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Wim Delvoye, De la glorification à la subversion du réel

Par une esthétique de la controverse, Wim Delvoye ébranle nos mythologies collectives et nous interpelle sur les écueils du monde contemporain.

Depuis son atelier dans la banlieue de Gand en Belgique, Wim Delvoye ébranle nos idoles contemporaines comme nos mythes fondateurs. Dans le sillage de son aïeul flamand Pieter Brueghel et de ses danses macabres, il produit des œuvres sujettes à polémiques, pétries d’enjeux de société. Avec une ironie acerbe il explore les limites de l’art et met à mal nos croyances. Pour cela il fait se rencontrer des univers d’apparence inconciliables. Il mêle le sublime et le dérangeant, le vivant et l’hybride, le trivial et le mystique.

À partir de son entrée aux Beaux-Arts de Gand dans les années 80, il ne cesse de questionner les enseignements conceptuels de l’époque, les fondements de l’art, comme les certitudes rassurantes du monde contemporain. Du ciselage de ses travaux de fonderie gothique aux limites de l’éthique touchées par ses cochons tatoués, ses projets questionnent non sans ironie l’histoire de l’art et ses possibles, le monde et ses dangers.

L’un de ses projets les plus controversés fait entrer sur le marché économique une œuvre à l’issue scatologique. La machine digestive Cloaca – dont la première des dix versions mesure 12 mètres de long et 2 mètres de haut – dévoile plus qu’un lent processus de digestion. Par un système de cloches en verre, de tubes et de pompes contenant différents sucs, bactéries et enzymes, l’oeuvre met à jour sous un aspect aseptisé et odorant, un acte dissimulé et pourtant universel. Après la boîte de conserve décriée de Piero Manzoni l’artiste fait entrer au musée le processus de transformation de l’aliment à l’excrément. Il lui attribue même une cotation.

Une valeur qu’il donne également à ses cochons qu’il tatoue et élève dans une ferme en Chine. Une production porcine, filmée en permanence qui révèle aux mécènes la vie, comme la mort d’œuvres jusqu’à leur naturalisation. Non sans susciter des réactions passionnées il dévoile ainsi sur des animaux vivants, tatoués de sigles Louis Vuitton ou de personnages Disney, les signes ostensibles de la société de consommation sur des terres longtemps communistes. Il rejoue également les enjeux des vanités, comme dans l’œuvre Tim, un corps humain vivant tatoué, signé par l’artiste, exposé et vendu à un collectionneur 150 000 euros. Par cette facétie cinglante, par cette appropriation, il interroge les bornes de l’art, comme la finitude de nos corps tatoués.

Surtout il aborde de nouveaux modes d’existence de l’œuvre, de l’artiste, comme du regardeur. Ne peut-on en effet pas déceler sous cette tendance à puiser dans notre mythologie collective ce qui nous fascine ou nous obsède, la volonté de faire émerger de nouvelles légendes, de nouveaux cultes aux confins de l’art et de la vie ? Tentons d’en savoir plus sur cet artiste qui immisce le trouble et l’ironie jusque dans ses interviews.

Vos œuvres questionnent avec une ironie acerbe les contradictions du monde contemporain. Elles rejouent une certaine forme de fascination pour ses enjeux consuméristes et économiques. Pourriez-vous nous en dire plus…
Quand j’étais étudiant je pensais qu’Andy Warhol était plus honnête que les autres artistes, car grâce à l’ironie il nous faisait réfléchir. Même s’il était un peu « clown  » il exprimait la vérité. Dans son sillage je travaille l’ironie comme une posture de recherche active. J’y puise le moyen de ne jamais répondre aux attentes, de toujours me renouveler, de toujours surprendre. Surtout je me sers de l’ironie pour dire la vérité, sans heurter. 

La satire des Temps Modernes de Charlie Chaplin, que vous évoquez très souvent, est-elle en ce sens l’exemple par excellence des désillusions de notre monde ?
Les Temps Modernes de Charlie Chaplin est un film iconique qui capte l’esprit du temps et l’angoisse du moment. Comme Chaplin, j’ai toujours été ouvert à ce qui est nouveau, à la technologie, au progrès. C’est en effet dans le moment le plus noir d’une nuit que les choses vont s’éclairer : j’aime cette idée du timing.

À propos de « timing », les artistes qui utilisent l’ironie dans l’art contemporain sont sous-représentés. Comment envisagez-vous votre posture sur le marché de l’art ?
Aux Etats-Unis les féministes parlent d’un plafond de verre. J’utilise la même
expression pour l’art. Le marché de l’art ne s’intéresse que peu à l’ironie. Je suis dans le top 5 en Belgique, mais sur le plan mondial c’est bien différent. À l’heure où le marché américain est tout puissant, il est beaucoup plus difficile d’être reconnu pour ce type de démarche. Seul Jeff Koons, avec son approche tout à la fois ludique et ironique est réellement reconnu sur le marché international.

Pourquoi prendre de tels risques ? Parlez-nous par exemple de votre oeuvre Cloaca
Quand je réalisais Cloaca en 1999, je pensais très sincèrement que les maladies allaient disparaître, ou tout du moins reculer. L’esprit du temps était très optimiste. Trois ans avant la réalisation de cette œuvre, en 1996, le clonage de Dolly en était la preuve. Il était le signe d’avancées scientifiques notables, d’un avenir meilleur.
Mais je me rends compte avec le recul que nous étions en réalité dans un optimisme utopique. Et que l’ironie présente dans mes œuvres était bien moins incisive qu’elle ne l’est actuellement.

Vous touchez à nos modes de vie comme aux évolutions scientifiques du monde contemporain. Après votre « Art Farm », une ferme de cochons tatoués, vous avez un projet pharmaceutique d’« Art Pharm » pour produire des objets d’art transgénétique. Pourriez-vous nous dévoiler les enjeux de ce projet ?
Ce projet tend à aller plus loin dans la génétique que Cloaca dans l’utilisation des bactéries, de la biotechnologie tout en restant visuel. Mon travail est d’ailleurs très rétinien, il est fait pour l’œil. Même si le public ne le comprend pas toujours, il est face à un beau bouquet à regarder.

Face à vos œuvres les réactions du public sont très souvent poussées à leur paroxysme, entre adhésion et dissension. Lors du processus à l’œuvre, susciter ces réactions contraires est-il déterminant pour vous ?
Ce qui est important pour moi c’est de surprendre tout en restant à l’écoute.
Il faut écouter les gens, comme Picasso écoutait son chauffeur Marcel, car en tant qu’artiste on fait partie de la vie. Ce n’est d’ailleurs pas intelligent d’être trop sérieux, il faut laisser de l’espace à l’insécurité, au doute.

Vous touchez à nos modes de vie comme aux évolutions scientifiques du monde contemporain. Après votre « Art Farm », une ferme de cochons tatoués, vous avez un projet pharmaceutique d’ « Art Pharm » pour produire des objets d’art transgénétique. Pourriez-vous nous dévoiler les enjeux de ce projet ?
Ce projet tend à aller plus loin dans la génétique que Cloaca dans l’utilisation des bactéries, de la biotechnologie tout en restant visuel. Mon travail est d’ailleurs très rétinal, il est fait pour l’œil. Même si le public ne le comprend pas toujours, il est face à un beau bouquet à regarder.

Face à vos œuvres les réactions du public sont très souvent poussées à leur paroxysme, entre adhésion et dissension. Lors du processus à l’œuvre, susciter ces réactions contraires est-il déterminant pour vous ?
Ce qui est important pour moi c’est de surprendre tout en restant à l’écoute.
Il faut écouter les gens, comme Picasso écoutait son chauffeur Marcel, car en tant qu’artiste on fait partie de la vie. Ce n’est d’ailleurs pas intelligent d’être trop sérieux, il faut laisser de l’espace à l’insécurité, au doute.

Serpent, Sang froid pour musique chaude

Au début des années 2010, Lescop nous entrainait dans son univers pop en nous faisant musicalement atteindre l’au-delà de sonorités spectrales à l’ambiance glacée, claquant comme une déflagration de pistolet. Aujourd’hui, c’est pour un tout autre projet qu’il vient sur la scène du festival La Magnifique Society – Extra Life ! le 26 juin 2021 avec le groupe Serpent, dans lequel il chante. Là, l’univers est plutôt FPunk, mélangeant habilement le Funk et le Punk Post-Pandémie, joueur et jouissif comme un hymne à la (re)vie. Échange à l’heure du café avec Mathieu Peudupin, alias Lescop.

Serpent, ce sont cinq membres avec en première ligne Mathieu Lescop, qui cherchait à retrouver le rapport direct à la composition collective et spontanée : « J’ai fait le conservatoire pour être acteur et c’est un peu par hasard que je suis devenu chanteur, même si j’ai toujours eu envie de chanter et d’improviser. Après une belle expérience en solo je m’ennuyais et je voulais faire de la musique différemment. Ça me manquait de composer en groupe et de tirer la langue au côté froid de la New Wave sombre où je commençais à ne plus être vraiment à l’aise. »

Avec Wend¥ Kill à la batterie, Martin Uslef et Adrian Edeline aux guitares, et Quentin Rochas à la basse, c’est en mai 2019 que naît Serpent, à Paris. « Alors que Wend¥ collaborait déjà avec moi depuis longtemps, j’ai rencontré Adrian à la Philharmonie de Paris et le groupe s’est constitué au fur et à mesure. Ce sont tous des musiciens chevronnés qui sont aussi bien capables de jouer du Rock, du Jazz ou du Classique. Dès notre première répétition, on avait déjà près de trois morceaux. »

Comme une évidence, l’image du Serpent leur vient à l’esprit, celle-ci se conjuguant alors particulièrement avec leur funk froid et leur punk hédoniste en cours de construction. « Le nom Serpent ramène à l’animalité, à l’intuition, à l’efficacité et aux émotions binaires. C’est un animal qui fascine et hypnotise… comme notre musique », précise le chanteur.

Comme une échappatoire à la noirceur d’un monde morose où les rapports humains sont mis sous cloche et où chacun s’est mué en spectre sans visage, le studio de répétition s’est alors transformé en salle de jeu joyeuse et (ré)créative pour le groupe : « Nous sommes un peu joueurs et on s’amuse beaucoup. L’alchimie a pris entre nous et on travaille avec intuition, envie et amusement. C’est très enfantin, on est un peu comme ‘de petits chatons’. Notre processus créatif est bordélique. Nous partons de l’improvisation d’un morceau. À la fin, un autre le poursuit, on se cale tous dessus et au bout de deux minutes trente, soit ça nous plait et on a un nouveau morceau pour notre répertoire sur lequel on continue à travailler, soit on arrête. On a déjà écrit plein de morceaux qu’on souhaite jouer en Live pour les confronter à la scène et au public avant d’aller en studio pour notre premier album (un premier EP intitulé Time for a rethink est sorti en décembre 2020, ndlr). »

Ici, les paroles en langue de Shakespeare remplissent leur rôle musical, détachées de leur simple signification : « L’anglais fonctionne bien avec notre musique qui ne se veut pas trop intello. Comme je maîtrise mal l’anglais, c’est de la ‘maçonnerie’, c’est brut, je vais à l’essentiel, et c’est plus rigolo ! ». Énergiques, elles sont l’accent sur le E d’être.

La crise sanitaire n’a pas eu d’incidence négative – au contraire – sur le processus créatif de Serpent. « Même si c’est frustrant de ne pas se confronter au public, il y a quelque chose à tirer de cette frustration. On a partagé ça avec tout le reste de l’humanité. On a donc tous le droit d’être contents de reprendre les concerts. »

Pour l’avenir, Serpent se verrait peut-être bien « explorer de nouvelles choses et de nouveaux instruments ». Toujours en mouvement, il glisse vers de nouvelles perspectives, sans s’arrêter, hors d’un monde anxiogène et troublé qu’il est grand temps de repenser. Derrière les nuages noirs, le ciel est toujours bleu.

La Magnifique Society
25-26-27 juin 2021
Parc de Champagne, Reims
lamagnifiquesociety.com
IG : @lamagnifiquesociety

Sensuelle porcelaine, Dans l’atelier de Sophie Masson

Reconvertie comme faiseuse de porcelaine, le rapport que nourrit Sophie Masson avec la matière est d’abord sensuel… C’est le contact avec la terre, les sensations qui passent sous les doigts, c’est sentir la résistance de la pâte encore humide contre la paume des mains lorsqu’elle la « tourne ». C’est ce toucher poreux après cuisson, lisse après émaillage. C’est regarder, d’abord, la porcelaine avec ses mains.

Celle-ci et pas une autre. De toutes les matières auxquelles a pu s’essayer Sophie Masson, c’est la porcelaine qui était faite pour ses mains. Un toucher particulier, une douceur à manipuler qui l’a fait s’éprendre de cette sensualité blanc cassé. « J’adore sa transparence, elle est très agréable à travailler. Il y a un rapport, un contact qui est vraiment très plaisant. Elle prend la chaleur, la lumière, elle fascine à chaque étape de la conception, et en découle un rendu toujours raffiné » explique Sophie Masson. Un dialogue charnel, dénué d’aspérité, qui s’est installé entre l’artiste et sa matière, donnant naissance à des créations d’une simplicité et d’une pureté apparentes dans son atelier de Roubaix.

Liberté d’expression
« Je laisse vivre la porcelaine, je la laisse s’exprimer. » Il existe de nombreuses façons de la travailler, et elle requiert une grande dextérité pour aboutir à ce que l’on recherche. Sophie Masson se détache de toute idée de perfection pour développer une nouvelle expression, un style libre. Si elle produit des formes très simples, un bol, une assiette ou des tasses, c’est lors de la cuisson qu’elles se révèlent et deviennent uniques. Leur donnant une impulsion avant de les mettre au four, elle va insuffler le mouvement dont la porcelaine va se saisir pour s’épanouir. Elle lui apporte un relief sans la contraindre.

Le but est d’apporter une vibration à l’ensemble, à la table dressée. « Le fait que chaque assiette rayonne donne une énergie à la composition. Je cherche quelque chose de sensible. » Ce n’est pas uniquement un empilement d’accessoires figés une fois le service disposé, mais un effet choral où chaque élément entre en communication avec les autres. « Je veux que toutes les pièces de toutes les collections puissent aller ensemble. » De cette manière, la créatrice va pouvoir ponctuer la table selon le rythme qu’elle souhaite donner.

Humer l’air du temps
À l’origine styliste de mode, Sophie Masson s’est initiée à la porcelaine il y a longtemps. Lorsqu’elle vivait à Paris, sa première rencontre avec la matière s’est faite dans le cadre des cours de la mairie, en décoration sur porcelaine. Un premier contact qu’elle ne perdra jamais, la travaillant en marge de son activité professionnelle. Au moment de la fermeture de l’entreprise où elle exerçait, c’est donc naturellement qu’elle s’est dirigée vers ce nouveau défi. Désireuse d’aller plus loin dans sa démarche, elle suit des cours à Limoges. Souhaitant donner vie à un autre modèle de porcelaine, moins conventionnel, elle s’émancipe du carcan académique depuis 2016 pour affirmer une patte qui lui est propre.

Sa carrière de styliste derrière elle, elle observera cependant plusieurs similitudes entre les deux secteurs. Celle tout d’abord « d’humer l’air du temps » précise-t-elle, d’être à l’affût de ce qui se fait, mais appliqué à l’art de la table et non aux vêtements. Alternant entre les nouveautés et le traditionnel, elle trouve l’inspiration aussi bien dans les expositions contemporaines que dans les institutions classiques comme le musée de Sèvres. La porcelaine a ce charme de l’ambivalence, un intemporel qui s’adapte aux tendances. Très instinctive, c’est au gré des balades que l’artiste va pouvoir glaner des idées, mais surtout auprès de ses clients. « J’aime le rapport avec les gens. La création se fait au fur et à mesure des demandes. Le client va m’amener vers d’autres mondes. » Donnant ainsi raison à l’adage qui nous rappelle que de la contrainte nait la création.

Plus que ses commandes, c’est aussi par des partenariats avec des marques ou par des collaborations entre artistes que Sophie Masson va pouvoir déployer son univers. Artisans du cuir, du bois, des mots, les formes d’inventivité se croisent, comme dans la collection « Habanera & Puntilla » où les motifs dentelés de Sophie Bøhrt viennent border ses pièces habituellement immaculées.
Sur son blog, la céramiste invite également de jeunes plumes de talent à s’exprimer autour de la porcelaine pour mettre en lumière les dimensions poétiques du matériau. Un maillage permanent entre diverses expressions d’arts et de savoir-faire qui imprègnent le travail de Sophie Masson et dont sa porcelaine reflète l’éclat.

Maisonjaune Studio, Le blond est une matière

Depuis plus de 20 ans, les rémois de Maisonjaune Studio, tracent un sillon singulier dans l’univers de la déco avec pour fil conducteur la chaleur, la lumière, la blondeur…

On entre dans une belle maison ancienne de Reims. « Une des quelques – une poignée – restées debout après les bombardements de la Première guerre mondiale » précise la maîtresse des lieux. Pas une demeure bourgeoise, ni un de ces fameux « particuliers rémois » (des maisons de ville tout en longueur), plutôt une maison d’apparence extérieure assez brute, qui porte son âge, dans les 200 ans sans doute, sans fards, mais avec la sérénité tranquille de celle qui résiste au temps. À l’intérieur, on est frappé par la façon dont il a été donné à la rusticité simple des matériaux, une élégance, une chaleur, un velouté, qui ont sans doute beaucoup à voir avec une certaine idée du confort. Rien d’ostensible, même si l’on se doute que l’emploi de matériaux ou d’aménagements de qualité a un coût, mais un sentiment d’harmonie évident. Partout des meubles ou des objets qui semblent avoir vécu 1000 vies, du bois clair, du blond, du rotin, quelques couleurs sourdes : ocre, bleu marine, le vieux rouge des tomettes…  Apparemment une pure déco de « magazine », pas un interrupteur ne semble avoir été choisi au hasard, mais à la différence des images glacées, tout ici respire la vie, on sent que cette maison – de famille – est habitée. À tous les sens du terme.

Nous sommes chez Élodie et Julien Régnier, les fondateurs de Maison Jaune Studio, le nom sous lequel ils réunissent leurs activités d’antiquaires, de quelque chose qui ressemble à « directeurs artistiques d’espace », et, depuis peu, d’éditeurs de mobilier.

Julien c’est l’enfant de la balle. Il a traîné ses guêtres avec ses parents, eux-mêmes antiquaires, et, plus tard, travaillé avec eux. Pour lui, « la chine » est clairement une seconde nature. Après un an aux beaux-arts, et des envies foisonnantes de jeune homme dans les domaines de la scénographie, de la musique, des arts, il est rattrapé par l’atavisme familial. Il est vrai que, d’un billet d’argent de poche attrapé entre 2 ventes, à une activité quasi professionnelle capable de nourrir son homme, il n’y a qu’un – tout petit – pas pour ce marchand né. Et surtout, il a du pif. L’instinct très sur. Pas d’intellectualisation du propos : du feeling. Il saura sentir le potentiel des objets, les recontextualiser, leur faire montrer un visage de beauté qui se cachait. Trajectoire finalement moins rectiligne pour la juriste Élodie qui s’est d’abord destinée au droit de l’urbanisme, avant de rencontrer Julien et de switcher complètement vers ce qui n’était qu’un loisir : les objets, la déco, la chine…

La lampe "Parme"
Le miroir "Dune"

Ils fondent ensemble leur première société EJ Régnier en 1999 avec très vite une boutique au Marché Paul Bert (aux puces de Saint-Ouen), la plaque tournante de tout ce qui fait le monde des antiquités de l’époque. « C’était un peu le pré-google des objets anciens » ajoute Julien. Si une question se posait à propos d’un objet, beaucoup de réponses pouvaient se trouver à Paul Bert. Et surtout c’est là que tout  s’achetait et se vendait. Ça reste aujourd’hui encore un lieu d’échange très important, sans doute majeur, mais internet est passé par là.

Ils ont déjà une patte. Et vendent des objets qui s’inscrivent dans un univers très lisible, composé de meubles d’inspiration pré-industrielle, d’éléments de décor de jardin XVIIIe surdimensionnés, de pièces d’art contemporain associées à des portraits classiques… Ça s’inscrit dans les tendances de l’époque (la vague industrielle) mais avec beaucoup de distance, de personnalité et de caractère. Rentrer dans leur appartement de l’époque est un vrai petit dépaysement et la personnalité plutôt rock & roll des deux hôtes ajoute encore un peu de saveur au voyage.

Les professionnels ne s’y trompent pas et leur business, qui fonctionne beaucoup avec des galeries étrangères et notamment américaines tourne très bien jusqu’à… un certain 11 septembre 2001. Gros coup d’arrêt et reconstruction jusqu’à la crise de 2008 qui marque un deuxième coup dur à encaisser. Cette fois, il faut se remettre en question plus fondamentalement. Un travail dans lequel Élodie jouera un rôle moteur et structurant à côté de Julien, plus artiste : il ne faut plus seulement vendre des objets, mais vendre une vision, un univers.

Chez Élodie et Julien Régnier

Ils sentent aussi que la composition chimique de l’air du temps se modifie et ils commencent à s’intéresser à du mobilier plus récent : années 40 à 60, avec quelques incursions dans les seventies. Il faut dire que l’âge des objets ou leur appartenance à un mouvement, est devenu moins leur sujet que son intégration à un univers qui se dessine de plus en plus clairement. C’est le moment où commencent à apparaître dans leur boutique du mobilier fait des matériaux qui les identifient aujourd’hui : le laiton, le rotin, le velours clair, le blanc cassé, le biscuit blanc, la peau de mouton, le clair, le chaud, la blondeur, le soleil, l’été… Cette vision trouve l’occasion de se déployer dans des conditions idéales en 2010 quand ils investissent la boutique qu’ils occupent aujourd’hui. Située dans une artère très passante du marché Paul Bert, c’est, non plus seulement un simple stand, mais, une véritable petite maison. Jaune.

Changement d’échelle et création d’une nouvelle société : on passe de EJ Régnier à Maisonjaune Studio. Un mouvement qui coïncide avec l’affirmation de leur style, qui commence à susciter des collaborations d’un genre nouveau. Si on recherche toujours chez eux ces trouvailles qui font leur patte, on les sollicite désormais pour adapter ces objets à un lieu, à les faire coïncider avec d’autres meubles, à rendre un ensemble cohérent, voire, à créer de toutes pièces un objet qui sera le chainon manquant entre du mobilier vintage et la vie d’une famille. Petit à petit, ils apprennent ce nouveau métier et à déployer une direction artistique, qui, toujours, s’inscrit dans le réel. Des espaces faits pour qu’on y vive.

Ils réalisent vite que certains objets qu’ils ont créés pour un lieu précis peuvent aussi vivre ailleurs et autrement, et décident de les reproduire à plusieurs exemplaires – les voici devenus éditeurs. Le premier – on est en 2017 – sera leur miroir « Dune » très reconnaissable avec ses formes ovales king size entrelacées et ses boiseries en rotin. Il sera suivi des lampes « Parme » et « Rome », du tabouret « Delta » avec son piètement triangulaire en métal, de la lampe « Flamme » et son pied en biscuit qui fait penser à un ananas… Le catalogue des éditions Maisonjaune Studio compte aujourd’hui une dizaine de pièces qui vivent leur vie et sont devenues une vraie réalité dans leur fonctionnement économique.

Stand Maisonjaune Studio au PAD.
Restaurant Lexperience à Reims.
Au coeur de leur boutique du marché Paul Bert.

Ces activités d’édition ont sans nul doute conforté l’assurance de la qualité de leur regard. Et ils se voient depuis 2018 confier l’aménagement complet de lieux comme les restaurants Lexperience ou Le Lion de Belfort à Reims pour lesquels ils ont contribué à quasiment tous les échelons nécessitant une direction artistique, du design des meubles à la bande son… Ils ont également participé à la création du restaurant Sacré Burger, devenu un incontournable de la vie rémoise.

D’autres projets sont en cours, et ces deux-là continueront à les mener à leur façon. Avec eux on est loin des cabinets très techniques, des projections 3D, des plans ultra-millimétrés. Il est avant tout question de feeling, d’empirisme, de ressenti. Et en place d’une précision informatisée, ils auraient plutôt tendance à proposer une… bonne dose de charme. Un de leurs meilleurs atouts, porté au rang d’argument économique, tant il participe de leur personnage.

Et ça continue. Le duo vient d’éditer un canapé onctueux en deux parties. Il sera présent aux prochains salons PAD, qui réunit la crème de la crème des antiquaires, à Londres et à Paris. Et surtout, il ouvre une nouvelle boutique rue de Seine, dans le saint des saints du quartier des antiquaires. Difficile de ne pas y voir une forme d’aboutissement, pour le gamin qui traînait avec son père les petits matins de déballage, et, à quelques distances de là, l’étudiante sage en quête d’une vie qui vaille le coup d’être vécue.

Élodie, Julien, et leur canapé "Isola".

Maisonjaune Studio
Marché Paul Bert
Stand 145, Allée 3
96, rue des Rosiers
93400 Saint Ouen
+
42, rue de Seine
75006 PARIS

maisonjaunestudio.com
instagram.com/maisonjaunestudio

Éditions de parfums Frédéric Malle : Parfumerie d’auteurs, histoire d’une idée.

Réaliser des parfums signés des noms de leurs créateurs, au même titre que les noms d’auteurs figurent sur les livres ; cette idée c’est celle de Frédéric Malle en l’an 2000 lorsqu’il crée les Éditions de Parfums Fréderic Malle après 15 années d’expérience dans le milieu de la parfumerie en tant que consultant-évaluateur (d’abord au sein de la société Roure puis à son compte, au service des marques).
Alors que dans les années 90 les parfums subissent un véritable lissage marketing pour répondre aux tendances grand public, Fréderic Malle, ayant baigné dans le parfum depuis sa prime jeunesse (fils de l’ancienne directrice artistique et petit-fils du fondateur des Parfums Christian Dior), a fait le choix opposé du produit d’exception. Ouvrant la voie à une parfumerie plus libre et créative, Frédéric Malle veut replacer le parfum à l’endroit qui lui semble juste : celui d’une œuvre.

Mais l’idée va plus loin que la simple mention sur l’étiquette du créateur de la fragrance, pas question de revendiquer une signature si on ne lui laisse pas une totale liberté pour exprimer ce qu’elle a dans le ventre. Alors, cette liberté, Frédéric Malle l’accorde à ses parfumeurs qui trouvent ainsi chez lui une maison où exprimer la singularité de leur écriture. Ils savent qu’ici ils seront compris et surtout, encouragés dans le déploiement sans limite de leur imaginaire intime. « Ce que j’aime dans mon métier c’est pousser chaque parfumeur à être le plus lui-même possible » affirme l’éditeur.

Boutique au 37 rue de Grenelle, Paris 7ème
Flacon en édition limitée pour les 20 ans de la marque (2020)
Boutique au 37 rue de Grenelle, Paris 7ème. Imaginée avec Andrée Putman.

Dans le processus de création ils sont donc deux : le compositeur du parfum et Frédéric Malle. Ensemble, ils imaginent, conçoivent, retouchent la création en se stimulant l’un l’autre. Frédéric Malle n’a pas recours à un quelconque brief marketing, les parfums naissent à partir de ses envies, de ses idées, ou de celles du parfumeur. Il ne fixe pas de contrainte de temps, ni de prix, les essences les plus rares peuvent être utilisées. À titre d’exemple, le prix du flacon de 100ML de The Night signé Dominique Ropion, contenant du oud naturel, du safran et de la rose turque s’élève à 1150€. Mais c’est un cas exceptionnel, les autres créations sont plus abordables.

« Aujourd’hui les marques ont quelques secondes pour convaincre, expliquait le parfumeur Maurice Roucel à l’occasion du Perfume Summit pour les 20 ans de la marque. Cela ne permet pas au client de prendre le temps de laisser vivre et évoluer le parfum. On va donc tout axer sur les notes de tête [celles que l’on sent de prime abord mais qui résistent peu sur la durée, ndlr], alors que le parfum est là pour vivre avec celui qui le porte et le nimber d’une aura tout au long de la journée. », déplore Maurice Roucel qui a trouvé chez Frédéric Malle quelqu’un en mesure de comprendre ses intentions créatives, même lorsqu’elles sont clivantes.  On comprend alors qu’il fut question au départ de nommer la marque « Le Salon des Refusés ». Le choix s’est finalement porté sur la notion d’« éditions » car le rôle de Frédéric Malle est bien celui d’un accoucheur d’œuvres. Il entretient une relation d’accompagnant similaire à celle de l’éditeur de livres auprès de ses auteurs.

Alors qui sont les nez de la maison ? Quelques pontes de la parfumerie contemporaine. Nous avons déjà cité Dominique Ropion (L’Homme d’YSL, Alien de Thierry Mugler…) et Maurice Roucel (24 Faubourg d’Hermès, Kenzo Air…), mais il y a aussi Jean-Claude Ellena (nez exclusif des parfums Hermès de 2004 à 2016), Pierre Bourdon (Féminité du Bois de Serge Lutens, Dolce Vita de Dior…), Olivia Giacobetti (nombreux parfums créés pour l’Artisan Parfumeur et Diptyque…) et bien d’autres talents, dont le bagage les rend suffisamment confiants pour accepter de figurer en tête d’affiche d’un parfum. Car le nom sur le flacon est une consécration autant qu’un risque : celui de faire reposer une partie de sa réputation sur une création qu’on est censé assumer de bout en bout, puisqu’on l’a imaginée sans contraintes extérieures, qu’à partir de soi-même.

Parmi les parfums de la marque, Portrait of a Lady est certainement le plus emblématique, et le plus connu. Avec Portrait of Lady, Frédéric Malle et Dominique Ropion ont marqué leurs pairs en réalisant une fragrance novatrice malgré un thème déjà très abordé : la rose en majeur. Aux prémices de ce parfum, l’envie de Frédéric Malle de faire quelque chose à partir de l’Eau de Botot, un bain de bouche qu’utilisait son père. C’est l’embryon qui donnera une œuvre intéressante. Ensemble, ils ont extrait le côté frais, épicé et le benjoin caractéristiques de l’Eau de Botot pour créer une base de parfum pour homme. À cette base, ils ont ajouté du santal et de la rose pour complexifier l’odeur « un peu simple ». Cela a donné naissance au parfum Géranium pour Monsieur. Et c’est à partir de ce masculin que Portrait of Lady a été créé, en isolant tout ce qui constitue le fond chaud de la fragrance pour homme, et le relevant d’un « énorme paquet de roses » – les deux hommes ayant été inspirés par l’aspect rose confite de Nahéma de Guerlain (1979), un parfum légendaire.

Frédéric Malle & Dominique Ropion © Brigitte Lacombe

Pour aller de pair avec son concept, à savoir « remettre le parfum au centre de la conversation », Frédéric Malle a développé un flacon neutre, simplifié à l’extrême, et revendique l’absence de marketing, d’égérie et de grands lancements de produits. De cette façon le budget dépensé par les concurrents en habillage du parfum est ici fléché vers la fragrance elle-même. Mais la marque ne néglige pas pour autant son image, elle est finement travaillée. Frédéric Malle sait raconter des histoires, celle de ses parfums, mais aussi la sienne. Frédéric Malle est un esthète et il en joue. Il y a autour de la marque le storytelling d’un parisianisme bourgeois avec son lot de nonchalance, très vendeur aux yeux d’une clientèle sensible à cette forme d’élitisme et qui, par quelques gouttes de liquide estampillé EPFM*, espère pouvoir s’accaparer un peu de l’aura du fondateur. D’ailleurs, l’ensemble de la direction artistique de la marque renvoie les codes d’appartenance au beau monde : forme Bauhaus du flacon dont l’anecdote veut que ce soit Irving Penn lui-même qui en ait soufflé l’idée ; typographie de la marque élaborée par Patrick Li (directeur artistique au T Magazine du New York Times) ; conception des boutiques par les « amis » architectes de Frédéric Malle – ou Frédéric Malle lui-même ; illustres collaborations artistiques (Dries Van Noten, Alber Elbaz…) ;  réalisation d’un Beau livre de 240 pages édité chez Rizzoli pour les 20 ans de la marque ; égrainage de références culturelles sur le compte Instagram…

Croquis du flacon par Frédéric Malle
Ed. de Parfums Frédéric Malle, "Les Vingt Premières Années", édité chez Rizzoli NY

Le goût de Frédéric Malle pour les formes artistiques est incontestable, et c’est ce qu’il souhaite transmettre à travers chaque aspect de sa marque ; une identité bien ficelée qui sert d’écrin à son geste créatif, initié il y a plus de 20 ans.
Ayant à cœur de donner aux parfumeurs la possibilité de créer quelque chose de beau et d’innovant dans le but de faire avancer le métier, il a défini ses propres codes pour élever la parfumerie à la hauteur de son estime pour elle. Il aura finalement apporté de la lumière à une époque où la parfumerie en avait besoin, pour rester libre, inventive et profondément singulière.

* Éditions de Parfums Frédéric Malle

Frédéric Malle © Brigitte Lacombe

Les éditions Louis Vuitton, Le goût du bel ouvrage

De la bagagerie à l’édition, le rapprochement ne semblait pas évident et pourtant les indices ne manquaient pas : boîte écritoire, malle bibliothèque, boîte pour machine à écrire et une clientèle qui ne compte pas moins que Ernest Hemingway. Nous revenons sur l’histoire et les particularités des éditions Louis Vuitton.

Gaston Vuitton (1883-1970), le petit-fils de Louis, fut un fervent bibliophile. Il parvient à concilier sa passion avec la firme familiale allant jusqu’à ouvrir un salon de lecture dans le plus prestigieux magasin de la maison Louis Vuitton, sur les Champs-Élysées. En 1998, est édité par le malletier le premier coffret de guides de voyage des villes d’Europe. On ne parle pas encore de maison d’édition mais l’ambition est déjà de partager une vision de ce que peut-être le voyage. D’apparence étonnamment modestes mais néanmoins élégants, ces livrets seront réédités de façon épisodique. Très peu illustrés, il s’agit d’une véritable narration offrant, au-delà des adresses, un foisonnement d’histoires et d’anecdotes.

La maison d’édition Louis Vuitton en tant que telle apparaît en 2010 à l’initiative de son actuel directeur, Julien Guerrier. Cette maison d’édition est la première, et l’unique, dans l’univers des maisons de luxe. Nous avons donc souhaité aborder avec Julien Guerrier le développement de cette entité originale.

« Je voulais qu’on ouvre les territoires et qu’on aille au-delà des villes […] J’ai commencé par faire évoluer le City Guide. On a travaillé une nouvelle formule éditoriale tout en gardant ses fondamentaux. Un nouveau format, des villes non plus seulement d’Europe mais des cinq continents avec une charte graphique très identitaire pour que nos guides ne ressemblent à aucun autre et qu’ils permettent de percevoir tout ce qui fait le luxe et le goût de l’art de vivre à la française. » Les ouvrages deviennent disponibles en librairie et rapidement l’engagement artistique de Julien Guerrier transparaît dans le développement de la maison d’édition. Il fait appel au collectif de photographes Tendance Floue pour illustrer de manière singulière les City Guides Louis Vuitton et crée deux nouvelles collections : Travel Book et Fashion Eye. « Je souhaitais une dimension artistique en écho à toutes les collaborations artistiques initiées par Marc Jacobs*. »

À contre-pied du très littéraire City Guide, le Travel Book des éditions Louis Vuitton est une collection de carnets de dessins. Chaque ouvrage guide le lecteur dans un voyage pictural à travers le regard subjectif d’un artiste à qui la destination est étrangère. Ces livres de commande, confiés à des artistes de renom autant qu’à de jeunes talents, racontent les villes, leurs architectures, les rencontres et les vies qui s’y déploient. Des itinérances qui inspirent des commentaires parfois affectueux, satiriques ou pittoresques transmis par le dessin, la peinture, le collage, l’illustration et les mangas. La maison d’édition ne pose aucune limite à la technique créative : « Le prochain pourrait faire appel aux codes du jeu vidéo », imagine Julien Guerrier.

Ces commandes ont conduit Chéri Samba à Paris ou Jean-Philippe Delhomme à New-York. On découvre aussi le travail onirique de Daniel Arsham sur l’île de Pâques tandis que l’illustratrice jeunesse Natsko Seki dresse un portrait haut en couleur de la capitale britannique. Et prochainement, se croiseront les regards de l’illustrateur François Schuiten et de l’écrivain voyageur Sylvain Tesson dans un très bel ouvrage consacré à la planète Mars. Chaque édition est une surprise visuelle et culturelle. « C’est un gros investissement personnel pour l’artiste qui doit produire 120 dessins », précise Julien Guerrier.

Les œuvres originales nées de ces voyages font parfois l’objet d’une démarche d’acquisition de la part de la maison Louis Vuitton. Elles intègrent ainsi le fonds d’œuvres d’artistes contemporains que constitue le malletier. En effet, Julien Guerrier s’engage au-delà du livre. Une attention particulière est apportée à l’objet physique, mais l’expérience se poursuit sur mobile avec des applications ou dans les musées. « Nous sommes attachés à présenter les artistes en galerie et dans des institutions, comme récemment au musée d’art moderne de Mexico ou le Pearl Art Museum de Shanghai. »

La ligne éditoriale des éditions Louis Vuitton ne comporte aucune hiérarchie entre les arts. La photographie, langage par excellence du monde du luxe, n’est donc pas négligée. Elle est mise à l’honneur à travers la collection Fashion Eye où chaque album donne à voir une ville, une région ou un pays à travers l’œil d’un photographe de mode. « Il existait déjà un rapport historique entre la maison Louis Vuitton et la photographie qu’il était intéressant de développer dans l’édition », affirme Julien Guerrier.

Effectivement, on se souvient des publicités Louis Vuitton produites par le photographe Jean Larivière, ou en collaboration avec Annie Leibovitz, qui déjà contribuaient à alimenter l’imaginaire du voyage, leurs photographies ne se concentrant pas seulement sur le bagage mais aussi sur le voyage et son voyageur.

Les albums photographiques de la collection Fashion Eye explorent ces rêves d’évasion avec, à nouveau, le parti pris éditorial de mêler talents émergents et photographes de renom. Par ailleurs, les éditions veillent à alterner les archives méconnues et les œuvres contemporaines. Ainsi, « Normandie » – avec la collaboration du musée Nicéphore Niépce – présente l’œuvre de Jean Moral (1935) au cœur du mythique paquebot du même nom tandis que le travail de Mayumi Hosokura expose avec finesse un Kyoto d’aujourd’hui méconnu et silencieux, loin du tourisme et des bruits de la ville. Qu’il s’agisse des City Guides, des Travel Books ou des Fashion Eyes, chaque édition est une expérience et un voyage qui s’explore au-delà du livre objet. Il peut s’agir d’éditions limitées, d’expositions, d’applications (application Louis Vuitton City Guide), de reportages vidéo…

« Je ne souhaite pas multiplier les livres sur tous les sujets, j’ai toujours été très clair là-dessus. On fait peu mais bien, de vrais livres avec une vraie ligne éditoriale. […] Les plus beaux livres de marque sont ceux qui ont du sens, une contribution éditoriale d’auteur, de photographe, de peintre… Les lecteurs ne s’y trompent pas. Prenez l’exemple de ‘L’allure de Chanel’ de Paul Morand : l’ouvrage raconte la vie de Chanel mais c’est aussi l’œuvre d’un grand romancier » souligne Julien Guerrier.

Afin de déployer une réelle démarche d’éditeur, les éditions Louis Vuitton ont été développées indépendamment de tous les autres services de la maison de luxe. Chaque ouvrage réunit une nouvelle équipe de rédacteurs et d’artistes orchestrés par Julien Guerrier autour d’un noyau dur de quelques personnes. Avec une ligne éditoriale très affirmée et un profond engagement pour le croisement des arts, les éditions Louis Vuitton se révèlent décidément une cellule étonnante au cœur d’une grande machinerie du luxe.

* Directeur artistique des collections Louis Vuitton de 1997 à 2013

Balthazar : « On est encore très naïfs et c’est important pour faire de la musique. »

Balthazar est un groupe de pop originaire de Courtrai (Belgique), fondé en 2004. Composé de Maarten Devoldere (chant, guitare, clavier), Jinte Deprez (chant, guitare, violon), Patricia Vanneste (violon, synthé, chant), Simon Casier (basse, chant) et Christophe Claes (batterie), le groupe produit un son reconnaissable par l’utilisation du violon mêlé au synthétiseur. Process a rencontré Balthazar autour d’une bière belge à l’occasion de son live lors de l’édition 2021 du Festival Face B (Cabaret Vert) « Still A Live ».

Comment êtes-vous tombés dans la musique ?
Jinte : J’ai suivi un parcours cliché et pas super rock n’roll. Enfant, je suis passé par une école de musique où j’ai appris le violon.

Maarten : De mon côté, j’ai accédé à la pratique musicale en autodidacte. Mon grand frère jouait de la guitare et il m’a appris quelques accords, puis j’ai commencé à écrire des chansons.

À la fondation de Balthazar, quelles étaient vos aspirations artistiques ?
M : Au départ, Jinte et moi jouions dans la rue, dans la même ville, mais nous ne nous connaissions pas car on jouait dans des quartiers différents. Puis nous nous sommes rencontrés à l’occasion de performances et nous nous sommes rendu compte que nous jouions, chacun de notre côté, de jolies chansons en boucle et que cela devenait ennuyeux. Nous nous sommes donc réunis, ce qui nous a donné d’emblée six chansons, et était plus amusant ! Toutefois, quand on a commencé le groupe, notre but ultime dans la vie était de jouer dans les bars locaux et de vivre de notre musique. On ne pensait pas qu’on se retrouverait à jouer sur de grandes scènes et dans les festivals.

J : On était très jeunes au commencement de Balthazar. Même avec le recul on ne réalise toujours pas complètement notre parcours. Par chance, on est encore très naïfs et c’est important pour faire de la musique.

Avez-vous des maîtres à penser en matière de musique pop ?
M : Nous aimons la musique des 60’s-70’s, notamment John Lennon, Serge Gainsbourg et le Velvet Underground. Nous sommes également inspirés par beaucoup de choses, et on ne choisit pas toujours ses influences… La moindre petite chanson (même particulièrement médiocre) qui passe à la radio peut rester dans nos têtes et on peut en faire quelque chose.

Par quelles étapes passez-vous pour composer votre musique ?
J : Nous composons à deux avec Maarten. Nous écrivons tous les deux les textes et la musique, sans division des tâches. C’est un travail solitaire au départ, car nous travaillons chacun de notre côté jusqu’au point où nous échangeons sur les mélodies et les paroles de chacun. On peut dire qu’on écrit chacun une chanson que nous combinons ensuite en une seule. En fin de processus, nous mixons nos idées, puis les autres membres de Balthazar apportent leur point de vue au moment de l’enregistrement et ça devient une création de groupe.

M : Nous composons énormément de musique et aujourd’hui nous avons une importante bibliothèque de sons avec laquelle nous pouvons faire un album et laisser la magie opérer. D’une certaine manière, nous sommes tous le producteur de l’autre quand il s’agit d’écrire des chansons et ça finit toujours par apporter quelque chose d’inattendu. Parfois on part des arrangements, parfois d’un riff de guitare, parfois on donne toute liberté au reste du groupe, et c’est ce qui est passionnant, après cinq albums, de pouvoir expérimenter et découvrir tout en sachant d’expérience ce qui fonctionne bien ou pas pour nous.

J : Un album est d’une certaine manière une collection de morceaux interdépendants. Ils apportent à chacun un contexte et une dimension qu’ils n’auraient pas seuls. Comme je le disais, c’est une création de groupe en fin de processus, en studio. Or, pour Sand, notre dernier album, on a dû improviser du fait de la crise sanitaire, car nous ne pouvions pas jouer avec l’ensemble du groupe en studio comme nous l’avions imaginé à l’origine. On a donc a dû finir l’album d’une drôle de manière, avec une formation moins « live », en utilisant des rythmes électroniques et beaucoup plus de synthétiseurs puisque nous ne pouvions pas tous être présents lors des enregistrements. D’un coup, l’album a été radicalement différent de ce que nous imaginions lors de son écriture, et ce fut une belle surprise !

De quelle manière testez-vous les nouveaux morceaux ?
J : On ne sollicite pas d’opinion extérieure, sauf parfois quelques amis, car si on aime vraiment un morceau tous les deux avec Maarten (ce qui est assez rare) c’est qu’il doit être suffisamment bon pour figurer dans l’album.

Vous travaillez beaucoup les morceaux entre la version album et la version live ?
J : Une fois qu’on a enregistré l’album et qu’on se met en répétition, on sent très vite si certaines mélodies sonnent mieux avec tel instrument plutôt qu’un autre, même si cela a été enregistré autrement. On aime expérimenter sur la durée de certaines mélodies et sur la répartition des rôles. On aime également ajouter quelques détails assez subtils… En tout cas, ce n’est pas une copie conforme de l’album.

Comment et avec qui travaillez-vous sur vos pochettes d’album ?
J : On a plusieurs approches. Pour la dernière, on avait vu une photographie sur Internet, on ne savait pas ce que c’était ou ce qu’elle représentait, mais on aimait beaucoup l’effet catchy de l’image. On a cherché à en savoir plus sur l’artiste, une sculptrice néerlandaise, et on lui a demandé si on pouvait utiliser l’image de son œuvre car elle était raccord avec le message de notre album Sand.

M : On n’a pas comme Radiohead un ami qui fait toutes nos pochettes, mais on a plein d’amis photographes. Ainsi, pour Rats par exemple, on avait demandé à un ami photographe si on pouvait utiliser sa photo.

Comment avez-vous vécu l’arrêt des concerts à cause de la crise sanitaire et quelles sont vos émotions en retrouvant le public ?
J : C’était bizarre de sortir un album en janvier / février sans pouvoir voir en live la réaction du public. Et maintenant ça reprend avec cet album groovy et fait pour le live qui est parfait à jouer en festival.

M : On est très heureux de reprendre les concerts. C’est très bizarre, c’est comme se réveiller d’un coma, et d’être de nouveau vivant. On était depuis 10 ans habitués à être toujours en tournée et c’était notre vie. Soudain, on s’est retrouvés bloqués à la maison durant un an et demi. Alors aujourd’hui, on mesure encore plus notre chance de pouvoir jouer en live et on ne prend pas ça pour acquis !

Avez-vous une anecdote à nous raconter à propos d’un de vos concerts ?
M : Lors d’un concert en Afrique du Sud nous avions une scène installée sur un lac. Il y avait de l’eau entre nous et le public. La scène s’est effondrée et Simon, notre bassiste, est tombé à l’eau avec sa basse. Après une demi-heure d’efforts, nous avons enfin pu repêcher la basse. Elle était abimée mais elle fonctionnait encore, et, chose étonnante, elle avait un son incroyable, superbe ! Nous avons ensuite enregistré tous les morceaux des albums suivants avec cette basse, dont le son a été magnifiquement transformé par l’eau. Alors nous la chérissons et avons maintenant une assurance pour cette basse qui fait notre son unique. Si nous la perdions, nous serions très mal !

balthazarband.be
instagram.com/balthazarband

La Magnifique Society 2021, Retour sur le tapis vert

Ici, nous ne vous parlerons pas de Baccara ou de Craps. Point non plus d’agent de sa majesté en Black tie. Nous vous parlerons de festival, plus précisément d’un festival bucolique et urbain, une parenthèse magnifique, une société du partage et de rencontres. Partage de sensations, rencontre avec de nouvelles esthétiques musicales. Une bouffée d’air pur après plusieurs mois de quasi-mort sociale pour beaucoup.

Même assis sur des chaises autour de tables à l’heure du thé pour écouter pop, rock, rap ou électro, cette 4ème édition bis va permettre au public de ressentir à nouveau le frisson des concerts en live, en leur temps présent, avec une grande pensée pour leurs ainés d’âge avancé cloués sur une chaise.

© Joel Dera Photographies, Les Musicovores

Alors, suspendons le temps, tentons de vivre une sorte d’idéal éphémère de beautiful société au public nyctalope et masqué, en quelques heures, quelques jours, fait de musique, de paix et d’amour…

Pour vous mettre l’eau à la bouche en ces quelques lignes, la Magnifique Society 2021 sous sa version revisitée intitulée « Extra Life » accueillera une vingtaine d’artistes, dont, le 25 juin, la chanteuse Pomme, victoire de la Musique 2021 et Yuksek qui, après la sortie de son dernier album Nosso Ritmo en 2020, dans lequel il clame son amour du Brésil et des synthés, offre un début d’année 2021 plutôt prolifique avec notamment la signature de la BO de la série à succès « En thérapie » et la sortie de l’album de son nouveau side-projet Destiino où le pseudonyme Yuksek ne figure pas. Le 26 juin, ce sont Vladimir Cauchemar, au masque précurseur et peu avare de pipeau qui enflammera avec son électro percutante et entêtante et son skull smile les tablées de l’Evénement Hyper Particulier Artistique et Démoniaque qu’offrira la « nuit » festivalière de 2021. Le même jour, Philippe Katerine pourra imaginairement s’adonner à son adoration de regarder les gens danser, Sébastien Tellier nous délectera encore de ses inspirations de poésie électronique et Serpent, néo groupe pop avec Lescop à la voix, s’adressera au corps des gens – ou plutôt à leur esprit – pour ce live entablé.

© Darkroom, C.Caron
© Darkroom

Pour clôturer cette édition un peu « spéciale » la Magnifique Society invite le 27 juin Catherine Ringer, icone de la pop française, qui reprend les titres des Rita Mitsouko, le groupe plus que mythique qu’elle partageait à parité avec le regretté Fred Chichin. Ce dernier jour de festival ouvrira également sa scène à Yseult, déesse envoutante de la nouvelle chanson française entre trap, rap et sonorités électroniques, jouant avec les mots comme le ferait avec ses poings une boxeuse sur le ring. Ce serait par ailleurs injustice de passer sous silence les live de Lala &ce, jeune rappeuse française du futur, Hervé, chanteur primé aux victoires de la musique en 2021, Soso Maness, rappeur marseillais de la nouvelle génération, Folamour le DJ électro venu de Lyon, d’obédience underground oscillant entre sonorités house et jazzy, Chester Remington pour du rock made in Reims, et bien d’autres encore…

Pomme © Emma Cortijo
Yuksek © DR
Philippe Katerine © Theo Mercier
Sébastien Tellier © Valentin Reinhardt
Serpent © Giasco-Bertoli
Hervé © DR
Lala &ce © DR
Yseult © Thibault Théodore

Avec 24 concerts sur 3 jours consécutifs, le festival La Magnifique Society a su se réinventer, malgré les lourdes contraintes parfois déshumanisantes de la crise sanitaire, tout en préservant son esprit autour d’une ligne artistique affirmée et fédératrice pour offrir une excellente programmation faisant cette année la part belle à la scène musicale française. Le public pourra alors faire communion, à distance, jouer sur les clins d’œil de table en table et regarder avec envie celles qui seront installées au plus près des scènes, bénéficiant du meilleur point de vue en contreplongée. Une certaine image du monde, une Magnifique Society, en vert et malgré tout.

© A.Thome

La Magnifique Society
25-26-27 juin 2021
Parc de Champagne, Reims

lamagnifiquesociety.com
IG : @lamagnifiquesociety

Rencontre avec Philippe Martin, Directeur de la « 3e Scène » créée par l’Opéra national de Paris

Depuis 2015, L’Opéra de Paris a ouvert une troisième scène, non pas la regrettée troisième scène dédiée aux musiques contemporaines qui existaient dans le projet initial de cet opéra-monstre de la place de la Bastille. Non, une troisième scène inattendue puisqu’elle n’a d’existence que sur les écrans. La 3e Scène de l’Opéra de Paris propose aujourd’hui plus de soixante courts-métrages disponibles gratuitement en ligne –  une collection alimentée au fil des productions. Rencontre avec Philippe Martin, producteur et créateur des Films Pelléas, qui dirige cette collection avec son collègue Dimitri Krassoulia-Vronsky.

Où sommes-nous ?
Vous êtes dans un endroit particulier, celui où Corneille a créé ses premières pièces quand il est arrivé à Paris. Vous êtes aussi chez Les Films Pelléas qui ont eu 30 ans en 2020. Et ça fait près de 5 ans que nous nous occupons de la 3e Scène.

Quelles sont les origines de la 3e Scène ?
Lorsque Stéphane Lissner est arrivé à la direction de l’Opéra, il cherchait un projet numérique. L’idée est venue de créer une troisième scène en parallèle de Garnier et de Bastille. Le projet a d’abord été confié à Dimitri Chamblas, danseur lié à Benjamin Millepied. Cette année-là, j’ai produit L’Opéra de Jean-Stéphane Bron. Quand on a fini le film, Stéphane Lissner m’a proposé de prendre la succession de Dimitri.

“L’Entretien” d’Ugo Bienvenu et Félix de Givry © OnP / Les Films Pelléas

Comment s’effectuent vos choix ?
À quelques exceptions près, on ne travaille qu’avec des gens avec qui on n’a pas encore travaillé. On conçoit une ligne éditoriale sur le désir de solliciter des gens dont le travail peut résonner avec l’opéra. On ne va pas naturellement vers des gens qui aiment l’opéra, c’est l’inverse même. Stéphane Lissner a une formule claire pour définir la 3e Scène : « C’est un endroit où on invite des artistes qui n’auraient pas vocation à être invités par l’Opéra à destination d’un public qui n’a pas vocation à venir à l’opéra. »

Clément Cogitore, Claude Lévêque, Apichatpong Weerasethakul ou la plupart des gens qu’on invite n’avaient pas de liens évidents avec l’opéra. Nous passons des commandes avec un petit cahier des charges : faire des films qui aient un rapport plus ou moins proche avec les formes d’expression de l’opéra, du théâtre, de la danse, du chant, de la musique ou avec les lieux de l’Opéra de Paris. C’est ouvert, et cadré en même temps. Il y a aussi des gens qui nous sollicitent, comme l’écrivain Jonathan Littell qui m’a proposé un projet. On essaye d’être assez éclectique. Grâce à Dimitri, on a fait un film avec Jhon Rachid, youtubeur qui, je pense, n’a toujours pas compris pourquoi l’Opéra de Paris était venu le chercher. C’est ça que j’aime bien, aller chercher des gens qui sont surpris que l’Opéra fasse une démarche vers eux.

"Degas et moi" d'Arnaud des Pallières © Cécile Burban

Y a-t-il une façon spéciale d’appréhender le digital ?
Je ne donne pas de consignes particulières aux réalisateurs par rapport à la plateforme car on ne peut pas aller contre le langage de quelqu’un, ou alors il ne faut pas le choisir. Quand on a fait le film de Jonathan Littell, on savait que ça n’allait pas être un film viral comme certains autres, mais c’est son langage, sa forme d’expression. Les questions qui se posent sont celles qui se posent pour n’importe quel film : est-ce que c’est bien, est-ce qu’il n’est pas trop long, comment pourrait-il être meilleur ? etc. Je ne me conditionne pas tellement pour le digital car sinon on fait tout à fait autre chose. J’entends parfois parler d’un langage numérique, mais en général, c’est pour dire qu’il faut monter plus « cut », que les films soient encore plus courts… des choses qui ne sont pas du tout ma façon de penser. On pourrait baisser l’ambition pour être beaucoup plus vus, ça pourrait tout à fait être une stratégie mais ici on parle d’opéra, on parle d’art. Nous devons créer une familiarité, que les gens soient surpris de voir quelque chose de beaucoup plus qualitatif que ce qu’ils voient sur le net. C’est ça qui me motive.

En fait, la question du digital, ne vient pas tant au moment de la création qu’au moment de la diffusion. La façon de sortir un film est tout à fait différente de ce que je peux connaître. La plus grande découverte que j’ai faite c’est ça : comment on lance un film sur le net, comment il est vu et par qui. Et aussi faire avec tous les retours, toutes les informations qu’on a sur les diffusions et les réactions des internautes.

"Breathing" d'Hiroshi Sugimoto © DR

Pouvez-vous nous parler des différentes esthétiques de la collection 3e Scène ?
J’essaye de me libérer de la fiction, de la dramaturgie, de toutes ces choses qui font tellement le langage cinématographique en général. Ce qui est bien, dans ce cadre, c’est de partir sans tout savoir. Pour Vibrato, je connaissais Sébastien Laudenbach dont nous avions coproduit La jeune fille sans mains. Il m’a raconté que, lorsqu’il était aux Beaux-Arts, il avait passé des jours à filmer des détails du Palais Garnier, c’est comme ça que c’est parti. Les projets de Clément Cogitore et de Sébastien Laudenbach n’existent que parce qu’il y a la commande de la 3e Scène. Ce qui m’intéresse, c’est l’idée de faire des expériences, d’essayer des choses, de permettre à des œuvres d’exister. La commande à Claude Lévêque était intéressante pour ça. Il m’avait dit que ce qui l’intéressait était de filmer des détails. Au montage, ça ne donnait rien. Et puis, il a eu l’idée de mettre les Kindertotenlieder de Mahler et ensuite de mettre des grincements et tout à coup, hop, le film est apparu. Mais c’est quoi ce film ? Je ne sais pas quoi dire. Ce n’est pas un documentaire, ce n’est pas de la fiction. C’est intéressant quand il y a une forme un peu nouvelle qui apparait ou, tout du moins, différente. Même s’il faut que les films soient vus, même si l’Opéra est une institution importante où l’on ne doit pas perdre les gens… de temps en temps, ça me plait de mener des expériences sans filet, de me dire que je ne sais pas ce qu’il y aura à l’arrivée. Mais je ne voudrais pas non plus que la plateforme devienne un endroit un peu trop « hype », je veux que les films soient vus et créent du désir.

“Le Lac Perdu” de Claude Lévêque © OnP / Les Films Pelléas

Comment définiriez-vous votre métier de producteur ?
Le travail du producteur est un mélange de goût, d’intuition, de connaissance. Je sors beaucoup, je suis en perpétuelle recherche. De son côté, Dimitri, qui a à peine 30 ans, apporte des liens avec sa génération. Nous sommes tous les deux en alerte à des endroits différents. Pour les longs métrages comme pour la 3e Scène, le moteur est la collaboration avec les artistes, on échange beaucoup et je suis très présent au montage. Après, cela dépend des films. Il y a des réalisateurs qui ont plus ou moins besoin d’être accompagnés. J’essaye de répondre aux besoins de la personne qui est en face de moi. Pour Claude Lévêque, il n’y avait pas de scénario comme pour Apichatpong ou Clément Cogitore. Il y a des scénarios quand le réalisateur a besoin de passer par ces étapes-là. Autre exemple, nous avons proposé le projet à Jafar Panahi, on a trouvé un contact vers lui à qui on a présenté la commande, et puis, plus de nouvelles. Un an et demi plus tard, le contact nous rappelle pour nous dire que nous aurions le film dans un mois selon ce qui a été proposé. Depuis que je produis, je sais qu’il n’y a pas une seule façon de produire, je m’adapte beaucoup, on ne sait jamais où est l’acte de produire, de permettre à un film d’exister.

"Clinamen" d'Hugo Acier © OnP / Les Films Pelléas

Pouvez-vous nous parler de votre présence au montage des films ?
Le montage c’est presque le plus important pour moi, c’est vraiment là qu’un film se gagne ou se perd. C’est un moment délicat parce que l’artiste ne voit pas la même chose que vous, c’est un moment où il faut vraiment faire confiance à son regard. C’est très compliqué à expliquer… Si je suis producteur, c’est peut-être que j’ai quelque chose en plus qu’une personne lambda donnant son avis sur un film. Il faut être diplomate et il ne faut jamais lâcher sur le montage même si vous devez convaincre un réalisateur de changer de monteur en cours de route. Il faut toujours penser à ce que peut gagner un film. Parfois, je n’y arrive pas et si les gens viennent me voir en me disant que tel film est très bien mais qu’il y a une longueur, celle que nous avions déjà repérée mais que le réalisateur n’a pas voulue entendre, c’est une vraie douleur. Et dans ce cas, que se passe-t-il sur la plateforme ? Les gens regardent au début puis, comme c’est un peu long, ils arrêtent. Sur internet, tout le monde est beaucoup plus expéditif, et donc, deux personnes sur trois ne vont pas voir le film dans son ensemble, quand bien même il y aurait une très belle séquence à la fin. Dans ce cas-là, je me sens responsable. Certes le réalisateur n’a pas voulu entendre, mais je ne peux pas m’empêcher de me dire que, d’une certaine manière, j’ai mal fait mon travail. C’est ma responsabilité de faire qu’un film soit indiscutable sur son montage. Le montage, c’est la plus grande responsabilité.

Quelles sont vos ambitions pour la 3e Scène ?
C’est un peu banal de le dire mais les esthétiques dominantes aujourd’hui ne sont pas celles que nous défendons. À la télévision, le langage visuel du reportage ou de la photo peu soignée est dominant. Sur internet n’en parlons pas, ces questions ont même quitté la sphère d’internet. Tout cela n’a que peu à voir avec l’art. En fait, il faut accepter l’idée que dans la masse des productions, en cinéma comme en littérature, les œuvres d’art réelles sont minoritaires. Ce qui doit nous préoccuper, c’est que des espaces pour la création et l’ambition existent toujours, c’est ce qui m’intéresse dans le cinéma ou sur le digital.  À travers la 3e Scène, nous avons développé un espace de création dans lequel nous nous préoccupons avant tout de la qualité.
Cela peut paraitre prétentieux de le dire mais ce qui nous mobilise ici, c’est de tendre vers des œuvres d’art.

Philippe Martin © Laurent Champoussin

Lauréats du Prix du Livre Grand Est, Lumière sur la créativité littéraire et artistique de la région Grand Est

Depuis deux ans la région Grand Est s’engage pour la valorisation de la création littéraire et artistique de son territoire. Le 27 janvier dernier étaient révélés les lauréats de la seconde édition du Prix du Livre Grand Est ; un pas de plus vers la reconnaissance et la promotion des talents régionaux.

Présidé par Olivier Guez, lauréat du prix Renaudot 2017, le jury a pu constater une nouvelle fois le dynamisme créatif du territoire Grand Est au travers des 70 candidatures qui leur ont été données de juger. Tel était l’enjeu du Prix du Livre Grand Est à son lancement rappelle Pascal Mangin, Président de la Commission Culture de la Région Grand Est : « Nous avons souhaité un prix centré sur un des traits dominants de notre territoire qu’est l’image. Je prends à témoin la présence de grandes écoles à Metz, Nancy, Reims et Strasbourg et les artistes comme Gustave Doré ou Pascal Campion qui ont participé à l’attractivité de ce domaine. Le prix apporte un soutien financier aux lauréats et particulièrement cette année nous essayons de les rendre visibles. Notre ambition n’est pas tant la notoriété du prix mais plutôt des livres. » C’est guidé par cette préoccupation que le prix sera amené à évoluer d’une édition à l’autre. Pour cette 2nd édition déjà était proposée une nouvelle temporalité et la création d’une catégorie jeunesse. « Sur l’évolution il y a plusieurs questions. Un prix c’est vivant, notre objectif n’est pas de rester sur la tradition. »
Le jury, composé de professionnels et spécialistes du monde littéraire a désigné trois lauréats, auteurs, illustrateurs ou éditeurs récompensés d’une dotation de 3000€ chacun.

Dans la catégorie Album jeunesse, Amandine Laprun a été récompensée pour l’ouvrage Juste un fraisier, paru en 2020 aux éditions Actes Sud junior. Un album carton très grand format dans lequel l’auteure a choisi d’utiliser un unique cadrage pour observer la vie silencieuse d’un fraisier au fil des saisons. Chaque plante, animal ou personnage y est représenté grandeur nature sur fond blanc, avec un beau travail sur les nuances de couleur des plumages, feuillages et pelages. Les dessins sont accompagnés de quelques lignes de dialogue entre des personnages placés hors-champ, qui permettent de comprendre ce qui se déroule sous nos yeux, pour suivre au plus près l’évolution du fraisier.

Le prix de la catégorie BD et roman graphique est remis aux éditions 2024 pour l’ouvrage Jim Curious – Voyage à travers la jungle paru en 2019. Sept ans après un premier Jim Curious Voyage au cœur de l’océan, Matthias Picard redonne vie au candide scaphandrier pour un nouveau conte muet et poétique. À contre-courant des nombreuses techniques numériques d’illustration, l’auteur s’est approprié la technique des anaglyphes. Cette technique populaire au début des années 50 permet de voir à l’aide de lunettes spéciales une image « en relief ». De cette manière l’auteur projette littéralement le lecteur au cœur d’une jungle luxuriante.

Les Éditions du Livre ont enfin été désignées pour l’ouvrage Matriochka dans la catégorie livres d’artistes, livres d’art, livres objets. Ce livre miniature qui raconte la toute petite histoire de 16 poupées russes, telles des icônes modernistes de plus en plus petites. L’auteure, Fanette Mellier, nous invite à la nano-exploration de cette famille multicolore : observés à la loupe, les détails de l’impression, habituellement imperceptibles, deviennent les motifs qui habillent les figurines minuscules.

Quelque soit leur catégorie, les lauréats du Prix du Livre Grand Est témoignent de la créativité et de la complémentarité de chaque acteurs de la chaîne de production du livre.

« Je publie des livres d’artistes jeunesse dans la filiation de Bruno Munari (1907-1988), qui pour moi a inventé tout le vocabulaire du livre jeunesse contemporain par le jeu des plis, des textures de papier et des perforations que l’on retrouve dans n’importe quel livre jeunesse aujourd’hui. C’est dans cette filiation et toujours dans une démarche d’expérimentation autour de l’objet livre que s’inscrit mon travail. » décrit Alexandre Chaize, fondateur des Éditions du Livre avant de nous présenter la Matriochka. « Fanette Mellier a répondu à mon invitation de travailler autour d’un petit objet. Elle a une puissance conceptuelle conséquente et sidérante ! Elle imagine très facilement un projet qui trouvera son intérêt en tant que livre. »

« Ça faisait longtemps que je voulais faire un mini livre, ajoute Fanette Mellier. Je trouve fascinant le rapport au format et à la petitesse dans la fabrication ; j’en ai eu envie avant de savoir qu’il y aurait des matriochkas. Je travaille souvent avec la technique d’impression offset dont l’une des particularités réside dans sa grande finesse et la possibilité d’imprimer des éléments très petits et toujours très nets. Cela me permet d’aller au maximum de la perception à l’œil nu. » Un phénomène accentué par le sujet de la matriochka. « Une poupée en cache une autre et on ne sait jusqu’où ira ce manège assez vertigineux et parfaitement assortie à la narration du détail recherchée par le livre. »

Les lauréats du Prix du Livre sont aussi des acteurs engagés pour la défense des illustrateurs et la présentation d’impressions fantastiques. Les dorures à chaud des Matriochkas en sont un exemple. Habituellement utilisées pour les couvertures et coffrets, elle est ici utilisée à l’intérieur du livre. Cette technique souligne autant la démarche de l’auteure, l’engagement de l’éditeur que les qualités techniques de l’imprimeur : une composition collaborative comme le qualifie Alexandre Chaize. « Il y a quelque chose de musicien. »

La région Grand Est compte 148 librairies indépendantes, 169 éditeurs, 500 auteurs, 70 manifestations littéraires diverses et un goût certain pour l’illustration jeunesse si l’on considère les trois coups de cœur du jury qui viennent parfaire la sélection de ce prix :

Le Grand Serpent (Albin Michel, paru en septembre 2019), d’Adrien Parlange : Un travail en linogravure présentant la rencontre aussi improbable qu’amicale entre deux êtres que tout sépare (un serpent et un enfant), qui se choisissent et décident de se lier. Au fil des pages, alors que nous suivons – en même temps que l’enfant – la ligne sinueuse que constitue le corps du grand serpent, nous observons que l’artiste a pensé chaque double-page comme un tableau, une impression renforcée par le cadrage à l’italienne. Les planches se parcourent comme on parcourrait un sentier parsemé de scénettes et paysages commentés.

Kiki en promenade (éditions Les Fourmis Rouges, paru en septembre 2019), de Marie Mirgaine : Julien promène son chien. Sans qu’il s’en aperçoive, celui-ci est emporté par un aigle. Désormais Julien promène son aigle. Mais ça c’était avant qu’il ne soit remplacé par un tigre… Cet album s’amuse des comiques de situation et des codes de l’absurde. Probablement influencée par les travaux d’Eric Carle, Marie Mirgaine recourt aux papiers peints, découpés puis assemblés. Une technique qui offre un surprenant relief et dynamisme à l’ouvrage et anime ses personnages tels des marionnettes de papier.

Je veux un super pouvoir ! (éditions Memo, paru en mars 2020) d’Emilie Vast. L’illustratrice propose un dessin épuré aux vifs aplats de couleur. Les formes généreuses des protagonistes contrastent avec l’extrême finesse d’une végétation ciselée. Cette nature stylisée et pourtant fidèle à la réalité évoque certains herbiers. Émilie Vast guide ainsi son héros parmi des planches végétales sobres et délicates jusqu’à la découverte du super-pouvoir de Lapin.

Si vous n’êtes pas encore convaincu par l’un de ces ouvrages à mi-chemin entre le livre et l’objet d’art, plusieurs d’entre eux sont disponibles à la consultation sur le site de leurs éditeurs ; et ne vous y trompez pas, les œuvres jeunesse sont aussi destinées aux adultes !

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