, lui donnant une existence matérielle par ce tour de passe-passe photographique. Comme il le revendique, lui-même, c’est le moment où il devient magicien.

En 2018, cette série est presque complétée. Son corpus principal, l’ensemble des images, existe. Elle se matérialise sous la forme de grands tirages et de polaroïds présentés par ensemble de neuf. Pour la première fois, il éprouve l’idée de la série, et de la séquence. Une préoccupation qui sera très présente dans les projets à venir.
Depuis quelques semaines, il a fait une rencontre déterminante, celle de Thierry Bigaignon, le créateur d’une galerie d’art contemporain « photo-sensible ». Entendez par là, qu’il montre le travail d’artistes très concernés par le médium photo en lui-même, c’est-à-dire que « l’idée » de la photographie est souvent leur sujet. Entre ces deux-là, ça matche immédiatement. Thierry Bigaignon, le prend dans son « roaster » d’artistes et montre, pour la première fois, ses travaux dans l’année.

Cette fois, il est décidé à embrasser, progressivement pour limiter les secousses du passage d’un état à l’autre, une carrière d’artiste. Plutôt courageux car ça pourrait être inconfortable, surtout au regard du train de vie (supposé) d’un photographe de mode bien identifié. De fait, ça va l’être, mais plus vite et plus brutalement que prévu.

"Paysages immobiles #1", 2018

Dans le bain de révélateur
Après cette première exposition, les commandes commerciales ne ralentissent pas, elles s’arrêtent, purement et simplement, du jour au lendemain. Les deux univers semblent particulièrement étanches. Pas de retour en arrière possible. C’est le moment – puisque cette fois il dispose du temps et de l’espace mental disponible – de se jeter à corps perdu dans la poursuite de ses recherches.

La deuxième série aboutie qui vient après Horizons est la série L’ombre des heures (2018-2020) qui capture, en utilisant le procédé du cyanotype (un procédé photographique monochrome – cyan, c’est à dire bleu – qui fixe l’ombre d’un objet directement sur le papier) l’ombre d’un gnomon (la tige constituant l’ombre portée des cadrans solaires). En exposant le papier au midi solaire on recueille la trace de son ombre. Ce faisant, en procédant ainsi à différentes périodes de l’année on enregistre la présence du soleil qui se manifeste de façon toujours différente (la longueur de l’ombre est plus ou moins grande). Chaque image, est le fruit d’un protocole précis qui vise à créer des conditions d’exposition absolument identiques de façon à laisser s’exprimer au mieux ce qui rend unique chaque œuvre : la position du soleil. On croit avoir sous les yeux une image abstraite, mais on contemple, en un tracé clair sur une longue feuille bleue, la rigueur implacable du temps qui s’écoule cependant que nous est rappelé notre position dans l’espace, voire notre présence sur cette terre qui a été exposée avant nous à ces mêmes rayons et qui le sera après… C’est à la fois, complètement plastique et totalement conceptuel. L’approche a ici un peu changé. Il s’agit d’enregistrer un phénomène naturel et non de créer son illusion. Mais la lumière en tant que matériau reste centrale, et le sujet de l’image, le soleil, est aussi la source de son élaboration. Belle synthèse sémantique.

"20 juin 2019 - midi solaire", "27 septembre 2018 - midi solaire", "24 octobre 2018 - midi solaire" série "L’ombre des heures", 2018

Il poursuit ses recherches avec la série Et pendant ce temps le soleil tourne (2020-2021), à travers laquelle il capte des phénomènes similaires – le mouvement perçu du soleil depuis la terre – mais selon une approche un peu différente. Thomas ne vient pas capter ici l’ombre du gnomon mais le mouvement du soleil lui-même. Et pour retenir son déplacement, il utilise le sténopé, cet ancêtre de l’appareil photo qui fonctionne comme un œil : l’image vient s’imprimer sur un papier photosensible placé au fond d’une boîte en laissant passer la lumière à travers un minuscule trou (le « pinhole » = trou d’épingle). Il en résulte, au terme d’une exposition très longue, des images où l’on devine le tracé du soleil. Grâce à des manipulations d’alchimistes du procédé de développement noir & blanc, il arrive à donner des teintes qui peuvent différer à son gré. Il peut aussi démultiplier les tracés sur une même feuille de papier en modifiant le sténopé. Et bien sûr, la même exposition à une journée d’intervalle ne donnera pas le même résultat, conférant à chaque image à l’issue de son protocole d’exposition un caractère absolument unique.

"Et pendant ce temps le soleil tourne - S12-1", 2021
"Et pendant ce temps le soleil tourne - S19-1", 2020

La série Empreinte(s) (2020) affine encore cette idée, en photographiant, avec un appareil traditionnel, le passage du soleil dans le ciel selon un protocole lui aussi très rigoureux incluant temps de pose, position, inclinaison de l’objectif par rapport à l’horizon… Les tirages noirs sortant de la chambre de développement sont balafrés par le passage du soleil et racontent clairement, disposés en série, le trajet de sa course en fonction du moment de l’année auquel ils ont été réalisés.

"Empreinte(s) #62", 2019
Empreintes #117
Empreintes #118
Empreintes #119

Rigueur, opiniâtreté & poésie
Chacune de ses œuvres est le fruit d’une démarche très précise. Il n’y pas de place pour l’improvisation, ou, au contraire, tout est fait pour que l’improvisation des éléments (la lumière, les astres, le temps…) puisse s’exprimer pleinement. Chaque idée est conceptualisée, organisée, écrite, avant d’être réalisée. Une fois le processus lancé, Thomas Paquet respecte scrupuleusement les règles qui a lui-même établies sous peine d’abîmer son concept et donc la raison d’être de l’œuvre elle-même. Il démultiplie avec un soin méticuleux les essais et note scrupuleusement le résultat de ses recherches afin de pouvoir reproduire à l’identique un rendu satisfaisant. Il y a un peu de la position du laborantin froid mâtiné de l’enthousiasme candide du petit chimiste dans son approche.

Pour certaines pièces, la répétition n’est plus seulement une méthode de recherche mais une composante de l’œuvre à venir, présentée en séquence. Certaines œuvres de la série L’ombre des heures ou Et pendant ce temps le soleil tourne, par exemple, montrent sur un même support un grand nombre de fois le passage du soleil. On peut voir les légères variations qui séparent les images, et donc, sentir l’écoulement du temps. D’abord séduit plastiquement – c’est beau, tout simplement – on se découvre touché de se dire que sur une seule feuille de papier se trouvent regroupés un ensemble de moments ; que le soleil à fait plusieurs fois « le tour de la terre », le tour de nos vies. Pendant la même période, elles se sont écoulées. Les voici, réunies ici, sous nos yeux, le plus simplement du monde.

"Décalage horaire #2", série "L’ombre des heures", 2020

Un esprit chagrin pourrait trouver lassante la succession à de très nombreuses reprises, et leur alignement en séquence systématique, d’images quasiment identiques. Pour Thomas, il n’en est rien, car précisément, elles ne sont que « quasiment » identiques, c’est à dire toutes différentes. À chaque nouvelle image ajoutée à la séquence, une personnalité, une forme nouvelle, une tonalité qui apporte le goût de sa différence et qui confère à l’ensemble une saveur complexe comme peut l’être celle d’un vin, fruit de multiples choix et composants. Pour Thomas, « la répétition, c’est la vie ». Elle permet surtout d’atteindre une forme de transcendance puisque « grâce à elle, on contemple l’infini ». Difficile d’aller plus loin. L’ensemble est d’une cohérence folle.

Bien sûr tout ça prend du temps, justement. Du temps incompressible : il reste le maître du jeu. Une de ses œuvres en cours nécessite une prise de vue par jour pendant… un an. Et les conditions climatiques doivent être bonnes, ce qui implique de « composer » une année sur plusieurs autres. Le temps long est aussi celui de la pose (qui peut aller jusque plusieurs jours) ou du développement, tant certaines images sont le fruit de manipulations chimiques complexes et successives. Ces apparentes contraintes participent en réalité pleinement de l’œuvre elle-même. Elles en sont le corpus, la condition. Et d’une certaine façon la raison d’être, puisque, à l’instar de son jumeau artistique, la lumière, le temps est à la fois le sujet et la méthode de l’œuvre.

Mutations
La période 2018-2020 aura été pour Thomas, celle de recherches intenses. Elle a livré à grande vitesse ces séries, entrecoupées de projets au cours moins long comme le très beau Éclipse(s). Elle aura été aussi le moment d’un passage à marche forcée du statut de photographe commercial à celui d’artiste. Un période très riche artistiquement, mais plus difficile d’un point de vue domestique, avec une baisse de revenus brutale qu’il a fallu encaisser, les artistes aussi doivent payer leur loyer et nourrir leur famille.

Continuer à dessiner soi-même son avenir dans un environnement aussi volatile que le sensible sans se laisser envahir par le doute nécessite une belle conviction dans sa vision et sa capacité à toucher l’autre.
Cela a été rendu possible aussi grâce à son galeriste Thierry Bigaignon – un personnage proactif, animé d’un enthousiasme communicatif pour le travail de ses artistes –, avec qui il constitue un véritable binôme et dont la relation s’inscrit dans un échange constant. Un galeriste qui « challenge » souvent « son » artiste et qui œuvre au développement de sa carrière au fil d’une stratégie réfléchie et structurée en séquences.

Fin 2020, la mue est faite : il vit de son travail, et est devenu un artiste, sinon installé, qui prend franchement ses marques. Qui commence à compter même, pourrait-on dire. Certaines institutions comme le Musée français de la photographie ou le CNP (Centre National de la Photographie) ne s’y sont pas trompées en ayant déjà fait l’acquisition d’œuvres. Les voyants sont au vert, on peut continuer à avancer. Et à inventer.

En 2021, il crée The Observatory. Poussant, autour des mêmes préoccupations, ses recherches encore un peu plus loin, il s’émancipe provisoirement, pour ce nouveau travail, de l’enregistrement analogique de l’image, du film, de la chimie. Il s’agit de représenter visuellement, en temps réel, le trinôme que nous formons avec la lune et le soleil. En associant les coordonnées de leur position à une couleur, et en reliant ces deux couleurs par un dégradé, il crée une image – un spectre coloré – qui change en permanence, mais de façon infime, en fonction du temps qui passe et de l’emplacement de l’œuvre. Ainsi, au même moment, The Observatory n’est pas la même à Paris ou à Mexico. L’œuvre a été développée avec un informaticien et un astronome, et si elle prend vie grâce à un écran circulaire (conçu par Thomas), son cœur est un logiciel. C’est ce caractère « virtuel » qui lui a permis d’être lancée sous format NFT en avril dernier avec l’aide de la société Danaé. Une première pour Thomas et la galerie. L’avenir nous dira s’il s’agit d’un pas de côté, tant il semble que l’enregistrement physique d’une image sur du papier soit consubstantiel de son raisonnement, mais ces questions resteront sans doute accessoires au socle de ses préoccupations : la lumière, le temps, notre place dans l’univers, et la beauté de cet ensemble…

Une beauté qu’il revendique, qu’il cherche à faire jaillir, un peu à contre-courant de certaines tendances de l’art contemporain. « Je n’ai pas de message social ou environnemental, ou politique. Ce n’est pas mon chemin et je ne peux pas le pervertir. » Il cherche une beauté plastique qui serait le transport naturel vers un état contemplatif, un chemin qui permettrait de toucher quelque chose d’universel.

Il y a un côté extraordinairement « à l’os » dans son travail. Comment aller plus à l’essentiel que de faire de la source d’une image son sujet lui-même, et en profiter pour nous raconter le temps et notre place dans toute cette mécanique ? La démarche est fantastiquement minimaliste, et donc totalement maximaliste, car il est question de retenir l’origine de l’origine, et d’observer s’il en ressort quelque chose qui a un lien avec la beauté. Assurément c’est beau. Ça l’est plastiquement, conceptuellement et dans le processus et son opiniâtreté. Le tout forme un ensemble d’une rare cohérence au sein duquel les choses se répondent et se nourrissent.

On aurait pu imaginer Thomas Paquet en scientifique froid produisant, selon un procédé systématique, des œuvres déconnectées du monde. On a découvert un alchimiste du sensible, un rêveur – solaire, bien sûr –, capable de s’astreindre à une discipline quasi autistique pour faire naître un tout petit moment de poésie très pure, un de ces moments qui révèlent ce qui est là et qui nous reconnectent au monde.

Aurore de la Morinerie, une exploration artistique

Après plus de 30 ans d’illustration de commande, Aurore de la Morinerie initie un nouveau chapitre de son œuvre avec un projet personnel : un ouvrage dédié à la mer Méditerranée dans lequel elle explore les fonds marins autant que sa propre vision artistique.

Aurore de la Morinerie est une artiste et illustratrice française qui travaille et vit à Paris. Elle débute la calligraphie et la peinture chinoise pendant ses études de stylisme à l’École supérieure des Arts appliqués Duperré. Dès le début des années 90, elle est reconnue en tant qu’illustratrice de mode. Elle collabore avec des marques de renommée mondiale et contribue régulièrement au T Magazine du New York Times, aux numéros américain et britannique de Harper’s Bazaar, à AD Magazine, ELLE France, ainsi qu’au supplément hebdomadaire du Monde.

« Ce que j’aime dans le travail de commande c’est comprendre le désir d’un client, d’une marque. J’ai eu la chance de côtoyer le milieu de la mode qui est un monde très créatif et sans cesse en mouvement au fil des collections. […] et c’est vrai que la commande, quel que soit le domaine, induit un nouveau sujet, une nouvelle documentation et l’intention d’exprimer par le dessin une réponse courte et concise. » Dans un foisonnement d’expérimentations de techniques comme le pinceau, le monotype ou la photographie, Aurore de la Morinerie utilise une palette très riche de matières, d’outils, de supports et de couleurs, à l’image de la richesse et la diversité de la faune et de la flore. « Aujourd’hui je suis en train d’évoluer, je réunis les thèmes que j’aime le plus dans une recherche d’abstraction personnelle, de mouvement et de simplicité. »

Illustration pour la Maison Margiela
Illustration réalisée pour le joaillier Maison Dauphin
Couverture réalisée pour le lancement du numéro Bazaar Art célébrant les 60 ans de Dior Rouge
Monotypes publiés dans le catalogue Architectural Lighting 2014 de Flos

Fin mai, elle dévoile un projet ne relevant pas de la commande mais d’une initiative artistique personnelle : un ouvrage autour de la mer Méditerranée, qu’elle propose aux éditions Louis Vuitton pour intégrer leur collection de carnets d’illustrateurs « Travel Book ». La genèse de ce projet prend ses sources dans les nombreux voyages de l’artiste autour de la Méditerranée, notamment au cours d’une expédition à bord de la goélette Tara en 2011 durant laquelle elle découvre l’univers sous-marin, méconnu et invisible. « Au cours de ces nombreux voyages, j’ai constitué des carnets par la photographie et ainsi nourri mon travail de ces faunes et paysages. […] J’ai conçu la Méditerranée comme une destination en soi, un pays onirique et mystérieux, un élément empli d’être vivants et sans cesse en mouvement.

Œuvres extraites du Travel Book Mediterranean Sea

Tel un plongeur, Aurore de la Morinerie nous emmène dans les profondeurs de la Méditerranée aux côtés des habitants de ces eaux, depuis la fosse Calypso à plus de 5000 mètres de fond, jusqu’à la surface et le littoral. Pour ce projet, l’artiste n’a eu pour contrainte que la forme du livre : un format d’image horizontal, la production de 132 dessins et le choix de six encres ; six tons directs qui octroient aux dessins une profondeur fidèle au sujet. « Le fond des mers est un imaginaire collectif, il m’était possible d’explorer ce thème avec beaucoup de liberté. » C’est alors par une succession de plans variés que le lecteur explore chaque strate de ce nouveau pays. L’exploration est ponctuée de références parfois historiques, parfois personnelles. « Ce murex par exemple, dans l’antiquité il fallait 24 000 de ces coquillages pour produire un kilo de teinture pourpre. C’était donc une couleur signe de richesse. »

« Je voulais faire quelque chose de plus abstrait encore mais ce n’était pas le sujet, le Travel Book est un livre documenté. L’enjeu était donc de jouer avec mon goût pour l’abstraction et, par l’apparition d’un petit élément, d’une crevette ou d’un oiseau, donner leur consistance à ces panoramas abstraits. »

Œuvres extraites du Travel Book Mediterranean Sea
Travel Book Mediterranean Sea

D’un calme et d’une imperturbable concentration, Aurore réalise d’un seul geste l’esquisse qui formera ces bancs de poissons et donnera vie à ces panoramas. L’expérience du livre inspire de nouveaux horizons à l’artiste qui souhaite poursuivre son exploration des fonds marins sur grands formats. En attendant l’exposition de ces dessins originaux, elle partage son souhait de poursuivre l’expérimentation du ton direct et dévoilera prochainement de nouveaux ouvrages.

Thomas Paquet : 5 questions à Thierry Bigaignon,galeriste

Pourriez-vous préciser le positionnement de votre galerie et en quoi Thomas Paquet est représentatif des artistes avec lesquels vous aimez travailler ?
Bigaignon est une galerie d’art contemporain photosensible. Ce positionnement très singulier nous amène à suivre et défendre les travaux d’artistes de tous horizons et pleinement engagés dans l’art contemporain, c’est-à-dire des artistes qui portent un regard sur le monde qui les entoure dans une écriture contemporaine, et qui s’approprient le médium photographique pour l’emmener ailleurs. Thomas Paquet est un artiste qui s’intéresse aux fondamentaux de la photographie, la lumière et le temps, et qui a par ailleurs une capacité incroyable à utiliser et maîtriser tous les outils à sa disposition, d’hier et d’aujourd’hui, analogiques comme numériques, pour traiter ces deux éléments dans une écriture particulièrement contemporaine. Et faut-il mentionner la poésie qui se dégage naturellement de son travail ? Thomas est sans aucun doute l’un des portes étendards de la ligne de la galerie.

Thomas évoque souvent votre relation et la richesse de vos échanges, pourriez-vous définir comment vous envisagez votre rôle dans ce duo ?
L’art obéit pour partie aux mêmes règles que beaucoup d’autres secteurs et choses de la vie, et en cela le facteur humain joue un rôle excessivement important. Avec Thomas nous sommes dans une relation qui va au-delà de la simple relation de travail. On grandit ensemble, on se nourrit l’un l’autre, on collabore pleinement. J’aime à penser que le rôle du galeriste ne se limite pas à montrer des œuvres ou promouvoir une carrière. Ma relation avec Thomas se place dans cette perspective plus complète.

Thierry Bigaignon © DR

Est-ce important de « challenger » les artistes, et comment ?
Les artistes ont besoin avant tout d’écoute, de soutien et d’encouragement car le doute est souvent de la partie. J’essaie d’être présent dans ces moments-là. Les challenger c’est autre chose. Il s’agit alors de provoquer des idées, de repousser les limites de ce qui semble possible, de nourrir le désir, de faire avancer les choses. La plupart des artistes n’ont besoin de personne pour ça, mais lorsqu’ils ont en face d’eux quelqu’un qui va dans ce sens et avec qui ils peuvent partager, ça aide grandement.

Quelles sont les grandes lignes de la « construction » d’une carrière d’artiste ?
Le marché laisse à penser qu’il y aurait les artistes émergents, les « mid-career » et enfin les artistes établis. En réalité rien n’est jamais acquis d’une part et tout est relatif d’autre part. Je ne crois pas que ces classifications soient très importantes ou même pertinentes. Ce qui compte le plus c’est le travail lui-même. Est-ce un travail de qualité ? Est-il abouti ? Est-il représentatif de l’ADN de l’artiste ? Peut-il durer, laisser une trace dans l’histoire de l’art ? Ces questions-là, primordiales selon moi, sont au cœur de la carrière d’un artiste.

À quel stade considérez-vous en être avec Thomas ?
De série en série, de projet en projet, de jour en jour, Thomas creuse ses sujets, affine sa pratique, développe une signature, déploie son empreinte. Ça se sent, ça se voit. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Le reste c’est aux autres de le décider !

Naohiro Ninomiya, La série photographique « Katami »

Né à Nagoya en 1969, Naohiro Ninomiya est un photographe japonais, résidant en France depuis 1998. C’est dans les liens affectifs qu’il entretient avec sa famille, sa maison au Japon et son quotidien en France, que le photographe puise son inspiration. Son travail s’apparente à celui d’un archéologue : le geste qu’il effectue avec le révélateur est celui d’un mouvement de pinceau sur les artefacts du passé. Plutôt que des images trop vite consommées, il cherche par la matérialité de ses tirages à redonner une valeur aux souvenirs.

Les images de la série « Katami » (2013) ne sont pas des photographies, mais des photogrammes. Ils sont réalisés en plaçant un objet directement sur du papier photosensible et, en l’exposant à la lumière, c’est son ombre qui est finalement pétrifiée. En capturant « l’âme » des objets plus directement qu’avec une photo traditionnelle, c’est ici un peu l’âme de sa mère décédée – à qui appartenaient ces kimonos – qu’il fixe sur le papier.