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Jonathan LLense, l’inspiration en bas de chez soi

Il vit le quotidien comme un terrain de jeu. Jonathan LLense capture l’improbable dans le banal et en fait le théâtre de ses mises en scène. Suivant son instinct, il contourne les conventions et chine l’inspiration partout autour de lui.

« Comment je peux faire de la photographie, là, maintenant ? Au coin de la rue ? ». Né à Lille et aujourd’hui basé à Paris, Jonathan LLense a suivi des études aux beaux-arts de Valenciennes puis à l’École Nationale supérieure de la photographie à Arles, où il a été diplômé en 2013. Un apprentissage académique, calibré, qu’il a su mettre au service de son intuition, s’affranchissant ensuite des conventions pures et dures de la photographie. Impromptus, décalés, les clichés de Jonathan LLense ont cette légèreté déconcertante qui prête à sourire avec complicité.

« Il faut ouvrir le robinet »
Alors qu’il expose à Arles dans le cadre de ses études, Jonathan LLense accroche sur tout un pan de mur une myriade de photographies, mais il est finalement contraint de devoir réduire sa sélection. À l’image de sa démarche artistique, il veut montrer autant que possible alors que la norme lui impose de choisir. Pourquoi se restreindre quand on peut continuer « d’ouvrir le robinet »,  comme il le décrit avec image ? Le robinet à idées, à digressions, c’est celui qui s’auto alimente à mesure qu’il s’écoule.

Son travail n’est pas dicté par un thème en particulier ou une série pensée au préalable. C’est sur l’instant que sa décision est prise, selon l’envie. « Ce qui m’intéresse c’est l’expérience que je ressens. Parfois, il ne se passe rien », nous dit-il. Une manière de créer qui se concrétise au fil de ses promenades routinières, source d’inspiration inépuisable et constamment mouvante. La ville l’inspire. Paris et New York font pourtant exception, elles ont déjà été trop sous les feux des projecteurs pour avoir aujourd’hui encore des découvertes à nous livrer d’après l’artiste.

Selon l’environnement qui l’entoure, Jonathan LLense va puiser dans les éléments du décor pour en faire les protagonistes de ses photographies. « Tout devient inspiration » comme il l’explique. Un bricolage visuel et manuel où il compose des arrangements particuliers, parfois étranges, des associations d’idées pour faire jaillir de nouvelles perceptions. Pour lui « l’idée c’est d’avoir une cohérence de regard », de parvenir à retranscrire son point de vue à travers ses choix de mise en scène, d’angle ou de cadrage.

Ensemble on va plus loin
Les commandes font désormais partie intégrante de son travail. Depuis deux ans, il se prête à ce nouvel exercice qui lui impose de revenir à certaines contraintes, lui permet de sortir de son système habituel tout en y accolant son univers. Une démarche qu’il a pu amorcer avec sérénité grâce à son agent, David Bault (TheLink Mgmt). À l’époque membre du jury de Jonathan LLense lors d’une résidence à la suite d’Arles, celui-ci le repère et le recontacte plusieurs années après pour le représenter avec sa nouvelle agence. « C’est ça qui a fait la différence avec les années, savoir bien s’entourer. J’ai besoin de m’entourer. Le fait qu’on soit proche est important » confie l’artiste sur sa relation avec son agent. Pour la suite de sa carrière, le but est ainsi de monter en gamme, de travailler pour des marques toujours plus prestigieuses, plus vues, alternant entre la commande et le travail personnel, et continuant chaque fois qu’il le pourra, d’ouvrir le robinet.

Jean-Michel Othoniel, Oracles & Prophéties

Le plasticien explore depuis ses débuts les capacités de la matière, notamment le verre soufflé – matériau emblématique de sa pratique –, pour réaliser des sculptures poétiques qui reposent sur la répétition d’éléments modulaires comme les briques ou les perles.

Une aquarelle jaune vif, ressortie récemment des archives de Jean-Michel Othoniel s’impose comme une forme providentielle. L’enveloppe irrégulière de ce parallélépipède peint en 1990 est à lire tout à la fois comme l’unité d’un tout et comme une forme universelle. Cette brique de soufre est le module, l’essence de ses réalisations. Elle est la pierre angulaire d’assemblages, de combinaisons, d’agencements de soufre, de verre, de métal, de cire ou d’or. Elle est à l’origine d’un procédé systématisé par l’artiste, déjà lisible dans cette planche d’esquisse, où la brique est le fragment d’un pan de mur, d’un parapet en construction.

Ce métalloïde découvert par l’artiste dans les années 1980 est prophétique. Il est à l’origine de ses expérimentations formelles, de ses préoccupations artistiques, comme de ses exploitations de modules. Sa quête du soufre dans les îles Eoliennes au nord de la Sicile, le conduit en effet vers la découverte de l’obsidienne de Lipari. Séduit par le pouvoir de métamorphose de cette roche noire née de la vitrification de la lave volcanique, il entame des recherches plastiques pour la récréer artificiellement. Pour retranscrire sa texture tout à la fois opaque et translucide, tout comme son éclat vitreux, il entre en relation avec Saint-Gobain Recherche. De cette rencontre, dans le sillage de sa formation à l’École des Beaux-Arts de Cergy-Pontoise, se déploient deux années d’expérimentations jusqu’à ce que l’obsidienne renaisse en laboratoire.

Jean-Michel Othoniel, ALFA, 2019. Photo : Othoniel Studio / Martin Argyroglo © Othoniel / ADAGP, Paris 2020

Les propriétés des matériaux deviennent dès lors l’occasion d’expérimenter par la rencontre d’un savoir-faire artisanal, de connaissances scientifiques et de projets de plus en plus monumentaux, le potentiel de métamorphose du verre, du métal ou de la cire. Par le feu, l’air et la chaleur, chaque pièce est soufflée, taillée, modelée pour donner forme aux obsessions de l’artiste. Une géographie sensible se dessine, se précise en une ode à la matière. Entouré d’une équipe dans son atelier de la rue de la Perle à Paris et d’une soixantaine de maîtres verriers du Mexique au Japon en passant par l’Inde, l’artiste explore à toutes les échelles le verre et ses possibles. En émanent ses récurrentes perles creuses montées en colliers à travers le monde, comme sur un fil d’Ariane, du kiosque des noctambules de Paris au musée national du Qatar.

Ses perles de verre, telles des boules de cristal, des Oracles pour reprendre l’intitulé de son exposition à la Galerie Perrotin en 2019, le conduisent vers une nouvelle métamorphose pour le moins signifiante. Comme une prédiction, voire une prémonition Jean-Michel Othoniel revient à la brique dessinée sur le papier trente ans auparavant. La brique de soufre se mue en une brique de verre irisée ou d’acier. Son miroitement délicat résonne avec celui de l’eau, de la vague, comme avec celui du feu. Elles font écho aux briques entassées en murets le long des routes indiennes, accumulées par les habitants jusqu’à ce qu’ils puissent bâtir une maison. Surtout elles témoignent de préoccupations universelles. Par une nouvelle variation d’échelle, la renaissance de ce parallélépipède ancien, donne vie à un nouveau corpus d’œuvres entre feu et eau. Telle une ode à la matière elle se joue de métamorphoses, de sublimations et de transmutations, non sans résonances avec les mutations liées à l’anthropocène.

Jean-Michel Othoniel, Le Kiosque des Noctambules, 2000. Photo: Jean-François Mauboussin © 2020 Othoniel / ADAGP, Paris.

Le dessin prend une place importante dans votre processus de création. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation et la place que vous lui accordez dans votre pratique actuelle…
Le dessin est à la base de mon travail. Il est le départ de toute œuvre. Il intervient dans une pratique exploratoire, comme une sorte de journal, où je travaille les couleurs, les formes de chaque œuvre sous forme d’aquarelle ou de graphique. Pour autant mes dessins n’ont été montrés qu’une seule fois à la Galerie Perrotin. J’en conserve les recherches, les archives.

À l’occasion des 30 ans de la Pyramide du Musée du Louvre vous avez réalisé en écho avec « Le Mariage par procuration de Marie de Médicis et d’Henri IV » (1621-1625) des peintures à l’encre sur feuilles d’or (« La Rose du Louvre », 2019). Comment avez-vous envisagé le dialogue de vos perles avec les statuaires des 17ème et 18ème siècles de la cour Puget, comme avec ce chef-d’œuvre de Rubens ?
Invité par Jean-Luc Martinez, en hommage aux trente ans de la Pyramide, j’ai proposé un parcours à la recherche de la symbolique des fleurs autour des œuvres qui me touchaient le plus. J’ai en effet un rapport très personnel avec le Louvre puisqu’il y a trente ans, j’en étais l’un des gardiens. Raconter cette histoire à travers les œuvres du musée m’a donc paru indispensable. Le placement des œuvres s’est fait quant à lui de manière presque fortuite. Les six niches vides derrière les sculptures répondent à mes peintures à l’encre sur feuilles d’or blanc. Plus encore, elles évoquent les grottes ou les arrière-plans aux surfaces réfléchissantes, en nacre, en coquillage, qui créaient au 17ème et 18ème siècle un environnement aux sculptures. Elles résonnent également avec les sculptures qui parlent elles aussi, par la thématique des saisons, de la symbolique des fleurs.

Jean-Michel Othoniel, La Rose du Louvre, 2019. Photo : Claire Dorn © 2020 Othoniel / ADAGP, Paris

« The Big Wave », votre vague monumentale de 25 tonnes, de 6,5 mètres de haut et de 15 mètres de large, conçue à partir de 20 000 briques aux reflets d’encre menace d’engloutir le spectateur. Par ce bleu abyssal et ce risque potentiel, attirez-vous notre attention sur les enjeux écologiques du monde contemporain ?
En tant qu’artiste nous sommes comme des plaques photosensibles, des éponges. Nous sommes tous hypersensibles au changement du monde, à ses frayeurs ou beautés. Nous absorbons l’époque et nous avons même parfois des visions. Le pouvoir visionnaire de l’artiste lui permet de saisir intuitivement des choses importantes dans la société, dans le monde. Je ne dirais pas que le propos écologique est présent dans cette vague – elle n’est pas née d’un tel désir – pourtant elle fait écho aux dessins réalisés au Japon lors du tsunami. Cette idée a infusé dans mon travail et est ressortie comme une urgence. Quand je me suis lancé dans cette folie, dans ce projet entièrement conçu et monté moi-même – dans la logistique comme dans le financement –, une première version a été réalisée à Sète, une seconde définitive a ensuite été montée à Saint-Étienne. Elle est à présent exposée dans l’atelier à Montreuil. Déménager l’atelier est devenu en ce sens une nécessité. Il est nécessaire de vivre les œuvres, de les regarder afin de faire naître d’autres œuvres. Je rêve en effet de construire autour de la vague car je crois que les œuvres engendrent d’autres œuvres.

Vous convoquez également la photographie « La Grande Vague » (1857) de Gustave Le Gray. Cette référence est d’autant plus évidente que vous avez exposé « The Big Wave » au Centre Régional d’Art Contemporain de Sète en 2017. Dites-nous en plus sur votre affinité avec cette marine, avec la photographie…
À mes débuts je m’inspirais beaucoup de photographies anciennes, de ces apparitions qui m’émeuvent encore beaucoup aujourd’hui, comme l’aura d’une main, la face d’une fleur sur le papier photosensible… D’ailleurs ma première exposition était en lien avec la photographie ancienne, composée d’œuvres en gélatine photosensible dont je puisais le côté chimique et alchimique encore présent dans mes œuvres. « The Big Wave » est en ce sens un hommage à Gustave Le Gray.

Jean-Michel Othoniel, The Big Wave (détail), 2018. Photo : Charlotte Piérot © ADAGP, Paris 2019

Le risque de la désillusion semble dans votre démarche éminemment latent, comme dissimulé sous la beauté poétique de vos univers. Ce second niveau de lecture a toujours été présent dans vos œuvres depuis votre brique de soufre. Pourriez-vous nous en dire plus ?
L’œuvre offre un remède au risque de la désillusion, elle offre des réponses à la désillusion du monde. Pour autant l’idée du réenchantement part forcement d’une image de la fracture ou de la catastrophe. Elle permet de penser comment reconstruire et proposer une œuvre qui vient répondre à ce manque, à ce vide afin de penser le monde de manière positive.

Élu en novembre 2018 à l’Académie des Beaux-Arts, représenté par la Galerie Perrotin, vous venez également de publier une monographie chez Phaidon. Que pouvons-nous vous souhaiter de plus providentiel pour l’avenir ?
À travers le grand atelier de Montreuil – appelé la Solfatara en regard du lieu où les pythies se réunissaient pour lire l’avenir sur les vapeurs de soufre – l’idée est de travailler avec des artisans, des danseurs, des gens de théâtre, de littérature ou de l’art thérapie. Elle est d’activer une ouverture, de réactiver le groupe qui aujourd’hui travaille pour moi, dans l’objectif de créer de manière différente, de manière plus ouverte sur le monde et surtout de façon plus active socialement.

Jean-Michel Othoniel © Claire Dorn

Du 16 septembre au 24 octobre la Galerie Perrotin présentera vos œuvres à Tokyo lors d’une exposition personnelle intitulée « Dream Road ». Donnez-nous l’envie de réserver nos billets d’avion pour découvrir vos pièces sur les terres du soleil couchant…
« Dream Road » est inspirée du chrysanthème, fleur impériale, solaire, très liée à la poésie japonaise. Il sera le motif de trois peintures et d’une dizaine de sculptures, comme il influencera toute l’exposition. L’exposition sera inspirée dans sa forme des expositions florales qui ont lieu chaque année au Japon. Je me suis inspiré de cette mise en scène très mathématique, liée aux formes et aux couleurs, pour obtenir un rendu tout à la fois précis et délicat, où les fleurs seront transformées en sculptures.

Le contexte actuel est particulièrement contraignant pour le monde, comme pour la création. Comment allez-vous continuer à produire durant cette période tourmentée ?
Dans l’art contemporain nous sommes des nomades, et cela est altéré par la situation actuelle. J’ai en effet construit ma carrière avec cette idée de voyage, de rencontre. La situation actuelle est donc très contraignante. L’agrandissement de l’atelier à Montreuil va me permettre de travailler dans l’attente sur mes archives, sur toutes ces images ramenées de voyage…

othoniel.fr
perrotin.com

Guy Bourdin, La lumière & son double

Un visage de femme au rouge à lèvres très très rouge se couvre les yeux de dizaines de doigts vernis du même rouge très très rouge ; deux jambes dépassent nonchalamment d’une portière de voiture cependant qu’un avion de ligne la survole à quelques mètres ; une femme en collants noirs dont le haut du corps est englouti par un sol rouge sur fond de mur jaune… Ces images, et tellement d’autres, vous les connaissez, elles font partie de notre patrimoine visuel commun. On aurait pu les faire hier matin, la plupart ont une quarantaine d’années. Elles sont synonymes d’une modernité vintage ou plutôt d’un passé complètement actuel. Ces « classiques contemporains » sont l’œuvre de Guy Bourdin, un photographe de mode autodidacte, des années 70 et 80. Lumineux et sombre, évident et sinueux, il sera porté aux nues pendant une dizaine d’années, puis sera considéré comme ringard avant de devenir totalement mythique. Un météore de l’image, qui en pratiquant une photo qui respectait parfaitement la commande sans faire pour autant du produit un sujet central, a changé beaucoup de chose dans l’imagerie de notre temps.

Né avec une cuiller en carton dans la bouche
Ça commence en 1928, et ça ne démarre pas trop bien. Le petit Guy Louis Banarès, de son vrai nom, naît le 2 décembre à Paris, et voit sa mère s’évanouir dans la nature seulement un an plus tard. Son père, occupé par le commerce familial (bar-tabac) – et sans doute guidé par d’autres priorités –, le place très tôt en internat où il reste 5 ans avant d’être pris en charge par sa grand-mère, une tricoteuse. C’est elle qui fera l’essentiel de son éducation.

Après une scolarité « normale », il enchaine les petits boulots et découvre vraisemblablement la photo dans un magasin des Grands Boulevards alors qu’il est vendeur au rayon… « objets funéraires ». Le rayon « matériel photo » était celui d’à côté. Il emprunte un appareil le weekend et fait ses premiers essais mais c’est à Dakar (Sénégal) pendant son service militaire dans l’armée de l’air qu’il devient techniquement opérationnel. On est en 1949, et c’est à son retour à la vie civile en 1950 que sa vie va vraiment débuter, avec un objectif simple : devenir artiste. Un vrai artiste. Or en ce début des années 50, l’art, ce n’est pas la photographie, activité ludiquo-artisano-mémorielle, l’art c’est la peinture. Il produit, et réussit à exposer dessins et peintures entre 1950 et 1957, à l’occasion d’une petite dizaine d’expositions, avec un succès relatif. Ses peintures sont assez cohérentes avec les photographies qui suivront dans ses années les plus productives (il s’agit souvent de corps plus ou moins déshabillés dans des espaces intérieurs avec une importance forte de la couleur en masses dominantes), sans en avoir ni le charme, ni la puissance visuelle.

La fée Man Ray se pencha sur son berceau
Un événement important se produit en 1952 : il parvient à rencontrer après plusieurs tentatives le photographe Man Ray, qu’il admire, et à lui faire écrire la préface du catalogue d’une de ses expositions. Si la préface de Man Ray reste un peu en demi-teinte (il ne se mouille pas trop sur les œuvres montrées, et préfère s’attarder sur les qualités humaines supposées de Guy Bourdin), la rencontre aura ceci de bon qu’elle lui fait entrevoir la possibilité de gagner sa vie avec la photo, à côté d’une activité artistique moins rentable, comme le fait Man Ray lui-même. En marge de son œuvre personnelle, ce dernier photographiait pour le monde de la mode et notamment pour le couturier Jean Poiret, dont il était le photographe attitré. Man Ray donne aussi accès à Bourdin à quelques-unes de ses connaissances dans le milieu, et c’est ainsi qu’est publiée sa toute première série de mode dans le numéro de Vogue France de février 1955.

Aux innocents les mains pleines
Dans ses premières séries pour la mode  Guy Bourdin photographie ses modèles dans un close-up avec une abeille posée sur la joue ou dans une boucherie avec têtes de veau exsangues… Le ton est donné, ce sera celui du grand écart avec les poses sages de mannequins souriant mollement à un objectif qui est à l’extérieur de l’image, qui regarde la scène en train de se jouer ; Bourdin, lui, rentre dedans, il devient un acteur.  L’utilisation d’un objectif grand angle « rectilinéaire » (qui permet de « faire rentrer » une vue plus large dans l’image, mais en limitant sa déformation) lui permet de s’approcher plus près de son sujet et de faire participer le spectateur à l’action en train de se dérouler. Il n’était pas le seul à casser cette paroi de verre entre l’image et le lecteur, on pense à Richard Avedon aux Etats-Unis – bien qu’il soit plus dans le mouvement et le dynamisme – ou à Helmut Newton, l’autre grand photographe travaillant en France à cette époque. Mais ces précurseurs n’étaient qu’une poignée. Ils allaient truster les pages des magazines de mode pendant des années. Et c’est amusant d’observer que les deux grands leaders français qu’allaient devenir Newton et Bourdin travaillaient dans un rayon de 300 mètres (dans le Marais à Paris), et avec le même labo. Tous les membres des équipes se côtoyaient, prenaient leur café au même endroit, fréquentaient les mêmes gens, tout en se tirant la bourre, chaque mois, dans les pages de Vogue ou de Harper’s Bazaar. Qui aura été le plus créatif ? Le plus habile ? La pointe de la création mondiale de l’imagerie contemporaine de la mode et des magazines était concentrée sur une trentaine de têtes et quelques mètres carrés.

Toutes ses premières séries ne seront pas publiées : le petit Guy, avec sa taille modeste, son air d’enfant sage rieur, ricaneur, et sa voix nasillarde les emmène parfois un peu trop loin. Mais il est là. Et en toute inconscience il a mis l’imagination au pouvoir. Du haut de son absence de formatage académique il commence sa promenade dans un territoire dépourvu de barrières mentales et ça va décoiffer. Ce n’est pas une résolution, c’est un constat, celui que font les rédacteurs en chef phares de la mode et de la pub, nationalement puis internationalement. En quelques années, à partir de la fin des années 50, il enchaîne les publications dans les titres les plus prestigieux : Vogue, Harper’s Bazaar, Vogue Italie, Vogue Britannique, 20 ans, The Best, etc. Sans parler des campagnes de pub : parfums Christian Dior, Issey Miyake, Gianfranco Ferré, Versace, Loewe, et surtout les campagnes Charles Jourdan de 67 à 81, qui deviendront iconiques avec ce concept de photographier uniquement des jambes, chaussées de Charles Jourdan, et dans toutes les configurations possibles. Un modèle du genre, et de la variation sur un thème qui en dit long sur la capacité de renouvellement et de création de Guy Bourdin.

Déployer une vision. À 100%.
Développer un thème, justement, est sans doute une des caractéristiques les plus remarquables du processus créatif de Guy Bourdin. À l’époque où l’on s’applique à montrer les vêtements le plus soigneusement du monde, on voit poindre un Guy Bourdin en manque de valeur ajoutée poétique et créative. Sa vision est tout autre. Il s’empare de la commande mais l’assujettit à un thème qu’il va développer sur une série entière, faisant du produit qu’il a la mission de montrer un acteur de la série, un acteur parmi d’autres : le mannequin, le décor, la lumière… Il peut mettre des heures à régler son image et s’affranchit de toutes les règles. Il peut tordre ou percer le matériel d’éclairage pour fabriquer la lumière qu’il imaginait. Il est présent à tous les stades et façonne comme un artisan chaque pièce du puzzle qu’il a en tête, même si un modèle doit patienter plusieurs heures sous les projecteurs… Il compose au fil du temps, à l’aide de croquis esquissés sur un petit carnet orange rhodia trainant toujours dans sa poche, un ton, une petite musique toute personnelle, qui montre beaucoup plus que le produit.

Des images multi-couches
Il y a d’abord un impact visuel, toujours présent, diablement efficace et qui a dû rassurer plus d’un annonceur : c’est graphique, c’est net, c’est bright. Le volume des couleurs est poussé à fond grâce au film kodachrome (créé dans les années 30 mais toujours inégalé dans les années 70) qu’il utilisait à la perfection. Bref, c’est visuellement très puissant, mais le fouet de l’impact visuel ne claque pas dans le vide : les images sont composées au millimètre, et surtout, il sait mettre certaines teintes en sourdine pour mieux faire hurler celles d’à côté.

Il y a ensuite une créativité proprement hallucinante. Qu’a-t-il pu se passer dans ce cerveau pour générer cet entrelac improbable de lieux, de situations, d’objets, de postures ? pour produire des situations si éloignées du produit mais le montrant si bien ? Car il est frappant de voir à quel point le produit, même s’il est placé au rang d’un simple acteur de l’image, même s’il n’est pas visuellement le plus voyant, est toujours bien servi. On finit toujours par arriver sur lui en conclusion de l’histoire que l’image raconte. Quelle que soit la situation, c’est comme si l’image avait l’amabilité courtoise de lui laisser la place d’honneur, un peu comme un enfant à qui on donne la couronne de la galette des rois, même lorsqu’il n’a pas gagné la fève. Prudence rationnelle de la part de Bourdin ? Instinct de survie commercial ? Respect de la commande malgré le niveau d’indépendance que la starification dont il a fait l’objet entre 77 et 87 lui donnait ? Sans doute un peu tout ça à la fois. On peut aussi imaginer qu’il avait un tempérament de directeur artistique né. Ce qui signifie qu’il était capable de composer son image en résolvant l’équation dont il avait lui-même posé les paramètres et qui, si on l’écrivait, s’articulerait de la façon suivante : raconter une histoire + créer une image étonnante + produire un objet plastiquement beau + fabriquer une image facilement exploitable + bien montrer le produit. C’est l’équation que doivent résoudre beaucoup de photographes, mais il avait vraiment trouvé un langage. Il est d’ailleurs très intéressant d’observer comme les images sont « fabriquées » en tenant compte de leur fonction finale : la taille, le format du magazine, la position de l’image dans la pagination, la reliure centrale sur laquelle aucun élément important n’est jamais présent. Il compose la succession des images entre elles. Le directeur artistique du magazine, qui est censé prendre cette matière brute que sont les photos et en faire une publication cohérente, n’a plus rien à faire. Bourdin livre un produit fini.

Il y a enfin un climat, et c’est là que ça devient troublant. Si au premier abord l’œil se fait braquer par une puissance visuelle implacable, si au second on trouve très séduisant de voir galoper sa créativité comme un cheval sauvage, au troisième on ressent un petit quelque chose de l’ordre du malaise un peu inattendu et tout à fait en contrepoint des perceptions premières. Il y a une forme de mystère. L’image n’est pas troublée, mais elle trouble. On voit tout très bien, mais elle est composée de façon telle qu’elle laisse entendre qu’elle n’est que le bout d’une histoire : qu’y a-t-il à coté de l’image, juste en dehors du cadrage ? Que s’est-il passé avant ? Que se passera-t-il après ? Ces images si précises travaillent activement à la perte de nos repères. On croyait tout savoir au premier regard et on sait juste qu’on voudrait savoir quelque chose au second. David Lynch, n’est pas si loin, et il a sans nul doute vu les images de Bourdin. Il y a aussi ces maquillages outranciers, un peu factices. Et ces filles aux postures douteuses ramenées au rang d’objets parmi d’autres. Ce n’est pas ce qui a le mieux vieilli et les consciences se font jour avec le temps, heureusement.

Les images de Guy Bourdin offrent souvent une lecture double et on trouve du questionnement teinté de sombre derrière le brillant. Difficile en effet, à la lecture de certaines images, de ne pas penser aux moments douloureux et brutaux de sa vie. La femme avec laquelle il eut un fils – Samuel – est décédée d’une maladie pulmonaire en 1971, suite à l’administration d’un traitement défectueux (ils étaient alors séparés). Sybille, sa compagne, dont il était fou amoureux, et qui éleva le jeune Samuel, s’est suicidée en 1980. À côté de ces blessures, qui façonnent l’âme des hommes, subsiste aussi en arrière-plan la quête chronique de Bourdin pour une perfection inatteignable. Son entourage (compagnes, assistants, collaborateurs) le décrit comme perpétuellement engagé dans une course sans fin, perdue d’avance pour une idée meilleure, pour une lumière meilleure, pour une image meilleure, le tout pour un art… « mineur ». On pense à Gainsbourg martelant que la chanson est un art mineur ou à Cartier-Bresson et à son pendant de lumière sous-estimé Jacques-Henri Lartigue qui n’avaient d’yeux que pour la peinture ; des créateurs géniaux au service malgré eux d’un art de second choix.

Mort et résurrection
Vers le milieu des années 80, c’est le déclin. La femme devient plus libre, naturelle et épanouie. Le sida passe aussi par là, le côté « série B » un peu louche de certaines images ne fait plus recette et se retourne contre son créateur. En 1987, la nouvelle patronne du Vogue déclare Bourdin officiellement « ringard » ; on se pince…

Il décédera en 91 d’un cancer, dans une relative solitude sans présager de son entrée au Panthéon imaginaire de la pop-culture qui se produira à partir des années 2000-2005. Il est aujourd’hui adulé par tous, cité en exemple, et bien sûr largement copié. Son travail est considéré comme un marqueur culturel et un pivot de l’imagerie de l’après-guerre.

On imaginait Guy Bourdin comme un conquérant moderne de l’image déployant avec maestria ses déconcertantes facilités ; on découvre un personnage en double lecture, un  homme resté petit garçon au comportement solitaire qui semble avoir caché dans les recoins de ses images brillantes un peu de fragilité et de questionnement comme il aurait pu le faire dans les recoins de sa chambre d’enfant. On l’aime encore plus.

guybourdin.org
instagram.com/guybourdinofficial
artandcommerce.com
Remerciements à Art + Commerce pour leur complicité.

La Minute Culture, Histoires et fantaisies de Camille Jouneaux

Un an et demi après son ouverture, La Minute Culture compte près de 80 000 abonnés sur Instagram et est devenue un cas d’école en matière de culture numérique. Chaque semaine une nouvelle story offre aux internautes de se cultiver «sans prise de tête». Drôle, intelligent et décomplexé, le ton de la Minute Culture livre des épisodes historiques parsemés d’émojis, mèmes et autres animations.

J’ai toujours été passionnée de culture, je passais mon temps dans les musées, les expositions […] et je suivais les cours d’initiation à l’histoire de l’art de l’école du Louvre. » Après 10 ans en agence de communication, spécialisée dans les réseaux sociaux, Camille Jouneaux est – comme dirait Michel Serres – une petite poucette* pour qui les leviers d’engagement n’ont aucun secret. En 2017, comme beaucoup d’autres de sa génération, Camille était en quête de réinvention et d’un nouveau sens professionnel. La réponse à ses préoccupations lui apparaît par hasard à la Galerie Doria-Pamphilj de Rome. Elle partage sur son compte Instagram sa visite en mêlant blagues et anecdotes historiques. Très vite, l’audience réagit et un mot revient : Merci. Elle réitère l’expérience, créant un véritable rendez-vous hebdomadaire pour ses abonnés parmi lesquels, des institutionnels qui lui proposent de décliner ce format pour leur compte. Camille y voit alors une issue à ses envies d’évolution, quitte son agence et devient freelance pour Arte et la Réunion des Musées Nationaux.

Tandis qu’elle crée des stories pour les uns et les autres, Camille sent qu’une place est à prendre sur ce territoire inexploré à la croisée du numérique, de l’accès à la culture et de la vulgarisation. D’abord retenue par un sentiment d’illégitimité, elle crée finalement le compte officiel de la Minute Culture en février 2019. « Si je ne prends pas cette place quelqu’un d’autre le fera. » Forte de son expérience de communicante, elle orchestre brillamment le lancement de ce compte. Elle partage avec son auditoire son besoin de remettre du sens dans sa carrière et partage les problématiques dans lesquelles elle souhaite s’investir. « Beaucoup de monde passent à côté de choses parce qu’ils ont l’impression qu’il faut connaître pour apprécier […] ils ne se permettent pas d’apprécier un Picasso parce qu’ils se disent qu’ils n’en ont pas les moyens intellectuels. » En quelques heures, les abonnés affluent, des médias en parlent et c’est le début de l’effet boule de neige. D’abord dépassée et déstabilisée par la situation, Camille est très vite confortée dans son initiative par une communauté incroyablement bienveillante. Elle reçoit les messages de parents et professeurs souhaitant réutiliser ses histoires pour leurs élèves. « L’un de ces messages disait : «  Je suis professeur dans l’Oise, les écoles sont fermées du fait du Coronavirus et il nous est demandé d’assurer la continuité pédagogique. Pourrais-je utiliser vos stories pour mes élèves ?  » Quelle plus belle récompense ! » nous raconte Camille.

De tout temps, les gens ont fait parler les œuvres d’art, mais Camille met à profit sa liberté éditoriale pour entremêler à outrance Histoire et légèreté. Imaginez l’histoire illustrée de Vigée le Brun en une vingtaine de tableaux ou plus ; en quelques diapositives vous découvrez le récit de cette peintre issue de la petite bourgeoisie qui a conquis la noblesse européenne. Mais les tableaux qui défilent sous votre pouce paraissent bien plus familiers que lors de votre précédente visite au Louvre. En effet, la Minute Culture se veut décomplexée et donne la parole aux protagonistes de ces toiles historiques. Leurs dialogues mêlent boutades et répliques de la culture populaire. Camille les nomme des dialogues picturaux parodiques. Mais il ne faut pas trop se laisser distraire, chaque épisode de la Minute Culture se termine par un quizz sur le sujet du jour. La combinaison de contenus historiques, d’anachronismes, de leviers d’engagement favorise la compréhension et la mémorisation du lecteur. Tout le talent de l’auteure réside dans cette pédagogie et le lien entretenu avec son audience.

Contrairement à ce qu’elle redoutait, Camille n’est pas devenue « Madame story Instagram » mais est reconnue pour ses talents d’écriture. La Minute Culture devient sa vitrine et le « ton de la Minute Culture  », sa signature. La plupart du temps, ses publications sont le fruit de ses envies. On note son goût prononcé pour la peinture classique et le baroque. Mais il peut aussi s’agir de publications rémunérées. Elle choisit ses collaborations avec précaution. « J’ai une espèce de contrat moral avec les gens qui me suivent et je n’ai pas envie de leur proposer n’importe quoi pour gagner de l’argent. » Cette exigence à laquelle elle s’est tenue lui aura été profitable. Lorsqu’un freelance prospecte, Camille elle, rédige sa prochaine Minute Culture. « Quand on fait la démonstration de ce à quoi on est bon, on viendra nous chercher pour le faire. » L’Instagrameuse sélectionne les projets, nés d’une envie commune, qui lui permettent d’aborder des sujets qu’elle n’aurait pu traiter seule, tels que des artistes contemporains, avec la fondation Carmignac, la BNF ou la Philharmonie de Paris…

Chaque collaboration est unique. Camille n’a établi aucune grille ni package et crée une nouvelle page de son aventure avec chacun de ses partenaires. Dans le cadre de sa collaboration avec Folio, la collection poche de Gallimard, elle crée des stories qui seront publiées chez eux. Ces publications sont dédiées à des auteurs : un sujet culturel nouveau mais cohérent avec ce qu’elle a l’habitude de faire. Elle propose d’abord une première écriture à son partenaire qui contrôle la qualité historique du contenu. Puis le talent de l’auteure s’exprime. En toute liberté de création, Camille donne le « ton », ce sens de la formule et de la narration qui fait son succès. Généralement elle trouve ses supports dans des bases libres d’accès telle que Joconde ou Wikimedia commons, mais elle peut aussi avoir recours à l’aide d’iconographes comme ce fut le cas pour l’épisode dédié à Jean-Paul Sartre.

« Les idées viennent à l’envie. » Camille lit, se documente, absorbe énormément d’informations puis laisse les informations se décanter pour que jaillisse l’idée. Elle l’admet volontiers, c’est un exercice difficile qui nécessite du temps. Le cerveau a besoin de latence pour se reposer et on ne peut débiter de nouvelles idées comme on enchaîne les mails. Mais cette curiosité intarissable et ce goût du partage alimentent chacun de ses travaux. Est-ce un rythme soutenable sur le long terme ? Camille n’a pas la réponse à cette question.

« Le succès n’est pas forcément synonyme d’argent, je gagne moins bien ma vie qu’avant. » Camille refuse les dons et qu’un quelconque rapport d’argent s’immisce entre elle et ses lecteurs. C’est alors en parallèle et dans l’écriture que se construit la nouvelle carrière de Camille. Après les stories des institutions culturelles, Camille saisit les opportunités amenées par son compte Instagram et qui lui permettent de poursuivre cette mission de transmission qu’elle s’est donnée. Ses conférences ou sa collaboration vidéo avec Vanity Fair en sont des exemples.
Camille Jouneaux laisse volontiers le community management à ses confrères. Aujourd’hui, elle se voue à l’écriture pour transmettre l’émotion si particulière que sollicite une œuvre d’art. Prochainement elle nous annoncera la sortie de son premier livre. Pour l’heure, une nouvelle piqûre d’histoire sera disponible lundi prochain sur @la.minute.culture. Attention, elle ne sera disponible que 24h !


*Michel Serres baptise «Petite Poucette» les enfants du numérique – clin d’œil à la maîtrise avec laquelle les messages fusent de leurs pouces.

instagram.com/la.minute.culture

Camille Jouneaux © Claire Pathé

Marc Desgrandchamps présente à la Galerie Lelong & Co. son travail sur la ville de Barcelone, réalisé pour la collection « Louis Vuitton Travel Book »

Le peintre Marc Desgrandchamps s’est intéressé à la ville de Barcelone pour un projet débuté en 2018 et confié par les éditions Louis Vuitton en vue d’enrichir leur collection de Travel Books. Dans ce travail où il est demandé à l’artiste de restituer de façon personnelle et créative les lieux et les ambiances de son voyage, Marc Desgrandchamps s’est pris au jeu d’appliquer à la ville de Barcelone son trait, et les principes qui régissent son œuvre.

Marc Desgrandchamps cultive « une peinture du doute ». Il prend de la distance par rapport à la réalité au profit du regard qu’il porte sur elle et n’hésite pas à s’éloigner de la figuration pure en tordant les perspectives, en jouant sur les anomalies et la transparence des corps. Dans ses œuvres, et notamment dans son travail sur Barcelone, les notions d’espace et de temps, sont brouillées pour laisser place à des moments suspendus plutôt qu’à la narration. « Mon travail s’éloigne de la narration, même si ce concept n’est pas entièrement absent de mes œuvres, explique-t-il. C’est comme regarder quelqu’un flâner dans les rues de la ville ou observer une voiture filer à toute allure. Alors que rien ne se passe, une histoire peut être sur le point de naître. »

Pour le Travel Book Barcelona, Marc Desgrandchamps a réalisé plus de 120 dessins de la ville, répartis en quartiers (Gòtic, Eixample, Raval, Montjuïc…).
À l’occasion de la sortie de ce livre, une première partie de son travail est exposée à la Galerie Lelong & Co. – qui le représente – jusqu’au 24 juillet, puis une seconde partie sera exposée à partir du 3 septembre, jusqu’au 10 octobre 2020.

Nous avons profité de l’événement pour poser à Marc Desgrandchamps quelques questions sur la façon dont il a abordé ce projet.

Quels ont été vos partis pris dans ce que vous avez choisi de montrer de la ville de Barcelone ?
Je n’avais pas de parti pris, sinon le fait de restituer ce qui m’avait le plus visuellement et mentalement impressionné. C’est une vision très personnelle, attentive à certains détails, par exemple les statues qui bornent l’espace de la ville comme des vigies ou des repères. Ou certaines petites places désertes à l’exception d’une personne assise, qui regarde l’écran de son téléphone ou reste les yeux dans le vague.
Il y a l’idée d’une dérive méthodique, si ces deux termes sont conciliables, dans un lieu où l’imaginaire agit au sein d’une réalité urbaine déterminée par son histoire et ceux qui l’habitent.

Comment s’organisait votre travail sur place ?
Sur place, j’ai beaucoup marché et pris beaucoup de photos. J’ai eu aussi quelques visites guidées, notamment avec un guide, Hugo Janssens, qui m’a emmené dans des quartiers où je ne serais pas spontanément allé, comme le site des jeux olympiques.
D’autres fois, je marchais au hasard. Il fallait être attentif et disponible.

Pouvez-vous nous raconter votre processus créatif sur ce projet ?
J’ai donc pris beaucoup de photos à Barcelone, lesquelles devaient agir comme documentation et aide-mémoire. De retour à Lyon où je vis, j’ai aménagé un espace de travail spécialement dévolu à ce projet. J’ai classé les photos par secteur et les ai imprimées et rangées dans des dossiers, chaque dossier concernant un quartier.
Quand j’ai estimé avoir assez de matière, j’ai commencé à dessiner, le 2 juillet 2018 exactement, c’était un dessin de la Sagrada Família. J’ai voulu démarrer par un monument incontournable de cette ville, un bâtiment que je redoutais un peu de représenter, il m’intimidait.
En septembre de cette même année je suis retourné à Barcelone pour compléter mes observations et découvrir des lieux que je n’avais pas encore vus. Revoir la ville après avoir commencé à travailler était une expérience intéressante. Et ainsi j’ai continué ce travail dessiné sur plusieurs mois, parallèlement aux projets d’expositions que j’avais alors. À la fin, pour l’édition, la grande majorité des dessins ont été reproduits. Quelques-uns ont été retirés mais très peu, c’étaient plutôt des dessins en noir et blanc qui s’accordaient moins avec les autres, et cela s’est fait sur la suggestion du graphiste Frédéric Bortolotti.

Cherchiez-vous à rester fidèle à la réalité et à vos photographies ou vous en émancipiez-vous volontiers ?
Je restais fidèle, car si je représente la Sagrada il faut au moins que l’on puisse l’identifier, et cela est valable pour tous les lieux, mais mon approche était ouverte car si je m’étais limité à un registre documentaire l’ennui serait venu très vite.
C’est une question d’écart dans la représentation ; entre le site et sa restitution il y a cet écart, cet espace où le regard porté sur la réalité devient une aventure personnelle.

Aviez-vous une intention plastique particulière pour ce projet, par rapport à votre travail habituel ?
C’était une commande très particulière, je n’avais jamais travaillé à partir d’un lieu donné. Il y avait donc une forme de coupure par rapport à ma façon de peindre, et je n’avais pas d’idée préconçue sinon celle de me laisser saisir par la ville.

Qu’est-ce qui va attirer l’œil du plasticien que vous êtes lorsque vous visitez une ville, un pays inconnu ?
De multiples choses vont m’attirer mais je ne peux pas les décrire à l’avance car c’est l’effet de surprise visuelle qui agit avant tout centre d’intérêt prédéterminé.
Par exemple pour Barcelone, alors que je n’avais rien anticipé, les statues qui ponctuent la place de Catalogne m’ont beaucoup intéressé. En général, la plupart des passants circulent entre elles sans les voir. C’est ce qui fait la spécificité d’un regard ou d’une attention.

Pourquoi avoir choisi cette destination ? Avez-vous pensé qu’elle s’inscrirait facilement dans votre approche habituelle ou au contraire, l’avez-vous choisie parce que vous pensiez qu’elle allait vous permettre d’expérimenter de nouvelles choses, d’aller sur de nouveaux terrains ?
Je pense que les deux motivations étaient présentes. Je suis sensible aux lumières du sud, on les retrouve souvent dans mes tableaux, et Barcelone rejoint ce type d’ambiance lumineuse. C’est également une ville de plages, territoires particuliers que j’ai souvent représentés.
Mais il y avait aussi une grande part d’inconnu, car une ville est faite de bâtiments et d’atmosphères diverses, et Barcelone est un lieu très dense de ce point de vue.
L’architecture moderniste catalane par exemple, qui ne se résume pas à la personnalité très forte de Gaudí. L’architecture est d’ailleurs peu présente dans mes peintures, j’ai du mal avec ces motifs, mais pour un ensemble de dessins de cet ordre, il faut passer outre à toute réticence ou attirance.

Avez-vous dû faire un effort particulier pour vous projeter dans cet exercice où est-ce que cela s’est fait de façon plutôt fluide ?
Je craignais d’être lassé au bout du vingtième ou trentième dessin, mais cela n’est pas arrivé et au contraire ils se sont enchaînés à un rythme soutenu, stimulant, je travaillais quartier par quartier, et tout s’est bien articulé.

Votre palette est généralement très portée sur les bleus, les verts, les gris et les beiges qui se mélangent presque. Ici, on remarque des couleurs vives et marquées. Avez-vous abordé la couleur différemment pour ce projet ?
Je n’ai pas l’impression d’avoir abordé la couleur différemment, simplement j’ai pris acte des coloris variés qui jalonnent cette ville, une ville à la fois ocre et multicolore. Dans mes tableaux il arrive aussi que des couleurs vives apparaissent, même si c’est peut-être plus rare.

Qu’avez-vous retenu de cette expérience ?
Je ne sais pas. C’est encore trop proche. Il faut que les choses mûrissent. Si je retiens quelque chose c’est peut-être cela, une idée du temps, le temps du regard pour remarquer, retenir, mémoriser, évoquer, saisir, oublier.

Exposition du travail de Marc Desgrandchamps pour le Travel Book Barcelona à la Galerie Lelong & Co jusqu’au 24 juillet, puis du 3 septembre au 10 octobre 2020 – 13 rue de Téhéran, Paris 8e / www.galerie-lelong.com

Livre Travel Book Barcelona, disponible en librairie ou sur fr.louisvuitton.com
(168 pages / relié format : 280 x 190 mm – Prix TTC 45 €)

Massimo Vitali, Une place au soleil

Massimo Vitali aime fixer l’image du farniente lorsqu’il est particulièrement intense. Dans l’oisiveté de leurs instants de vacances, le photographe immortalise les bienheureux se délasser sur les bords de plages, les stations de ski ou les boîtes de nuit. Au milieu de la foule, Massimo Vitali capture les moments de vie éphémères d’individus ordinaires.

Il y a le ciel, le soleil et la mer. En se baladant sur les côtes italiennes, Massimo Vitali contemple les baigneurs, ceux qui jouent dans l’eau comme ceux qui se dorent au soleil. Il les regarde avec l’œil du sociologue, car derrière son objectif c’est tout d’abord la curiosité qui l’a poussé à réaliser une série de clichés sur les plagistes de son pays, le besoin de comprendre qui ils sont, ce qu’ils font. Perché à quatre, voire cinq mètres de hauteur sur une estrade, il est en poste, et caché derrière sa chambre photographique, il attend. L’âme de photographe reprend les devants, c’est l’image qui compte, et pour ça, il sait être patient.

Faire une histoire d’un petit rien
Ce qu’il recherche c’est « le bon moment » pour déclencher. Laissant vaquer ses protagonistes du jour à leurs occupations, il observe les histoires se dérouler, s’enchevêtrer, avant de saisir l’image. Tout ce qui peut faire le banal, le quotidien, devient sous son regard, source d’imaginaire. Bien que ce soit le hasard qui ait construit l’ensemble, on reconnaît au premier coup d’œil la patte de l’artiste, le traitement qu’il a opéré au développement : un grand format, où la lumière est aussi éclatante que les couleurs saturées, iodées, et l’atmosphère blanchie par les reflets de la mer. Les plages ne sont pas pour autant son unique terrain de jeu, ni même l’Italie. Où il y a du monde, Massimo va. On le retrouve aussi à l’aise sur le sable fin que dans la poudreuse, dans le grand bassin comme sur la Rambla. Mais où qu’il aille, l’esthétique et le dispositif ne diffèrent pas, et l’on est à chaque fois happé par la plastique de ses photographies, cette vision surplombante qui donne une vision globale, et un petit goût d’infini.

Sous la plage, le pavé
Derrière ses clichés si bien léchés, se cache néanmoins une réalité moins ensoleillée. Massimo Vitali nous dévoile, en deuxième lecture, le portrait d’une société en perte d’identité, portée par des idéaux faussement idylliques, standardisés. En prenant comme angle l’iconographie des vacances, l’artiste pointe du doigt l’absurdité d’un système, où ce temps de congé accordé n’est plus un souffle, une finalité, mais le moteur. Moments trop espérés, trop vite passés, les voyages qui étaient perçus comme un remède à la vacuité en sont devenus l’incarnation. Il redéfinit la notion de loisir, montrant combien celui-ci se plie aux normes, qu’elles soient explicites ou tacites. Partout des barrières, des limites, des lignes, des queues. Avec ce grand angle, il nous montre d’autant plus l’étendue des restrictions. Mais on est loin de l’œil accusateur de Martin Parr. Massimo Vitali ne fait pas preuve de la même sévérité, pas plus d’ailleurs que d’un réel jugement. Un positionnement, tout au plus. Celui d’un spectateur, et ce sont avant tout les relations et les interactions qui comptent à ses yeux. Il n’intente pas un procès au tourisme de masse, et cherche au contraire à faire ressortir l’individualité qui peut s’en dégager. L’attention que l’on doit porter aux détails, le temps que l’on accorde à chacun de ses héros sont autant de subtilités qui nourrissent l’œuvre de Massimo Vitali. Une densité qui ne se calcule pas en termes de quantité mais de personnalités.

massimovitali.com
@massimovitali

Dans les pages de Printed Pages Magazine

Tous les 6 mois, l’équipe de l’incontournable magazine en ligne de design It’s Nice That, livre une version papier du meilleur de ses découvertes, avec l’approfondissement et la prise de distance que permet le papier.

Édité par Owen Pritchard, le magazine est une sélection acidulée des derniers travaux de graphistes, photographes, illustrateurs, artistes repérés sur la scène mondiale mais avec la valeur ajoutée d’une mise en page qui fait l’objet d’un geste créatif fort et très libre.
De fait, chaque numéro devient instantanément collector.

Philippe Nuell, Vanités contemporaines

Entre les rêves déchus et les ruines d’un monde toujours adulé, Philippe Nuell nous livre son regard sur nos habitus et les déviances du corps social.

Révélateur d’une vision déconcertante, vernaculaire du monde, poussée jusqu’à l’absurde, Philippe Nuell témoigne d’une mythologie collective qui consomme la culture et la vie, plus qu’elle ne les considère. Il dépeint non sans un humour exquis les travers d’une société qui court à sa perte. Son regard d’artiste français, et d’ancien résident New-Yorkais, lui offre la distance critique nécessaire pour peindre les scènes d’une civilisation qui avilit plus qu’elle ne construit. Tel un cinéaste de l’image fixe, il exhibe par une iconographie propre au tourisme de masse, aux mouvements de foules, les travers comme les perversions contemporaines. Il fait par la même occasion de nous les voyeurs de scènes familiales ou privées, de chambres d’hôtel en parcs d’attractions, et nous prend à témoin. Ses sujets nous interpellent irrémédiablement, même s’ils n’ont pas pour vocation de prendre position. Dès lors, pourquoi sommes-nous les voyeurs fascinés de ces rêves déchus, de ces scènes ubuesques où des amas de bouées passent à côté de la beauté d’un coucher de soleil comme happé par l’inexplicable ?

L’exhibition de ces scènes de vie à la limite de l’absurde, où la surconsommation est loi, témoigne d’un contrepoint aux valeurs défendues par l’artiste. Ses couleurs acidulées, ses matières plastifiées et ses corps absents d’eux mêmes, en écho aux sculptures de Duane Hanson, sont autant de savoureuses vanités contemporaines. Dans toute l’étendue de son étymologie latine, nous sommes face à des réalités illusoires ou vides de sens, toutes aussi vides que la piscine du tableau Pool Time. Tout comme nous sommes confrontés à des sujets, satisfaits de leur sort, qui témoignent ostensiblement de leur quotidien illusoire, de leur vie low cost ; les scènes de piscines, où les baigneurs attendent bouées autour du ventre une situation qui paradoxalement ne viendra pas, en sont un exemple signifiant. L’absurde de la situation de ces personnages en maillot de bain face à des piscines irrémédiablement vides, semble nous offrir une nouvelle perspective de la fin, celle d’un rêve vain. La vanité ne se réduit en effet pas à ses larges silhouettes, mais s’étend plus largement à l’inanité des occupations humaines. Sans crâne, signe récurrent des vanités, Philippe Nuell, nous met face à d’autres symboles empruntés cette fois à la société contemporaine et à la vacuité des passions et des activités humaines. Il parvient à faire d’un quotidien aliéné, l’enjeu d’un travail artistique sur la distance, où contrairement à ses plongeurs, notre regard s’immerge dans la profondeur picturale, plonge dans les différents degrés de son humour, comme dans ses différents plans pour prendre part à cet échange inachevé, entre l’artiste et la toile, comme entre notre mythologie collective et ses enjeux contemporains.

Le dessin, le croquis et la photographie prennent une place importante dans votre processus de création, tout comme l’accident, déterminant pour votre facture actuelle. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation…
Vous dévoiler mes secrets… peut-être pas tous !
J’ai eu une formation de graphiste, il est donc normal que j’utilise le dessin, le croquis et la photo dans mes recherches picturales. Souvent je prépare mes images en amont, faisant des montages, me servant de photos mais aussi de dessins. Je fais beaucoup de banques d’images sur divers sujets, lieux, situations, personnages, accessoires… et puis je m’amuse avec, découpe, colle, mets en correspondance, en relation, en opposition. Parfois je trouve ça pertinent et je creuse l’idée. D’autres fois, l’idée arrive spontanément, alors je cherche comment la réaliser, en puisant dans mes banques, mes archives.
Mes images sont très contrôlées, peut-être trop. C’est pourquoi quand je décide de peindre d’après une image choisie, je laisse la peinture plus libre, le geste moins précis, les coups de brosses apparents. Les accidents arrivent naturellement, les « non peints », les coulures, les traces. Souvent, j’utilise la couleur rose qui vient en décalage avec l’image et accentue l’accident. J’aime vraiment cette peinture « d’à peu près » qui semble maladroite mais qui semble uniquement, comme celle de Henry Taylor ou Robert Colescott, d’Alice Neel ou les dessins de Grayson Perry…

Par votre cadrage, pour reprendre une terminologie propre à la photographie ou au cinéma, vous convoquez une proximité tout aussi troublante que celle des photographies de Martin Parr qui fige sur le papier glacé la déconcertante banalité des banlieues américaines, des plages de Floride. Dites-nous en plus…
Le cadrage, c’est la magie qui nous fait rentrer dans l’image ou pas. Edouard Boubat n’utilisait par exemple qu’un objectif de 50mm, ce qui l’obligeait à venir très près de ses sujets qu’il mettait donc en directe relation avec le spectateur, qui au travers de cet objectif se retrouve malgré lui au milieu des personnages immortalisés.
De même que par ses cadrages Martin Parr nous met à table devant une assiette de frites, nous place au milieu d’une foule de supporters, entre les demoiselles d’honneur d’une mariée…
Le cinéma et la photographie de par leurs cadrages et prises de vue apportent beaucoup à la peinture, à ma peinture. Les plongées, les contres plongées, les grands angles ou les angles serrés, rapprochés, m’influencent beaucoup.

Vos œuvres nous placent dans la posture paradoxale d’un voyeur. Confiez-nous vos intentions secrètes, notamment sur l’invitation faite au spectateur à pénétrer visuellement vos toiles.
Il y a souvent un personnage dans mes toiles qui se tourne et regarde le spectateur droit dans les yeux. Et donc qui vient le capturer, le prendre dans ses filets. Est-ce cette influence du cinéma et de la photo dont je vous parlais ? Toujours est-il que ça m’amuse de mettre, ou du moins d’essayer de mettre, le spectateur en position de voyeur, de témoin ou d’acteur d’une scène plus ou moins saugrenue. Pour les mêmes raisons, je pense que Martin Parr nous invite ou nous force à faire partie des demoiselles d’honneur, à manger une assiette de frites au ketchup ou à être au milieu d’une bande de supporters.

Le spectateur n’est pas le seul à être convié à pénétrer vos tableaux. Vous y intégrez des références décalées aux séries télévisées des années 80, comme à l’histoire de l’art. Que vous permettent les citations, les détournements des piscines de David Hockney, des sujets érotiques de Toshio Saeki ou des sculptures de Duane Hanson?
Oui pas mal de références, aux aînés, aux maîtres que j’admire ; c’est une manière de leur rendre hommage et d’affirmer leurs diverses influences sur mon travail. J’aime également ce thème dans l’histoire de la peinture du tableau dans le tableau, de la sculpture dans le tableau en ce qui concerne Duane Hanson.
J’ai fait il y a quelques années une série de peintures où je relatais les vernissages, les foires, où les spectateurs se mêlaient aux œuvres d’autrui, que je reproduisais, que je m’appropriais. Je documentais même mes propres expos et reproduisais mes propres tableaux. Une mise en abîme en quelque sorte mais tout ça je l’espère avec un peu d’humour.
Oui, détournement du sujet, quand je peins mes piscines vides, ou même, détournement de peinture quand, par exemple, je reprends la scène de Portrait of an artist (pool with two figures) de David Hockney mais avec un point de vue, un angle de vue différents et les années qui ont passées… Le personnage à la veste rose est cette fois de face et regarde perplexe le nageur qui flotte plus sur le dos qu’il ne nage,  laissant apparaitre une île déserte : son ventre ventripotent comme dirait notre ami Brassens.
Il m’arrive aussi de glisser subrepticement une œuvre de Toshio Saeki sur les murs d’une pièce dans un décor d’une apparente banalité, où se déroule une scène de famille, famille que nous imaginons sans mal bien pensante et un poil puritaine. J’ai grandi avec les rediffusions de séries télé des années 50, 60, 70, et j’étais en plein dans les années 80. Avec mon attirance pour le cinéma, la pop culture et la sub culture pas étonnant que je ressorte tout ça dans mes toiles.

Votre dernière série présente une foule compacte qui se dirige, telle une masse de traits graphiques et de réserve, vers un volcan en irruption. Comment ne pas y déceler une vanité suprême. Dites-nous en plus…
Oui comment !? Le tourisme de masse, les publicités qui passent en boucles, les news, les fakes news, les jeux vidéos, les réseaux sociaux, les écrans… Nous perdons notre substantifique moelle et courrons sans réel but vers une réelle perte de soi.

Vous êtes actuellement représenté par la galerie Anouk Le Bourdiec à Paris. Quel est votre prochain lieu d’accrochage? Donnez-nous rendez-vous…
Nous préparons une autre expo avec Anouk Le Bourdiec… J’étais avec la galerie Parker’s Box à New York qui a fermé. À la suite de quoi j’ai été approché par une galerie du lower east side dont je tairai le nom aujourd’hui mais dont j’aime la programmation, dont Rosson Cr… Je ne manquerai pas de vous tenir au courant.

@philippenuell
galeriealb.com

John Hamon, La face cachée du visage

Un homme, encore jeune, à la démarche souple, accessible et souriant, direct et chaleureux. C’est le John Hamon que nous avons rencontré au mois de novembre dernier. Pas grand chose à voir avec l’ado de la photo barrée de son nom. C’est pourtant la même personne, mais il est vrai que le temps ne s’arrête que pour les images. Dans l’intervalle, il a fait 20 fois le buzz avec ses campagnes d’affichage sauvage qui ont toujours le même objet: cette image du John Hamon de la fin des années 90. Tentative de passage derrière l’affiche.

Le portrait à l’œuvre
Au premier abord, il y a un portrait. Un visage connu, à la fois familier et étranger. Un jeune homme, encore un peu adolescent, qui sourit, un peu mollement. Un sourire de « pose pour le photographe », plutôt nonchalant, mais voulant bien faire. Et ce nom : « John Hamon » qui semble sorti de l’annuaire des seconds rôles du Hollywood des fifties.

Ensuite, il y a cette forme. Ça ressemblerait à une affiche politique. Mais plutôt basique, sans message, ni appartenance. Enfin il y a le nombre. La multiplication de la présence de l’affiche dans les endroits les plus divers avec une permanence dans le temps qui fait douter davantage du sens de son existence. Ce regard, vous aussi vous l’avez sûrement croisé.

Paradoxalement, on finit par avoir l’impression que ce visage, pourtant ouvert, souriant, sans ironie, semble nous regarder avec une certaine goguenardise. N’est-ce pas nous qui, au fond, devenons le jouet de cette affiche qui nous nargue de son omniprésence sans jamais rien lâcher de son mystère ? Bien sûr, il ne s’agit que d’une affiche et l’on pourrait se contenter de passer son chemin, détourner le regard, feindre l’ignorance. Mais elle est là, tranquille, avenante, sûre de son fait et de sa présence légitime sur les murs de nos villes.

Devant la présence insistante de l’affiche, et de son mutisme sans failles, nous sommes finalement contraints d’envisager qu’il s’agit de tout autre chose qu’un simple gag potache ; un message personnel de grande envergure sur le mode « chérie veux-tu m’épouser ? ; ou une campagne dédiée à un micro-public averti, comme l’affiche d’un candidat aux élections de délégués de classe de la terminale du lycée du coin qui aurait vu les choses en grand.

John Who (?)
En réalité, cette affiche n’est pas celle d’un candidat à une quelconque élection, ni un message personnel, pas plus qu’un gag de potache, et encore moins un ego trip bien frontal, il s’agit d’une œuvre d’art. Ou plutôt, de la manifestation d’une œuvre d’art. On y reviendra.

Fin des années 90. Son auteur, John Hamon, c’est son vrai nom, va bientôt devenir étudiant en art, mais pour l’heure, sur la photo, il est lycéen et la photo est une photo scolaire. Elle a été prise dans son lycée quand il avait 17 ans, en 1998. Il ambitionne de devenir artiste, et à une vision tout à fait claire de où et comment. Ce sera avec cette image et partout.

Il démarre son projet de façon concrète en 2000, en l’ayant déjà complètement conceptualisé. L’idée n’a pas bougé d’un millimètre depuis : il va coller partout dans Paris des affiches composées de sa seule photo. Il ajoutera très vite son nom, mais ne changera par la suite, plus rien. Il est vrai que la permanence du support visuel est un élément important du projet, mais pas l’essentiel. En effet, ce qui fait « œuvre » n’est pas l’affiche, ni même le portrait, c’est la promotion de ce portrait. Il y a un petit côté vertigineux à réaliser que ce à quoi il travaille depuis 20 ans, est la promotion de cette image. Autrement dit, sa démarche artistique consiste à orchestrer un travail de communication. Et le fait est que, dans sa bouche, le mot « exposition » désigne la mise en œuvre des différents outils de communication que sont dossiers et communiqués de presse, posts Instagram, etc. ; la monstration ou la projection de l’image (son portrait, donc) n’étant que l’acmé de tout le processus.

Campagne d’affichage massive à Paris, en premier lieu, puis dans d’autres villes en France, en Europe. Une trentaine de villes dans le Monde devient son cadre d’intervention. Il ajoute ensuite une corde à son arc, les projections. Au gré de l’évolution de la technique – et de ses moyens financiers – il peut organiser des projections de plus en plus king size : un immeuble, le Palais de Tokyo, l’Arc de Triomphe, la tour Eiffel…

Il a par ailleurs démarré une intervention d’un nouveau genre en créant un filtre Instagram qui permet de « johnhamoniser » n’importe quelle œuvre à visage du Louvre : une campagne de communication home made qui EST l’exposition. Succès sur les réseaux sociaux.

Artiste par effraction
On reste assez étonné d’apprendre que toutes ces opérations se font sans aucune autorisation, ni même échange préalable avec le musée ou le monument en question. Chacune de ses interventions est totalement sauvage. Les affiches que l’on peut voir partout dans Paris avec le logo du Louvre pour promouvoir son intervention sont elles aussi réalisées sans aucun accord…

Le tout, du collage de la plus petite affiche à la projection sur la tour Eiffel, est réalisé par John lui-même, sans aucune équipe. Seul un photographe l’accompagne pour certaines prises de vue de nuit.

Pas non plus de modèle économique particulier constitué autour de son œuvre ou de son personnage. Pas de mécène ou de sponsor. Pas davantage de galerie pour promouvoir ou vendre son œuvre. Seule la vente d’affiches constitue une source de revenus.

John Hamon, l’histoire et l’institution
Il y a quelque chose du systématisme de Roman Opalka dans le travail de John Hamon, mais qui s’inscrit à un autre endroit que dans l’écoulement inexorable du temps. Sous des dehors rieurs, une forme de vertige comparable à celui ressenti à l’écoute des auteurs de musique sérielle. L’œuvre de John Hamon, grâce à sa répétition, se place en dehors du champ purement conceptuel et pénètre celui de « l’intuitivement appréhendable », qui fait appel aux sens plutôt qu’à l’intellect.

Lui, voit son travail s’inscrire dans la lignée d’un Buren, par exemple, et de son rapport à  l’affichage, ou dans une démarche parallèle à celle d’un JR sur la notion d’intervention dans l’espace public.

Cette vision n’est pas partagée par tous, et sa démarche accueillie plutôt avec tiédeur par les acteurs des institutions culturelles qui semblent ne pas savoir par quel bout prendre le personnage et son « œuvre ». On peut comprendre le doute qui les saisit quand atterrit sur leur bureau le cas John Hamon. Que penser en effet de ce travail qui, d’un côté, jouit d’une notoriété folle et d’une empathie naturelle du public (136 000 abonnés sur Instagram, c’est-à-dire bien plus que nombre de grandes marques) mais dont la proposition, plus que minimale, s’avère difficile à appréhender, et, le tout, étant néanmoins pratiqué avec une sincérité artistique et un engagement incontestables…

Si on ajoute à cela la posture du sale gosse qui impose une présence non désirée, et l’absence chronique de réseau et des codes du milieu de l’art, l’on devine que sa démarche puisse ne pas susciter l’adhésion, voire franchement irriter.

Qu’importe, John Hamon, s’il en conçoit une certaine amertume, n’en continue pas moins de cheminer sur la trajectoire qu’il s’est tracé, hors des sentiers identifiés du monde de l’art, avec une liberté sidérante et son corollaire fréquent, la solitude. Un sentiment qui transpire de ses propos, sans être pour autant un sujet, et qui n’entame à aucun moment sa volonté de pratiquer et de faire connaître sa démarche.

La détermination tranquille du personnage est fascinante. Malgré les difficultés, jamais il ne doute, ni ne se lasse de faire la promotion d’une simple et unique image, qui n’a d’ailleurs plus vraiment de rapport avec lui, le visage de la photo étant devenu celui d’un autre. Et si il y a de l’ego dans sa démarche, c’est celui, classique, d’un artiste qui souhaite partager son travail et convaincre de sa pertinence.

© Benoit Pelletier

On pensait rencontrer un trublion sautillant et surfant sur l’époque et nous avons trouvé un homme très affable et ouvert, un peu « fêlé », dans tous les sens du terme, pratiquant une discipline pas vraiment identifiée, mais avec une sincérité et un engagement époustouflants. On pensait sourire, on est plutôt ressortis émus, et pour tout dire, carrément impressionnés. Sous des dehors débonnaires et rigolos, voici un personnage qui, s’il pratique un art conceptuel, est d’abord, lui-même, conceptuellement un pur artiste. Derrière ce visage innocent, une vie d’artiste vous contemple.

johnhamon.art
@john_hamon

David Bowen, Un vent de nature venu des States

Article paru dans le n°26 de la formule papier de Process (Décembre 2019 – Janvier 2020)
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Tout au long de sa saison, le centre de culture numérique Saint-Ex à Reims aborde le thème «SuperNature», où il est question des usages du numérique dans un contexte actuel de défi environnemental. En avant-goût de sa programmation artistique, Saint-Ex a souhaité accueillir l’installation de David Bowen, tele-present wind (à visiter jusqu’au 18 décembre). L’occasion pour Process de se pencher sur le travail fascinant de cet artiste américain qui nous montre la nature à travers ce qu’il y a de plus artificiel: la data et la robotique.

Venu exposer il y a 5 ans l’œuvre tele-present water dans les locaux de Saint-Ex, David Bowen présente cette fois-ci tele-present wind (2018), l’une de ses dernières créations. Cette installation n’est pas sans rappeler les phénomènes de communication entre les plantes, sur lesquels la lumière est portée depuis quelques décennies par la communauté scientifique et les médias. tele-present wind est une sculpture cinétique ; elle se compose de 42 machines inclinables sur lesquelles sont fixées autant de tiges de plantes séchées. Ces machines sont toutes connectées à une unique plante (séchée elle aussi), qui a été munie d’un accéléromètre avant d’être installée en plein air à proximité du laboratoire de l’Université du Minnesota, aux États-Unis – c’est là qu’en 2004, David Bowen est sorti diplômé d’une maîtrise en Beaux-Arts et qu’il dispense depuis, des cours de sculpture. Lorsque le vent souffle, il fait osciller la tige : l’accéléromètre détecte ce mouvement et le transmet aux 42 appareils placés sous les yeux du visiteur. Cette captation à la précision scientifique se transforme alors en un ballet chorégraphique où les plantes semblent danser à l’unisson. tele-present wind, traduit de façon poétique le principe de la téléprésence, une notion centrale dans l’œuvre de David Bowen ; être là, sans y être ; nous ne sommes pas dans le Minnesota mais l’on observe pourtant en temps réel le mouvement de la plante ballotée par les vents du Midwest.

Pour tele-present wind comme pour ses autres sculptures cinétiques, David Bowen crée lui même les logiciels de collecte de données ainsi que les mécanismes qui vont permettre de traduire le mouvement. « Je passe le tiers de mon temps en studio à coder ; un autre tiers de mon temps à créer les machines, ce à quoi je parviens grâce à ma maîtrise de la sculpture et enfin, le reste mon temps, je le passe à tester, déboguer, étudier les anomalies – qui peuvent parfois être intéressantes et exploitables d’ailleurs. J’aime prendre un maximum de recul par rapport à mes œuvres. Je fabrique et installe les différents systèmes, je mets en place l’installation et ensuite, autant que possible, je me retire et permets aux systèmes de faire ce qu’ils ont à faire. » Pour underwater (2012), qui relève aussi de la téléprésence, David Bowen a utilisé 486 servomoteurs pour articuler l’installation en fonction des données 3D collectées par un capteur de profondeur Microsoft Kinect disposé au dessus de la surface du Lac Supérieur (États-Unis) et couvrant une zone délimitée. L’installation simule alors avec précision les mouvements complexes et subtils qui se produisent à la surface de l’eau.

Par ses œuvres, David Bowen offre un discours changeant. Ici, ce n’est pas la main de l’Homme qui prend le dessus sur la nature mais l’inverse. Les mécanismes robotiques ne font que répliquer l’activité d’une nature presque déifiée. C’est elle qui dicte le mouvement. L’artiste va parfois même plus loin en donnant la parole à cette nature, comme dans cloud piano (2014) où grâce à des capteurs et à des logiciels de retranscription de données, les nuages, malgré leur relative inconsistance, parviennent à poser leur empreinte dans la matière – les touches du piano –  pour créer du son et un langage qui leur est propre. C’est selon ce même principe que l’œuvre FLY CARVING DEVICE (2017) a été créée : une centaine de mouches situées à l’intérieur d’une sphère translucide sont placées sous l’œil d’une caméra qui suit leur mouvement. Ce mouvement est traité par un logiciel qui, par la suite, transmet des directives à une machine (une fraiseuse numérique) qui creuse dans une mousse. De cette manière, les mouches deviennent le cerveau de la machine à commande numérique puisqu’elles déterminent où, quand, à quelle vitesse et à quelle profondeur tailler la mousse. « Je trouve ça fascinant le fait que la nature puisse prendre le contrôle de la machine » confie David Bowen. Mais toutes les sculptures de l’artiste ne sont pas cinétiques ; ce qui ne les empêchent pas de traduire le mouvement des forces de la nature avec un réalisme déconcertant : le nom de l’œuvre 46°41’58.365″ lat. -91°59’49.0128″ long. @ 30m (2015) fait référence à la position du drone qui a collecté les images de la surface du Lac Supérieur afin de réaliser une série de cylindres figeant avec précision les vagues et infimes ondulations de l’eau, à des temps différents et selon des conditions météorologiques variées. Un résultat rendu possible grâce à un logiciel en open source, permettant de convertir les images en modèles tridimensionnels. Ces modèles ont ensuite été sculptés avec une fraiseuse numérique dans un matériau acrylique transparent pour former cette série de 5 cylindres (152mm diamètre x 150mm hauteur) dont la pureté participe aussi à nous donner l’illusion qu’il s’agit bien d’eau.

À travers l’usage de matériaux inertes, c’est bien du vivant dont nous parle David Bowen. Il révèle sous un nouveau jour quelque chose auquel notre cerveau s’est habitué et que notre œil ne perçoit plus : la complexité des « mécanismes » mis en place par la nature pour garantir de façon continue la vie.

dwbowen.com