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Nicolas Huet Greub, 37.2

Nicolas Huet Greub, agent solaire

Avec son agence 37.2, le trentenaire fait des émules dans le monde de la production visuelle. Il a réussi à attirer vers lui de talentueux photographes, stylistes et set designer qui constituent le vivier de son projet : réunir mode, luxe et art dans un grand geste qui fait tomber les cloisons.

 Il nous reçoit dans un vaste appartement boulevard des Filles du Calvaire dans le 3e arrondissement de Paris. Surgissent ici ou là des fleurs séchées joliment posées dans des vases et sous lesquels sont empilés des dizaines de magazines et de livres. Une belle table en marbre rouge et un vaste miroir confèrent au lieu quelque chose d’à la fois simple et travaillé, comme l’est justement son agence. « Je ne suis pas né dans un milieu artistique. J’ai grandi en province élevé par des femmes où je passais la plupart de mes week-ends sur des terrains de concours équestres à accompagner ma mère qui était championne d’équitation, à aider ma grand-mère qui a dédié une partie de sa vie à des organisations caritatives ou alors à regarder ‘Sous le Soleil’ (Passion !) avec ma sœur. Le métier d’agent d’artistes, c’était un autre monde jusqu’à ce que je tombe dedans » dit d’emblée l’intéressé.

« J’ai commencé par des études de droit que j’ai arrêtées assez vite en comprenant que ça ne ressemblerait pas à Ally McBeal. Ensuite, j’ai fait une école d’Arts et Culture qui nous demandait de choisir un métier-type à présenter et c’est là où j’ai découvert celui d’acheteur d’art, c’est-à-dire la personne qui propose des artistes pour une campagne publicitaire. Un métier essentiel où il faut, entre autres, un œil et une culture photographique. C’est avec ce rendez-vous chez Publicis que ça a démarré », détaille Nicolas Huet Greub. Pendant les deux ans qui suivront ce rendez-vous, il travaillera chez une agent, à l’achat d’art chez Publicis et au studio d’un photographe. « En sortant de ces différentes expériences, j’étais sûr d’une chose : je n’aurais pas pu travailler dans une agence et représenter des artistes que je n’aurais pas choisis. Il fallait que je sois en accord avec le travail des artistes que j’allais représenter ».

Nicolas Huet Greub © Anna Daki
L'agence 37.2

 

 

La référence

En 2016, à 25 ans, le jeune homme se lance. Il crée son agence. « Je dois dire que les planètes se sont alignées. Ça a été une succession de belles rencontres, on m’avait dit avant que je me lance : si l’artistique est bon, le reste suivra. Ça a toujours été un mantra, il faut garder une ligne, une colonne vertébrale artistique. » Il doit aussi le début de son agence à une rencontre qu’il a fait sur un tournage, celle de la maquilleuse Saraï Fiszel qui lui a alors présenté l’une de ses meilleures amies, la photographe Shelby Duncan. Cette dernière a tout de suite accepté d’être représentée par Nicolas et cela même si ce dernier n’avait pas encore de site internet. « On a eu comme un crush amical, un peu comme quand vous reconnaissez quelqu’un de votre tribu. J’ai beaucoup aimé sa vibe. J’ai tout de suite pensé qu’avec Shelby ça collerait parfaitement. Ça s’est fait de manière très organique. » relate Sarai et d’ajouter : « Nicolas est quelqu’un qui a une présence très forte. Il est extrêmement charismatique. Il a un talent pour rassembler les gens. »

Photo de Alexis Armanet, représenté par l'agence 37.2
Photo de Alexis Armanet, représenté par l'agence 37.2
"Autoportrait oral" (1996) de Katerina Jebb, artiste représentée par 37.2.

Au contraire du jeunisme ambiant, pour Nicolas Huet Greub l’âge n’est pas un sujet : « Ça me plait autant de prendre un jeune artiste et de lancer sa carrière comme je l’ai fait avec Shelby que prendre des photographes qui ont déjà une belle carrière comme Roberto Badin, Alexis Armanet ou Inès Dieleman et de les accompagner pour se réinventer. Inès, je lui ai vraiment couru après. Son histoire est unique (Inès travaillait dans l’ombre de son mari, un grand photographe de publicité. À sa mort, elle a pris le relais et s’est lancée en tant que photographe.) Se lancer à plus de 50 ans, dans ces conditions-là, et en à peine dix ans être aujourd’hui une des plus importantes références en nature morte, c’est beau. Et au-delà d’être beau, ça demande un certain courage et beaucoup de talent. Dans le travail et humainement elle donne beaucoup. Pour la sortie de son premier livre, Pavot, que j’ai édité cette année, on a installé une galerie éphémère 37.2 Place Beauvau pendant deux mois. Tout le monde est venu la célébrer lors du vernissage, au-delà du succès de l’exposition, c’était émouvant » témoigne ainsi Nicolas.

 

 

Ouvrage "Pavot" d'Inès Dieleman, artiste représentée par l'agence 37.2
Photo de Alexis Armanet, représenté par l'agence 37.2

 

Maison d’édition

« Je trouve formidable le pont générationnel qu’a fait Nicolas en travaillant avec des photographes qui ne sont pas très jeunes », estime pour sa part l’acheteuse d’art Catherine Mahé qui travaille parfois avec lui et d’affirmer : « il est très ouvert. Il a un enthousiasme qui me parle ». Même son de cloche chez l’agente Florence Moll qui assure : « Il a une très belle énergie, du goût, de la curiosité. Ce que j’aime, c’est qu’il a l’envie de s’installer durablement ». De fait, Nicolas insiste pour dire qu’il se veut fidèle aux artistes qui travaillent avec lui et cela « au contraire de certaines agences qui se séparent parfois d’un photographe simplement parce qu’il a moins de commandes. Des périodes plus calmes pour un artiste, c’est des moments qu’on dédie aux projets personnels. Ces temps-là se cultivent aussi. »

Mais ce qui caractérise 37.2 est aussi le pont que Nicolas a su construire entre la photographie de commande et la photographie d’art. Pour soutenir le travail personnel des photographes de l’agence et pour concevoir un bel objet de communication, Nicolas n’a pas hésité à créer dès 2018 une maison d’édition de livres photo. « Après deux ans d’activité, j’avais envie d’une pure récréation artistique où on pouvait faire ce qu’on voulait. Parce que tu te doutes bien qu’avec nos clients, il y a des contraintes marketing. Parfois, tu peux avoir des frustrations. Je me suis dit : est-ce que je ne réinvestirais pas une partie de l’argent gagné dans des projets artistiques où on laisse libre cours à notre imagination et où on fait ce qu’on veut ? »

Livres photo (Inès Dieleman, Antoine Henault, Roberto Badin) édités par l'agence 37.2

House of love

Ainsi sont nés les livres de Roberto Badin, Antoine Henault, Inès Dieleman… De beaux ouvrages à la couverture feutrée qui permettent à l’agence de se faire connaître et reconnaître. « En avril je reçois un coup de fil des Éditions Actes Sud. Pendant le Festival de la photographie à Arles, ils ont un espace dédié à Croisière où ils peuvent mettre en lumière des maisons d’édition indépendantes. Ils m’ont proposé d’y mettre en avant 37.2 et ont invité les artistes à venir signer leurs livres pendant la semaine des rencontres. L’édition nous amène ailleurs. » explique Nicolas.

« Je trouve très intéressante la démarche de Nicolas », estime Florence Moll à propos de la maison d’édition de 37.2, « il a compris qu’on enrichit son sujet en allant chercher d’autres mondes. Les uns nourrissent les autres en quelque sorte. »

Prochainement sortiront les premiers livres d’Alexis Armanet, Arthur Delloye et Anna Daki, le second livre d’Antoine Henault qui a réalisé un travail sur l’Inde et le livre House of love, titre faisant référence à une maison où Shelby Duncan et sa meilleure amie Saraï Fiszel ont vécu de 2009 à 2015, à Hollywood, en Californie. Ensemble dans cette maison, elles ont fondé et accueilli une communauté internationale de plus de 500 artistes (allant de Léa Seydoux à Natalie Portman en passant par Johnny Hallyday). Le livre est un portfolio photographique du travail de Shelby ainsi que son histoire personnelle de cette période de sa vie.

Pour Nicolas, la maison d’édition, l’agence, c’est surtout l’occasion de créer comme une communauté où l’on partage goûts et valeurs, comme un « clan » dit-il, de personnes inspirantes et inspirées qui s’apprécient et se montrent bienveillantes entre elles. « C’est vraiment cette dimension que je retiens de l’agence, ce côté amical de Nicolas qui continue même après avoir travaillé avec lui et le lien que j’ai pu garder avec tous les artistes » témoigne ainsi Catherine Dayoub qui a commencé comme stagiaire à l’agence et est aujourd’hui directrice artistique chez Jacquemus. « Quand j’ai organisé l’anniversaire de Shelby ici il y a quelques mois, artistes, amis, clients… Tout le monde était là. » relate Nicolas qui précise : « Une de mes artistes m’a dit un jour : ‘People you bring to your inner circle will always be protected’ (‘les personnes que tu accueilles dans ton cercle seront toujours protégées’). J’aime cette idée de clan qui me vient de mon enfance.  Sans le faire exprès, j’ai reproduit ce schéma dans ma vie personnelle et professionnelle. C’est quelque chose qui s’est installé naturellement au fil du temps et que je cultive toujours avec respect, amour et légèreté. »

Fête à l'agence, à l'occasion de l'anniversaire de Shelby Duncan
Lola Drai, productrice de l’agence 37.2 et Nicolas Huet Greub © Anna Daki

Renate Gallois Montbrun, Une vie d’agent

À force d’audace, de travail et de rencontres, Renate Gallois Montbrun est devenue agent pour de très grands noms de la photo. Elle nous livre le récit de son parcours et ses réflexions sur les mutations du métier d’agent d’artistes.

C’est dans son appartement niché dans le haut-marais, que nous rencontrons Renate Gallois Montbrun. Autour d’un thé, notre échange prend place ; ce dont nous allons parler, c’est d’un métier dont il est rarement question mais qui, pourtant, est au plus proche de la création : celui d’agent d’artistes.
Car en effet, Renate est devenue l’une des grandes figures de la profession en fédérant autour d’elle des personnalités – principalement du monde de la photo – comme Sarah Moon, Christine Spengler, David Seidner ou encore Kate Barry. Et si depuis l’explosion du digital l’activité connaît sa plus grande mutation, Renate reste fidèle à sa vision du métier et à son œil. Elle continue de fonctionner à l’intuition, aux atomes crochus, à l’amitié, à l’envie.

Le bureau de Renate © Antoine Lecharny
Renate Gallois Montbrun photographiée par Sarah Moon

Le pied à l’étrier
Un saut dans l’inconnu. C’est à peu près ce qu’a fait Renate lorsqu’elle a commencé en tant qu’agent d’artistes. « J’ai commencé tout à fait par hasard, introduit-elle. Je ne voulais pas du tout faire ce métier, je voulais être architecte d’intérieur, créer des meubles. »

Alors qu’elle est stagiaire, au cours des années 70, au magazine « Dépêche Mode », elle fait la connaissance d’un photographe allemand qui lui demande, de but en blanc, si elle veut être son agent. Elle ne connaît rien à ce métier, dont on lui dit que – dans les grandes lignes – cela consiste à appeler les agences de publicité qui achètent de l’espace dans les magazines de mode, à demander le département « achat d’art » et à présenter le portfolio du photographe en espérant qu’il décroche un contrat. Elle accepte. L’activité, à ce moment-là, ne génère pas grand-chose ; elle a une existence relative, autant économiquement que dans l’esprit de Renate.
Rapidement, le photographe lui présente l’un de ses amis, allemand lui aussi – il faut savoir que Renate est originaire d’Allemagne. « Il faisait beaucoup de photos pour des publicités allemandes, pour des cigarettes, des champagnes, des cognacs, qui représentaient alors de gros budgets publicitaires. »
Elle devient aussi son agent. Petit à petit, le bouche-à-oreille opère et d’autres photographes la demandent. Parmi eux, un brésilien, Otto Stupakoff. « C’est avec lui que j’ai vraiment appris le métier. Il m’a appris à lire les photos, à avoir une sensibilité visuelle. Ensemble, on travaillait beaucoup pour le Vogue français, son nom était très vu. »

Avec Otto Stupakoff, Eva Sereny et d’autres photographes, une petite équipe se forme. Son activité d’agent commence à prendre une vraie dimension. Ses fonctions : définir avec l’artiste une stratégie ; constituer avec lui un dossier ; d’un côté, démarcher les clients les plus adaptés à son profil et, de l’autre, orienter le client vers le photographe qui répondra le mieux à ses besoins ; négocier les contrats…

En parallèle de cette activité, elle monte avec une amie une agence de mannequins. Elle ne connaît rien à ce métier non plus. « J’ai fait beaucoup de choses comme ça, sans vraiment réfléchir, sans maîtriser le métier. » Son agence – « FAM » – installée sur les Champs-Élysées devient très connue, notamment pour ses mannequins dits « special faces ». « C’était marrant au début puis ça ne l’a plus été. Finalement, on ‘vendait’ les mannequins, un physique, et ça m’a dérangée. Je me suis séparée de mon associée au bout de quatre ans. »

Artistes dans l’ordre : Aurore de la Morinerie / Jean-François Lepage / Chico Bialas / Deborah Turbeville / Antoine Lecharny / David Seidner / Christine Spengler / Deidi Von Schaewen / Charlie de Keersmaecker / Nelson Sepulveda.

L’âge d’or
Renate déménage alors ses bureaux là où ils se trouvent toujours, dans un appartement de la rue de Turenne, et poursuit son activité d’agent de photographes. On arrive à la fin des années 80 et c’est une grande époque pour elle – qui s’étendra jusqu’à la fin des années 90. Durant cette période, Renate décroche de très grands noms et connaît des réussites significatives, avec David Seidner * notamment, qui décroche un contrat d’exclusivité avec Yves Saint Laurent, une première pour la marque. « Pierre Bergé a été complètement ébloui par son travail », se souvient Renate. Ou encore, avec Peter Knaup (à ne pas confondre avec Peter Knapp), devenu la référence pour les photos de parfums (Dior, Ungaro…). « C’était de la publicité en affiches et en presse, ce qu’il y avait de plus visible », et donc de plus rentable.

Son bataillon d’artistes ne s’est pas constitué par choix stratégique, ou plutôt, précise-t-elle, par un choix qui s’est imposé par la force de l’intuition et de l’affection. Elle explique aussi qu’il n’y a pas eu de volonté de remplir des cases pour répondre aux différents besoins de la photo, ça s’est fait naturellement.
« En nature morte, il y avait dans l’équipe Peter Knaup ; pour la mode, David Seidner et Deborah Turbeville par exemple. Ils avaient vraiment leur propre style. Les clients cherchaient des ‘maîtres’, de grands photographes qui avaient une patte. Bettina Rheims a aussi intégré mon agence mais elle est partie à l’arrivée d’un photographe avec lequel elle se sentait en concurrence. » Très rarement, Renate se sépare de quelques personnes mais, pour la plupart, ses artistes lui restent fidèles jusqu’au bout, nourris par la relation qui s’est construite. « Être agent, c’est d’abord constituer un duo avec l’artiste, être présent, l’écouter…, rapporte Renate. Ça ne se résume pas seulement au boulot. On connaît toute sa vie. On instaure une relation de confiance. La plupart des gens avec qui je travaille sont devenus des amis très proches. » Elle évoque le nom de Sarah Moon : « On travaille ensemble depuis plus de trente ans. C’était déjà une super star quand on s’est rencontré, c’était bien après Cacharel [La notoriété de Sarah Moon a explosé suite à ses campagnes de pub pour Cacharel dans les années 70 et 80, ndlr]. Aujourd’hui elle est beaucoup plus dans une démarche d’artiste mais à l’époque elle faisait beaucoup de publicité. Ensemble, on a fait Armani pendant trois saisons et Nars. Pour moi c’est un bonheur de travailler avec Sarah et je ne pense pas qu’il soit question qu’on se quitte un jour. » On sent aussi qu’une grande amitié la lie à Aurore de la Morinerie, que Renate a accueillie dans son équipe il y a 14 ans et qu’elle représente, non pas en tant que photographe, mais en tant qu’illustratrice. Elle fut d’ailleurs la première illustratrice que Renate ait représentée. Une ouverture sur un champ nouveau en tant qu’agent mais qui fait sens au regard de son histoire puisque pendant sept ans, à partir 1987, toujours en parallèle de son activité d’agent, Renate a tenu une galerie dédiée à l’illustration. La galerie Rohwedder (son nom de jeune fille) était située rue du Roi Doré, au pied de ses bureaux de la rue de Turenne. « Mon idée de départ c’était de créer un atelier pour retaper des meubles et les vendre. Puis j’ai fait la rencontre de Jean-Jacques Sempé qui n’avait alors pas de galerie, il m’a dit ‘Pourquoi tu ne ferais pas de ce lieu une galerie où tu exposerais mes dessins ?’. C’est venu aussi simplement que ça. »

Le bureau de Renate © Antoine Lecharny
Affiches d’expositions organisées par la galerie Rohwedder.

Naturellement, l’inauguration a eu lieu autour d’une exposition du désormais regretté Sempé. Une fois encore, c’est une activité que Renate a apprise sur le tas et une fois encore, elle a fonctionné aux coups de cœur : « J’étais extrêmement libre, la galerie était à mon nom, je n’avais de compte à rendre à personne. » Elle y expose, outre Sempé, Savignac, Benoit, Hélène Tran ou encore un Jean-Philippe Delhomme à la notoriété naissante. « C’était une époque merveilleuse. Le lieu était très atypique, c’était dans l’ancienne forge de Louis XVI et, à l’époque, il n’y avait pas dans le marais toutes les galeries d’art qu’il y a aujourd’hui. J’étais complètement isolée avec ma petite galerie, elle attisait beaucoup la curiosité et elle a attiré beaucoup de personnes de la publicité car c’était un autre monde que celui de la photo. Pour cela, ça a été enrichissement dans mon activité d’agent. »
Au bout de sept ans, le lieu a été mis en vente. Renate, qui n’était que locataire, a renoncé à l’achat et, n’envisageant pas de poursuivre cette activité ailleurs que dans ce lieu « absolument unique », le volet galeriste de sa vie s’est arrêté là.

Naviguer entre ombre et lumière
En 1996, Renate voit l’activité de son agence ralentir à cause de problèmes de santé qui la contraignent à s’éloigner du travail pendant cinq mois.
Cette période est aussi marquée par le départ « du jour au lendemain » d’un photographe qui comptait beaucoup pour l’agence. L’affaire, qui a brutalement fragilisé l’écosystème qu’avait su construire Renate, se terminera devant les tribunaux.

L’arrivée de Kate Barry dans l’équipe est le rayon de lumière qui balaie le souvenir de ces péripéties. « J’ai vu deux-trois photos de Kate dans le magazine ELLE, j’ai cherché à la rencontrer et ça a été le coup de foudre mutuel. À partir de ce moment-là, elle a pu faire de très beaux portraits pour des magazines comme Vogue. Elle avait un engagement et un professionnalisme très rares. Elle était dans les labos, elle suivait la couleur… Elle était extrêmement méticuleuse mais c’était passionnant de voir ça. Une personne incroyable, d’une gentillesse, d’une élégance… et drôle par-dessus tout. » Mais l’annonce de sa mort, en 2013, est un choc immense. « Ça a été l’un des moments les plus horribles, je pensais même m’arrêter à cette époque. Le métier de la mode est très dur, sans pitié. Et le métier d’agent n’est pas très aimé en France. On se demande quelle est la fonction de l’agent. On le réduit parfois à une personne qui enchérit le coût de la photo, sans valeur ajoutée… ce qui est faux. » Pour Renate, le métier d’agent ne se résume pas qu’à sa partie émergée (penser une stratégie, démarcher, négocier…) ; en sous-terrain, il y a aussi tout un travail consistant à tenir par la main les artistes, « faire équipe » avec chacun d’eux. « Faire équipe », elle l’aura aussi fait pendant près de 14 ans avec un associé ; leur collaboration a pris fin en 2021.

Artistes dans l’ordre : Sarah Moon / Jin Young Hong / Keiichi Tahara / Patricia Schwoerer / Morgane le Gall / Kate Barry / Marie Taillefer / Lon Van Keulen / Peter Knaup / Xavier Casalta.

Une inévitable mutation
Alors qu’avant l’agent était perçu comme un acteur presque indispensable aux yeux de l’artiste comme à ceux du client, Internet a changé la donne, et Instagram tout particulièrement. « Avec le digital, tout le monde a accès aux dossiers des artistes donc il y a beaucoup de clients qui choisissent eux-mêmes. On ne me demande plus ‘qui as-tu pour cette commande ?’, le client sait déjà qui il veut. » Si le client a développé de nouvelles compétences, l’artiste aussi.
Il est devenu un entrepreneur qui sait bien souvent utiliser les outils d’Internet et le ton adéquat pour s’adresser à une audience et « se vendre ».

Pour s’adapter aux mutations de l’écosystème de la création, beaucoup d’agents proposent aussi de gérer la « production ». Ils organisent, au regard d’une enveloppe globale qui leur est allouée, toutes les prises de vue (réservation du studio, du coiffeur, du maquilleur, etc.), une activité chronophage dont se passent – pour le coup – volontiers les clients.

La perte de sens du métier d’agent, tel qu’on le concevait jusqu’au début des années 2010, s’accompagne d’un mouvement similaire en ce qui concerne le métier de photographe de mode qui semble avoir perdu de la dimension quasi sacrée dont il jouissait dans les années 80, 90, 2000. La marque ne cherche plus tellement la patte de l’artiste, celle-là même qui l’identifiait grâce à un ton très personnel ; elle cherche à créer une image qui s’inscrit dans les codes esthétiques qu’elle a prédéfinis. Il est par ailleurs fréquent que des marques demandent un très grand nombre d’images (Renate évoque une trentaine d’images pour une journée), pour une rémunération sans commune mesure avec les usages du passé. « Je ne suis certainement pas l’agent le plus commercial à Paris mais mes artistes ne répondent pas à ce type de commandes. J’ai la chance d’avoir des clients qui sont encore dans une démarche de ‘chercher une patte’. » Renate cite Dior et Chanel qui ont beaucoup travaillé avec Sarah Moon, et le Printemps qui s’est offert plusieurs fois le trait d’Aurore de la Morinerie. La réputation d’Aurore de la Morinerie et de Sarah Moon n’est plus à faire mais pour de jeunes artistes, la situation est plus compliquée. « Lorsqu’un jeune artiste démarre, ce qui est important pour lui, c’est de faire de l’édito ** dans des magazines pour des raisons d’image, et dans l’espoir d’être repéré par des marques, qui sont celles qui proposent des contrats rémunérateurs. Mais la majorité des magazines ne paient pas, parfois même pas de quoi rembourser les frais de déplacement et de production. En fait, ceux qui peuvent travailler pour ces magazines sont ceux qui ont déjà de l’argent, c’est profondément injuste. Les jeunes photographes doivent avoir une double activité pour vivre. Sans parler du fait qu’acquérir de la crédibilité auprès des marques prend du temps. » Renate évoque Antoine Lecharny, 27 ans, une recrue récente de l’agence. « Je crois beaucoup en lui, déclare-t-elle, mais pour la marque il faudra du courage car c’est un jeune et une marque a besoin d’une assurance technique. »
On imagine aisément que faire partie du « pool » de Renate offre déjà une certaine crédibilité. Cette caution morale est un atout dont Antoine Lecharny pourra certainement se prévaloir pour lever un peu plus la barrière de la frilosité du client.

Le bureau de Renate © Antoine Lecharny

L’avenir
« À mon avis, ce n’est pas un métier qui va durer encore des siècles. » confie Renate. Du moins, pas selon son schéma d’origine. Il peut espérer continuer à conquérir un marché de niche mais, à défaut, il devra se transformer suffisamment radicalement pour trouver une forme de survie. Le terme « d’agent » recouvrira alors sans nul doute une activité plus large.
Cela n’empêche pas Renate, mue par une sincère passion pour l’image, de poursuivre avec enthousiasme son activité. Elle a récemment été rejointe par Marie Benaych, une jeune femme dont elle gage qu’elle serait un très bon agent.
« Elle a un très bon œil mais je ne sais pas si c’est ce qu’elle veut faire de sa vie. » Qu’elle poursuive ou non dans cette voie, elle hérite pour le moment de la vision et du récit d’une agence qui a de profondes racines et assurément, une belle histoire.

* Il a été une grande figure de la photo de mode dans les années 80-90, jusqu’à sa mort en 1999.
** Une commande de photos passée par un magazine et qui sert souvent à accompagner un texte.

rgmparis.fr
instagram.com/rgmparis

Image de une © Sarah Moon

Tabac Tabou,Un millésime en parfumerie.

En 2015, Marc-Antoine Corticchiato sortait « Tabac Tabou », un parfum millésimé salué par la profession* et qui sonne, aujourd’hui encore, comme un manifeste de la démarche créative qu’il déploie depuis 20 ans à travers sa marque Parfum d’Empire – une démarche profondément libre et artistique.

« J’en ai eu marre des parfums standardisés, c’est pourquoi j’ai décidé de faire ce millésime », se souvient Marc-Antoine Corticchiato interrogé sur la genèse de Tabac Tabou. « J’ai voulu travailler une note de tabac, qui est une odeur que j’aime beaucoup et depuis toujours. » Une note avec laquelle le marché actuel de la parfumerie se montre pourtant très timide à l’heure d’une conscience généralisée des effets du tabac sur la santé. « Rares sont les parfums qui jouent cette note en mode majeur, observe-t-il. J’entends par là des parfums qui lui sont entièrement dédiés. Le terme ‘tabac’ est souvent utilisé en parfumerie mais davantage pour qualifier des facettes. » Vient s’ajouter, à la perception extérieure parfois négative du secteur et du public, le fait que l’utilisation de l’extrait de tabac (toujours dénicotinisé) est très limitée par la législation en parfumerie.

Alors, pour reconstituer l’odeur d’une feuille de tabac « gorgée d’essence, moelleuse, grasse » comme il l’aime, Marc-Antoine Corticchiato – naturellement – pousse l’extrait de tabac, un tabac blond, jusqu’à la quantité maximale autorisée. Puis, il vient l’amplifier à partir d’autres extraits de plantes qui, ensemble, vont pouvoir mimer cette note : foin, fève tonka ou encore immortelle, dont les facettes tabac se mêlent à des accents miellés et liquoreux. « Et pour la tête de la fragrance, j’utilise un extrait de narcisse naturel pour son côté à la fois sève verte, fleur blanche et animal – plus exactement crinière de cheval, précise-t-il. Je voulais retrouver un sillage de savane. »

* En 2016, Tabac Tabou a été sacré meilleur parfum de niche lors des Fifi Awards, une cérémonie organisée par la Fragrance Foundation France visant à récompenser chaque année les meilleurs parfums lancés au cours de l’année précédente, sur leur marché de référence. L’ équivalent des Oscars en parfumerie.

S’il a vu un intérêt olfactif à développer un parfum centré sur le tabac, c’est aussi à travers un regard plus conceptuel qu’il appréhende cette plante à deux facettes. « Le tabac renoue avec le sens premier du parfum : le sacré. Il était utilisé dans l’Ancien monde par les indiens d’Amérique de la même façon que nous utilisons aujourd’hui l’encens, c’est-à-dire à des fins spirituelles. Et paradoxalement, le tabac – comme l’encens – a une odeur extrêmement sensuelle, voire sexuelle. C’est ce dialogue entre la terre (le côté sensuel) et le ciel (l’origine sacrée) que j’aime. »

Le tabac et les plantes sauvages qui entrent dans la composition de Tabac Tabou sont récoltés une fois par an. Les essences obtenues après extraction de chacune de ces matières premières restent isolées ; en aucun cas elles ne sont associées à des essences issues d’autres années ou d’autres provenances géographiques. « Généralement, dans le secteur de la parfumerie, on réalise des communelles. Cela veut dire que, pour une même plante, on mélange différents lots d’essences pour que l’extrait final ait toujours la même qualité olfactive. Mais pour Tabac Tabou, je n’ai pas voulu procéder ainsi » explique Marc-Antoine Corticchiato. Sans l’effet d’assemblage communément pratiqué – pour lequel on peut faire l’analogie avec les vins de réserve en Champagne qui permettent, d’une année à l’autre, d’assurer une certaine linéarité dans le style d’une cuvée –, Tabac Tabou peut dès lors montrer un caractère différent selon les années avec des variations à la fois olfactives et de couleur, les ingrédients naturels exprimant les conditions climatologiques qu’ils ont connues durant leur croissance (soleil, sécheresse, froid, pluie…). Ainsi, selon son histoire, chaque nouvelle « cuvée » de Tabac Tabou pourra révéler un profil plus cuiré, plus floral ou plus gourmand. Quant à la couleur, elle sera d’un vert plus ou moins profond, ou tirera sur l’ambré.

Tabac Tabou ne dépasse pas la production confidentielle – autour de 1000 flacons par an –, les volumes de concentré dépendant de la disponibilité des plantes sauvages. À chaque nouvelle édition, l’année de récolte (qui correspond toujours à l’année précédant la commercialisation) est mentionnée sur l’étiquette des flacons ; un jusqu’au-boutisme dans la logique du millésime qui ne fait pas que des adeptes, en particulier chez certains distributeurs beaucoup plus rassurés avec les produits qui ne bougent pas. « Certains distributeurs se sont même montrés consternés lorsque je leur ai présenté Tabac Tabou… Ils s’inquiétaient de ne plus pouvoir vendre les flacons de l’année précédente s’il leur en restait en stock. » Ce à quoi le parfumeur répond qu’ils restent, bien entendu, commercialisables et qu’ils verront d’ailleurs leur cote augmenter – mais pas leur prix. « J’ai trop de respect pour la nature pour en faire une opération marketing » confie-t-il. D’autres distributeurs se sont au contraire « enflammés » à l’idée d’un parfum millésimé, tout comme certains consommateurs. « On a de grands amateurs de Tabac Tabou qui collectionnent les millésimes, s’étonne Marc-Antoine Corticchiato. Ils attendent les nouveaux avec impatience et nous contactent parfois car ils sont en quête de certaines années.»

Bien que toutes les créations de Parfum d’Empire – aujourd’hui au nombre de 21 – s’articulent autour de la matière première naturelle, la dimension millésimée est pour le moment exclusive à Tabac Tabou. Le parfumeur, qui aimerait étendre cette philosophie à d’autres fragrances, pèse le risque commercial au regard de cet accueil parfois difficile. « Il y a, je trouve, une injustice dont souffre le parfum par rapport au vin. Le public est beaucoup plus formé au vin qu’il ne l’est au parfum. Par exemple, on accepte volontiers qu’en vieillissant un vin puisse avoir une robe différente, mais pas pour le parfum. Or quand la couleur provient d’extraits de plantes naturels – et qu’il n’y a pas d’ajout de colorants dans le jus – il faut accepter l’idée qu’il s’agisse d’un matériel vivant et donc, que la couleur puisse évoluer. » Bien qu’il puisse y avoir une légère évolution de la couleur, olfactivement, il n’existe pas de transformation notable dans le temps même si le parfumeur affirme que les notes de fond, comme celles du tabac, peuvent gagner en profondeur et en texture – du moins au nez des plus avertis.

À l’instar de l’extrait de tabac qui a été poussé à son maximum pour Tabac Tabou, il est souvent question avec Marc-Antoine Corticchiato de « débordements de matières » avec une parfumerie parfois qualifiée de « baroque », bien qu’elle reste complètement contemporaine. « Je suis de manière générale trop souvent dans l’excès, sourit Marc-Antoine Corticchiato. J’aime voir jusqu’où je peux aller trop loin. Les matières que j’explore à l’excès dans mes parfums sont toujours naturelles même si, bien sûr, il y a une complémentarité avec les ingrédients de synthèse, qui restent essentiels. Mais si je fais ce métier, c’est parce que je suis amoureux de la nature avant tout. » Un amour pour la nature qui l’a conduit, jeune adulte, à un doctorat de chimie portant sur l’analyse des extraits de plantes à parfum et les méthodes d’extraction. C’est aussi ce thème qu’il étudiait dans le laboratoire de recherche qu’il a intégré au début de son activité professionnelle, avant de s’orienter vers la création dans le milieu de la parfumerie fine. Les matières premières naturelles, il en a donc une connaissance intime. « Ce qui m’a toujours fasciné dans l’ingrédient naturel, c’est qu’il a, je trouve, une vibration, une énergie que n’a pas toujours la synthèse. Il est aussi plus complexe car contrairement à la synthèse, pour laquelle on parle d’une seule molécule, l’extrait de plante naturel est composé de plusieurs dizaines voire centaines de molécules différentes. On a donc quelque chose qui vit davantage. »

Marc-Antoine Corticchiato © Parfum d'Empire

Ces matières premières naturelles, Marc-Antoine Corticchiato est libre de les utiliser comme il lui plaît grâce au choix d’indépendance qu’il a fait il y a 20 ans en fondant sa propre Maison. « C’est une grande liberté que j’ai de pouvoir utiliser des matières couteuses que certains de mes confrères, travaillant pour le compte de marques, ne sont pas toujours autorisés à utiliser, reconnaît le parfumeur. Par ailleurs contrairement à eux, je peux et je veux m’éloigner des tendances de consommation. Cette liberté qu’ils m’envient parfois, je leur rappelle toujours qu’elle a un coût au quotidien. On ne bénéficie pas de la même sécurité, du même confort. » Pour autant, Marc-Antoine Corticchiato ne regrette rien et conclut dans un sourire : « La parfumerie telle que je la fais est terriblement excitante. »

parfumdempire.com
@parfumdempire

Michael Woolworth, Éditeur d’œuvres d’art

Qu’il revête la casquette de l’imprimeur œuvrant pour des commanditaires venant avec leurs idées, ou celle de l’éditeur, lorsqu’il est lui-même à l’initiative de projets tels que la réalisation d’images et de livres d’artistes proposés à la vente, Michael Woolworth est une référence en France et en Europe.

Voici plus de 35 ans que Michael Woolworth, imprimeur et éditeur d’origine américaine, s’installait à Paris. Très vite, il se spécialise dans les techniques de lithographie sur pierre, avec impression exclusivement sur presses manuelles, il réalise également des œuvres en bois gravé, monotype, linogravure et eau-forte. Installé dans son atelier de la rue de la Roquette (Paris, 11e), il est aujourd’hui le seul à travailler uniquement à la main, sans avoir recours à la photogravure*. Un dispositif unique qui fait de son atelier une référence en France et en Europe. Michael Woolworth y travaille de deux manières. « Il y a l’argent court et l’argent long, sourit-il. L’argent court, ce sont les éditions des artistes que je choisis. Avant cela, il y a une rencontre, celle d’un artiste et de son œuvre. » Des artistes qu’on lui présente, d’autres qu’il découvre dans la presse ou lors d’une exposition, des personnes sur lesquelles des critiques, des galeristes ou des commissaires de sa connaissance attirent son attention. « L’argent long, ce sont les commandes que l’on me passe. Elles émanent de galeries, de musées, de sociétés, mais aussi d’artistes qui s’autoéditent, explique-t-il. L’activité s’équilibre à peu près pour moitié entre chacun de ces deux pôles. Nous ne pourrions exister sans l’un ou sans l’autre, qui s’autoalimentent. Les artistes avec lesquels nous travaillons nous permettent d’être régulièrement sollicités pour des commandes les concernant. »

L'atelier Woolworth
L'artiste Mirka Lugosi devant les oeuvres de Djamel Tatah.
Au mur, les oeuvres de Djamel Tatah.

Dans ses choix, Michael Woolworth, qui se dit « très éditeur », se laisse guider par ses goûts personnels qui tendent à l’éclectisme, plutôt que par la défense d’une ligne ou d’un courant artistique. « Je considère que je peux avoir des goûts très différents, comme en matière de musique, observe-t-il. J’aime écouter une musique différente selon les heures de la journée, mon état d’esprit. Il en va de même des œuvres que j’édite. Dans mes choix, je suis aussi très attentif à la relève, à ces jeunes artistes sans lesquels cet art peut disparaître. »

Un art de la collaboration
Au sein d’un atelier lumineux, avec ses deux collaborateurs permanents, le travail s’organise sur le temps long. Il s’agit d’un travail purement manuel, tant pour l’artiste qui va venir travailler directement sur la plaque, que pour le graveur qui va manipuler la presse. La réflexion prend plusieurs semaines. Le jour J, l’artiste rejoint l’atelier avec une idée, mais pas de modèle. « Parfois une esquisse, mais c’est finalement assez rare, souligne Michael Woolworth. C’est l’inspiration de l’instant et la puissance de la main qui guide le travail, c’est d’abord l’expression d’un corps sur la feuille. Et cela, le public le voit aussi. » L’éditeur définit son travail, comme un « art de la collaboration ». Pour avoir une image qui satisfasse l’artiste et l’imprimeur, il faut, précise-t-il, un jour ou deux de réglages et d’essais, dans le meilleur des cas. Mais, le plus souvent, ce processus de travail peut s’étaler sur une semaine, parfois plus. Les paramètres sont nombreux. « Cela dépend de l’idée que l’artiste se fait de son œuvre, de la comparaison des couleurs espérées avec celles que l’on retrouve au tirage, de la technique mise en œuvre, énumère Michael Woolworth. Souvent, cela ne va pas, nous sommes dans un cheminement pour tenter de trouver un effet précis. »

Jean-François Maurige et Michael Woolworth
Claire Chesnier
Claire Chesnier devant ses oeuvres.

Ce travail, il le compare souvent à celui qui était réalisé autrefois, avant l’arrivée du numérique, dans les studios d’enregistrement. On y trouvait l’artiste, le producteur, l’ingénieur du son, les musiciens, tous concourant à une même recherche et apportant chacun leur touche au projet. « Nous sommes en quête perpétuelle du mouton à cinq pattes, et j’ai l’impression que le public a conscience de cela » assure-t-il.

Comme un mode vie
Les grands tirages sont complexes à réaliser. « Il faut s’assurer que la matrice tienne le coup, explique l’imprimeur. On prend plus de risque et parfois, si cela ne fonctionne pas, nous devons repartir de zéro. Tout ce temps là n’est pas compté. Seul le résultat compte. Si nous l’évaluons mal, l’opération n’est plus rentable. » Pour Jean-Michel Othoniel, il a ainsi reçu commande de plusieurs images de grand format, en impression lithographique sur toile recouverte d’or blanc. Une œuvre unique, déraisonnable. « Plus qu’un caprice, réaliser des planches en formats surdimensionnés est devenu chez moi un mode de vie, un besoin », disait-il à l’époque. « Il a fallu compter près de deux ans de réflexion et cinq à six semaines pour parvenir au résultat escompté » se souvient-il. Pour l’artiste coréen Lee Ufan, il a réalisé une œuvre exceptionnelle. Un long rouleau de 5 mètres de long, pour 40 centimètres de large, qui se range ensuite dans une sorte de « coffret à champagne ». « Ici aussi, il nous a fallu un an de travail, entre la conception et l’élaboration des gravures, pour lesquelles nous avons dû inventer la presse adéquate. »

Expositions
Michael Woolworth aime exposer dans son atelier de la rue de la Roquette les figures de la jeune génération, à l’image de Maude Maris – qui a initié récemment sa première collaboration avec l’éditeur –, ou de Mélanie Delattre-Vogt. Il y aussi des artistes qu’il suit depuis plusieurs années comme Carole Benzaken ou Mirka Lugosi. « Mais j’aime aussi y présenter le travail d’Anne et Patrick Poirier, qui ont plus de 80 ans aujourd’hui et dont j’apprécie toujours autant les grands formats », ajoute Michael Woolworth. Autre découverte avec le travail de Claire Chesnier, créé de toute pièce pour l’exposition Les fleurs de mai, la dernière en date organisée par l’atelier. « C’est une recherche sur la couleur que je n’avais encore jamais vue, incroyable, qui nous a demandé 11 à 12 semaines de travail pour réaliser 20 pièces ». Ici aussi, l’atelier a dû inventer une technique particulière pour obtenir les effets souhaités. En quête perpétuelle du mouton à cinq pattes.

*Impression par des procédés photographiques et chimiques

Michael Woolworth travaillant sur le tarot de Thomas Perino.
Tarot de Thomas Perino

Atelier Michael Woolworth
2 rue de la Roquette
Passage du Cheval Blanc
Cour Février
75011 Paris

michaelwoolworth.com
instagram.com/michael_woolworth

Éditions de parfums Frédéric Malle : Parfumerie d’auteurs, histoire d’une idée.

Réaliser des parfums signés des noms de leurs créateurs, au même titre que les noms d’auteurs figurent sur les livres ; cette idée c’est celle de Frédéric Malle en 2000 lorsqu’il crée les Éditions de Parfums Fréderic Malle après 15 années d’expérience du milieu de la parfumerie en tant que consultant-évaluateur (d’abord au sein de la société Roure, où il a été formé ; puis à son compte, au service des marques).
Alors que dans les années 90 le secteur de la parfumerie s’engouffre dans une passe peu glorieuse – les parfums subissant un véritable lissage marketing pour répondre aux tendances – Fréderic Malle, ayant baigné dans les eaux du parfum depuis sa prime jeunesse (fils de l’ancienne directrice artistique – et petit-fils du fondateur – des Parfums Christian Dior), a fait le choix radicalement opposé du produit d’exception. Ouvrant la voie à une parfumerie plus libre et créative, son idée a fait l’effet d’une évidence, là où personne n’y avait pensé. À se demander pourquoi jusqu’alors le nom du nez n’était jamais explicitement revendiqué, se cachant plutôt derrière la marque. Par ce simple geste, Frédéric Malle replace le parfum à l’endroit qui lui semble juste : celui d’une œuvre.

Mais l’idée va plus loin, pas question de revendiquer une signature si on ne lui laisse pas une totale liberté pour exprimer ce qu’elle a dans les tripes. Alors, cette liberté, Frédéric Malle l’accorde à ses parfumeurs qui trouvent ainsi chez lui une maison où exprimer la singularité de leur écriture. Ils savent qu’ici ils seront compris et surtout, encouragés dans le déploiement sans limite de leur imaginaire intime. « Ce que j’aime dans mon métier c’est pousser chaque parfumeur à être le plus lui-même possible » affirme l’éditeur.

Boutique au 37 rue de Grenelle, Paris 7ème
Flacon en édition limitée pour les 20 ans de la marque (2020)
Boutique au 37 rue de Grenelle, Paris 7ème. Imaginée avec Andrée Putman.

Dans le processus de création ils sont donc deux : le compositeur du parfum et Frédéric Malle. Ensemble, ils imaginent, conçoivent, retouchent la création en se stimulant l’un l’autre. Frédéric Malle n’a pas recours à un quelconque brief marketing, les parfums naissent à partir d’envies ou d’idées de Frédéric Malle ou du parfumeur. Il ne fixe pas de contrainte de temps, ni de prix : les essences les plus rares peuvent être utilisées (le prix du flacon de 100ML de The Night signé Dominique Ropion, contenant du oud naturel, du safran et de la rose turque s’élève à 1150€ ; d’autres créations de la marque sont plus abordables).
« Aujourd’hui les marques ont quelques secondes pour convaincre, expliquait le parfumeur Maurice Roucel à l’occasion du Perfume Summit pour les 20 ans de la marque. Cela ne permet pas au client de prendre le temps de laisser vivre et évoluer le parfum. Donc on va tout axer sur les notes de tête [celles que l’on sent de prime abord mais qui résistent peu sur la durée, ndlr], alors que le parfum est là pour vivre avec celui qui le porte et le nimber d’une aura tout au long de la journée. » Ce que dit ici Maurice Roucel explique qu’il fut question pendant un temps de nommer la marque « Le Salon des Refusés », Frédéric Malle ayant une forte propension à adopter les créations personnelles des parfumeurs (celles qu’ils ont travaillées de leur côté, sans répondre à une commande), là où les marques auraient plutôt tendance à passer leur tour. Le choix s’est finalement porté sur la notion d’« éditions » car le rôle de Frédéric Malle est bien celui d’un accoucheur d’œuvres. Il entretient une relation d’accompagnant similaire à celle de l’éditeur de livres auprès de ses auteurs.

Alors qui sont les nez de la maison ? En somme, quelques pontes de la parfumerie contemporaine pour lesquels nous allons nous risquer à citer quelques créations, en privilégiant peut-être celles qui tintent le plus à nos oreilles. Nous avons déjà cité Dominique Ropion (L’Homme d’YSL, Alien de Thierry Mugler…) et Maurice Roucel (24 Faubourg d’Hermès, Kenzo Air…), mais il y a aussi Jean-Claude Ellena (nez exclusif des parfums Hermès de 2004 à 2016), Pierre Bourdon (Féminité du Bois de Serge Lutens, Dolce Vita de Dior…), Olivia Giacobetti (nombreux parfums créés pour l’Artisan Parfumeur et Diptyque…) et bien d’autres talents, dont le bagage les rend suffisamment confiants pour accepter de figurer en tête d’affiche d’un parfum. Car le nom sur le flacon est une consécration autant qu’un risque : celui de faire reposer une partie de sa réputation sur une création qu’on est censé assumer de bout en bout, puisqu’on l’a imaginée sans contraintes extérieures, qu’à partir de soi-même.

Parmi les parfums de la marque, Portrait of a Lady est certainement le plus emblématique, et le plus connu. Pour Frédéric Malle, c’est l’une des plus belles choses que les Éditions aient faites. Avec Portrait of Lady, Frédéric Malle et Dominique Ropion ont marqué leurs pairs en réalisant une fragrance novatrice malgré un thème déjà très abordé : la rose en majeur. Aux prémices de ce parfum, l’envie de Frédéric Malle de faire quelque chose à partir de l’Eau de Botot, un bain de bouche qu’utilisait son père. C’est l’embryon qui donnera une œuvre intéressante. Ensemble, ils ont extrait le côté frais, épicé et le benjoin caractéristiques de l’Eau de Botot pour créer une base de parfum pour homme. À cette base, ils ont ajouté du santal et de la rose pour complexifier l’odeur « un peu simple ». Cela a donné naissance au parfum Géranium pour Monsieur. Et c’est à partir de ce masculin que Portrait of Lady a été créé, en isolant tout ce qui constitue le fond chaud de la fragrance pour homme, et le relevant d’un « énorme paquet de roses » – les deux hommes ayant été inspirés par l’aspect rose confite de Nahéma de Guerlain (1979), un parfum légendaire.

Frédéric Malle & Dominique Ropion © Brigitte Lacombe

Pour aller de pair avec son concept, à savoir « remettre le parfum au centre de la conversation », Frédéric Malle a développé un flacon neutre, simplifié à l’extrême, et revendique l’absence de marketing, d’égérie et de grands lancements de produits. De cette façon le budget dépensé par les concurrents en habillage du parfum va, en ce qui concerne les Éditions de Parfums Frédéric Malle, dans la fragrance elle-même. Cependant, la marque ne fait pas preuve d’une totale naïveté en ce qui concerne le travail de son image. Frédéric Malle sait raconter des histoires, celle de ses parfums, mais aussi la sienne. Frédéric Malle est un esthète. Et il joue là dessus ; il revendique son appartenance à un cercle intellectuel qui semble se mouvoir depuis toujours dans les arts, et dont chacun des membres participe à l’émulation de tous. Storytelling d’un parisianisme bourgeois, et quelque peu désinvolte, très vendeur aux yeux d’une clientèle sensible à une forme d’élitisme et qui voudrait s’accaparer un peu de cette aura par quelques gouttes de liquide estampillé EPFM*. D’ailleurs, l’ensemble de la direction artistique de la marque renvoie les codes d’appartenance au beau monde : forme Bauhaus du flacon (la forme suit la fonction) dont l’anecdote veut que ce soit Irving Penn himself qui en ait soufflé l’idée ; typographie de la marque élaborée par Patrick Li (directeur artistique au T Magazine du New York Times) ;  conception des boutiques par les « amis » architectes de Frédéric Malle – ou Frédéric Malle lui-même ; illustres collaborations artistiques (Dries Van Noten, Alber Elbaz…) ;  réalisation d’un « beau livre » de 240 pages édité chez Rizzoli pour les 20 ans de la marque ; compte Instagram alternant les références culturelles…

Croquis du flacon par Frédéric Malle
Ed. de Parfums Frédéric Malle, "Les Vingt Premières Années", édité chez Rizzoli NY

Le goût de Frédéric Malle pour les formes artistiques est incontestable, et c’est ce qu’il souhaite transmettre à travers chaque aspect de sa marque ; une identité bien ficelée qui sert d’écrin à son geste créatif, initié il y a plus de 20 ans.
Ayant à cœur de donner aux parfumeurs la possibilité de créer quelque chose de beau et d’innovant dans le but de faire avancer le métier, il a défini ses propres codes pour élever la parfumerie à la hauteur de son estime pour elle. Il aura finalement apporté de la lumière là où la parfumerie en avait besoin, pour rester libre, inventive et profondément singulière.

* Éditions de Parfums Frédéric Malle

Frédéric Malle © Brigitte Lacombe

Les éditions Louis Vuitton, Le goût du bel ouvrage

De la bagagerie à l’édition, le rapprochement ne semblait pas évident et pourtant les indices ne manquaient pas : boîte écritoire, malle bibliothèque, boîte pour machine à écrire et une clientèle qui ne compte pas moins que Ernest Hemingway. Nous revenons sur l’histoire et les particularités des éditions Louis Vuitton.

Gaston Vuitton (1883-1970), le petit-fils de Louis, fut un fervent bibliophile. Il parvient à concilier sa passion avec la firme familiale allant jusqu’à ouvrir un salon de lecture dans le plus prestigieux magasin de la maison Louis Vuitton, sur les Champs-Élysées. En 1998, est édité par le malletier le premier coffret de guides de voyage des villes d’Europe. On ne parle pas encore de maison d’édition mais l’ambition est déjà de partager une vision de ce que peut-être le voyage. D’apparence étonnamment modestes mais néanmoins élégants, ces livrets seront réédités de façon épisodique. Très peu illustrés, il s’agit d’une véritable narration offrant, au-delà des adresses, un foisonnement d’histoires et d’anecdotes.

La maison d’édition Louis Vuitton en tant que telle apparaît en 2010 à l’initiative de son actuel directeur, Julien Guerrier. Cette maison d’édition est la première, et l’unique, dans l’univers des maisons de luxe. Nous avons donc souhaité aborder avec Julien Guerrier le développement de cette entité originale.

« Je voulais qu’on ouvre les territoires et qu’on aille au-delà des villes […] J’ai commencé par faire évoluer le City Guide. On a travaillé une nouvelle formule éditoriale tout en gardant ses fondamentaux. Un nouveau format, des villes non plus seulement d’Europe mais des cinq continents avec une charte graphique très identitaire pour que nos guides ne ressemblent à aucun autre et qu’ils permettent de percevoir tout ce qui fait le luxe et le goût de l’art de vivre à la française. » Les ouvrages deviennent disponibles en librairie et rapidement l’engagement artistique de Julien Guerrier transparaît dans le développement de la maison d’édition. Il fait appel au collectif de photographes Tendance Floue pour illustrer de manière singulière les City Guides Louis Vuitton et crée deux nouvelles collections : Travel Book et Fashion Eye. « Je souhaitais une dimension artistique en écho à toutes les collaborations artistiques initiées par Marc Jacobs*. »

À contre-pied du très littéraire City Guide, le Travel Book des éditions Louis Vuitton est une collection de carnets de dessins. Chaque ouvrage guide le lecteur dans un voyage pictural à travers le regard subjectif d’un artiste à qui la destination est étrangère. Ces livres de commande, confiés à des artistes de renom autant qu’à de jeunes talents, racontent les villes, leurs architectures, les rencontres et les vies qui s’y déploient. Des itinérances qui inspirent des commentaires parfois affectueux, satiriques ou pittoresques transmis par le dessin, la peinture, le collage, l’illustration et les mangas. La maison d’édition ne pose aucune limite à la technique créative : « Le prochain pourrait faire appel aux codes du jeu vidéo », imagine Julien Guerrier.

Ces commandes ont conduit Chéri Samba à Paris ou Jean-Philippe Delhomme à New-York. On découvre aussi le travail onirique de Daniel Arsham sur l’île de Pâques tandis que l’illustratrice jeunesse Natsko Seki dresse un portrait haut en couleur de la capitale britannique. Et prochainement, se croiseront les regards de l’illustrateur François Schuiten et de l’écrivain voyageur Sylvain Tesson dans un très bel ouvrage consacré à la planète Mars. Chaque édition est une surprise visuelle et culturelle. « C’est un gros investissement personnel pour l’artiste qui doit produire 120 dessins », précise Julien Guerrier.

Les œuvres originales nées de ces voyages font parfois l’objet d’une démarche d’acquisition de la part de la maison Louis Vuitton. Elles intègrent ainsi le fonds d’œuvres d’artistes contemporains que constitue le malletier. En effet, Julien Guerrier s’engage au-delà du livre. Une attention particulière est apportée à l’objet physique, mais l’expérience se poursuit sur mobile avec des applications ou dans les musées. « Nous sommes attachés à présenter les artistes en galerie et dans des institutions, comme récemment au musée d’art moderne de Mexico ou le Pearl Art Museum de Shanghai. »

La ligne éditoriale des éditions Louis Vuitton ne comporte aucune hiérarchie entre les arts. La photographie, langage par excellence du monde du luxe, n’est donc pas négligée. Elle est mise à l’honneur à travers la collection Fashion Eye où chaque album donne à voir une ville, une région ou un pays à travers l’œil d’un photographe de mode. « Il existait déjà un rapport historique entre la maison Louis Vuitton et la photographie qu’il était intéressant de développer dans l’édition », affirme Julien Guerrier.

Effectivement, on se souvient des publicités Louis Vuitton produites par le photographe Jean Larivière, ou en collaboration avec Annie Leibovitz, qui déjà contribuaient à alimenter l’imaginaire du voyage, leurs photographies ne se concentrant pas seulement sur le bagage mais aussi sur le voyage et son voyageur.

Les albums photographiques de la collection Fashion Eye explorent ces rêves d’évasion avec, à nouveau, le parti pris éditorial de mêler talents émergents et photographes de renom. Par ailleurs, les éditions veillent à alterner les archives méconnues et les œuvres contemporaines. Ainsi, « Normandie » – avec la collaboration du musée Nicéphore Niépce – présente l’œuvre de Jean Moral (1935) au cœur du mythique paquebot du même nom tandis que le travail de Mayumi Hosokura expose avec finesse un Kyoto d’aujourd’hui méconnu et silencieux, loin du tourisme et des bruits de la ville. Qu’il s’agisse des City Guides, des Travel Books ou des Fashion Eyes, chaque édition est une expérience et un voyage qui s’explore au-delà du livre objet. Il peut s’agir d’éditions limitées, d’expositions, d’applications (application Louis Vuitton City Guide), de reportages vidéo…

« Je ne souhaite pas multiplier les livres sur tous les sujets, j’ai toujours été très clair là-dessus. On fait peu mais bien, de vrais livres avec une vraie ligne éditoriale. […] Les plus beaux livres de marque sont ceux qui ont du sens, une contribution éditoriale d’auteur, de photographe, de peintre… Les lecteurs ne s’y trompent pas. Prenez l’exemple de ‘L’allure de Chanel’ de Paul Morand : l’ouvrage raconte la vie de Chanel mais c’est aussi l’œuvre d’un grand romancier » souligne Julien Guerrier.

Afin de déployer une réelle démarche d’éditeur, les éditions Louis Vuitton ont été développées indépendamment de tous les autres services de la maison de luxe. Chaque ouvrage réunit une nouvelle équipe de rédacteurs et d’artistes orchestrés par Julien Guerrier autour d’un noyau dur de quelques personnes. Avec une ligne éditoriale très affirmée et un profond engagement pour le croisement des arts, les éditions Louis Vuitton se révèlent décidément une cellule étonnante au cœur d’une grande machinerie du luxe.

* Directeur artistique des collections Louis Vuitton de 1997 à 2013

Louis Vuitton City Guides, Les villes du monde saisies dans des livres conçus comme des objets

Le malletier Louis Vuitton bâtit depuis plus de 20 ans, à travers sa maison d’édition, une collection de guides de voyage appréhendés comme des objets, et traités avec le soin propre aux maisons de luxe. Un positionnement original et plutôt clivant dans le paysage éditorial français. Nous avons retracé l’histoire et le fonctionnement de ce projet.

Réaliser une collection complète de guides de voyage ex-nihilo, sans être éditeur ? L’idée, plutôt originale pour l’époque, est née de la réflexion commune du PDG de Louis Vuitton, Yves Carcelle, et de son directeur de la communication, Jean-Marc Loubier. En cette fin des années 90 – 1997 pour être précis – la mutation de la marque de malletier en géant du luxe est en marche depuis plusieurs années et le projet consiste à donner à lire une vision de ce que peut être le voyage au travers d’adresses qui lui ressemblent. Il faut dire que la marque porte assez puissamment, depuis longtemps, les valeurs d’un voyage raffiné, et fait de son patrimoine un étendard. C’est l’époque des campagnes mythiques de communication illustrées par le photographe Jean Larivière, qui évoquent une « certaine idée du voyage » estampillée Vuitton, et, concrétiser sa vision en se donnant les moyens d’accompagner les voyageurs constitue, au fond, une démarche cohérente. L’intention est rendue possible par un contexte favorable : le mur de Berlin est tombé depuis une dizaine d’années, toutes les grosses villes d’Europe sont desservies par avion à moins d’une heure trente, et les esprits ont intégré la possibilité d’aller visiter une cité européenne pour un weekend. La proposition des guides est celle d’une balade, plutôt culturelle, un peu consumériste, avec une pointe de chic…

Au commencement, un objet
Il s’agit de faire de ces guides de véritables petits objets avec un positionnement très lisible : modestes mais néanmoins élégants, malins et bien fichus. Pour atteindre cet objectif les partis pris sont assez audacieux et reposent sur trois piliers principaux : 1/ Développer une image forte reposant notamment sur l’utilisation d’un papier fin très identitaire (dans le même esprit que celui des ouvrages de La Pléiade), et sur le choix de ne pas utiliser de photos : un positionnement clivant tant il est naturel de montrer ce dont on parle, mais qui permet de… faire quelques économies, et de revendiquer un vrai travail d’écriture, une des spécificités des guides LV qui ne délivrent pas simplement des adresses mais racontent des histoires. Les seules images présentes dans le guide seront des illustrations de Ruben Toledo, qui créera pendant plus de dix ans pour les éditions LV. 2/ Aborder uniquement des villes d’Europe. 3/ Dernière particularité, et non des moindres, les guides sont présentés en coffrets contenant plusieurs fascicules, un par ville, incessibles séparément, et sont disponibles dans le réseau de boutiques Vuitton.

Une équipe dédiée, animée par le journaliste Pierre Léonforte, est constituée à partir d’une poignée de rédacteurs et de correspondants issus du réseau de feu « City Magazine International », un magazine de voyage disparu quelques années plus tôt et dont l’approche s’accordait avec la vision de la marque. Il éditait tous les ans un « digest » de ses meilleures adresses composant un guide sur les fondements duquel l’équipe de rédaction maison a développé son raisonnement.

Trouver son public
Le premier coffret sort en 98, avec un lancement assez confidentiel. Pas vraiment d’étude de marché, pas plus que de travail de communication ou de relations presse, le guide s’est lancé sur une simple idée et constitue un micro projet à l’échelle de la maison de luxe que devient Vuitton au début des années 2000. Les retours presse sont modestes, le City Guide souffrant parfois d’une forme d’incompréhension des commentateurs qui trouve son origine dans une comparaison fréquente avec le guide Michelin, ou dans une suspicion de partialité d’un guide créé par une marque. D’une façon générale, la presse étrangère se fait plus volubile que la presse française. Il y a même des réactions très positives. Parmi celles-ci l’enthousiasme d’un journaliste spécialisé du Washington Post – qui prendra plusieurs jours pour tester quasi-systématiquement toutes les adresses proposées par les fascicules de Marseille et Naples pour en rendre compte dans son journal sur une double-page complète – envoie un signal favorable : le positionnement original du guide résonne auprès d’un public.

Les années suivantes voient le guide étoffer progressivement son offre, au coup par coup, ville après ville, sans certitude que le projet sera maintenu et développé. Mais il affine son style et son positionnement ; les textes s’allongent, et « racontent » de plus en plus : il y a une vraie narration. Il devient, autour des adresses, un objet d’histoires et d’anecdotes, qu’on trouve un intérêt à lire même sans partir, les voyageurs immobiles constituant une partie non négligeable du lectorat.

Au début des années 2000, l’équipe du City Guide sent que l’intérêt se renforce : il est remarqué par Canal + qui leur commande un Hors-Série sur Cannes à l’occasion du festival ; il est recherché par des lecteurs qui n’ont pas le profil « acheteurs Vuitton » ou qui ne veulent pas entrer dans les boutiques de la marque. De nouveaux cercles de lecteurs émergent, comme ceux des galeristes qui en font leur guide de référence lors de leurs déplacements sur des foires. Le projet a trouvé un public, il s’est affermi et peut passer à une deuxième phase.

Étape importante en 2009 : sous l’impulsion du nouvellement nommé directeur des éditions Louis Vuitton, Julien Guerrier, la diffusion s’élargit à l’ensemble des canaux de distribution disponibles : on pourra désormais le trouver dans toutes les librairies, museum stores, concept stores, etc. au prix de 30 euros le fascicule. L’image du City Guide passe de celle d’un produit Vuitton à celle d’un livre, édité par Vuitton.

En 2013, pour ses 15 ans, le guide franchit un gros cap : les fondamentaux sont plus revendiqués que jamais, mais avec une refonte totale de l’objet. Autour d’une structure plus réglée d’une ville à l’autre, la forme évolue et la proposition identitaire du guide s’affine considérablement. L’intention est d’en faire tout sauf un produit jetable. Frédéric Bortolotti, fondateur de l’agence « Lords of Design », et Julien Guerrier conçoivent un objet, sensible, de papeterie. La couverture est toilée, les angles arrondis, le papier, très fin mais peu transparent, est fabriqué sur-mesure. Graphiquement, il est fait le choix, à côté du marron Vuitton, d’une couleur dominante par ville. Les images sont traitées en bichromie complémentaire. Un contexte visuel qui permet d’apporter une nouvelle jeunesse à la police ancienne Futura, typo « historique » de Vuitton. Enfin, un tampon « Louis Vuitton City Guide », apposé à côté du nom de chaque ville, complète cette mue et ce travail de développement identitaire.

Tous ces choix de simplicité revendiquée confortent une élégance évidente. Le soin apporté à chaque chose génère un climat désirable, il s’agit bien d’un objet d’une maison de luxe qui rend hommage aux différents savoir-faire. Mais à 30 €.

Le contenu s’enrichit aussi. Les intitulés des rubriques se précisent, et l’éditorialisation des sujets se renforce. Un partenariat, conçu depuis 2012, comme un compagnonnage sur le temps long, avec le collectif de photographes « Tendance Floue » permet d’envoyer des signatures de l’image sur chaque ville. C’est leur regard sur la ville qui est recherché, rien à voir avec une commande d’illustration des adresses citées. Pour les deux City Guides Hors-Série que sont celui de Arles et, plus récemment, celui de Reims, un autre photographe a été dépêché pour compléter la vision de Tendance Floue et portraitiser une dizaine de personnalités incontournables de ces villes. C’est le photographe Jonathan LLense qui a travaillé pour le projet rémois, et posé sur quinze personnalités son regard décalé. Nous lui consacrons un article en page 42.

Le City Guide franchit aussi les frontières de l’Europe et élargit son terrain de jeu à la planète entière alors qu’un invité de marque se fait désormais poisson pilote de chaque nouvelle destination (à titre d’exemple, ce fut le musicien Yuksek pour le City Guide Reims). Changement de dimension. Et succès. Succès commercial, mais aussi d’image.

Il faut dire que l’équipe du guide fait le job. Faire un guide bien senti, avec de vrais choix, précis, exhaustif, développant une certaine distance critique, nécessite de mouiller un peu le maillot. La méthode est toujours identique, mais génère à chaque fois une réalité de travail différente.

Fabriquer un guide de voyage
Il s’agit tout d’abord de dénicher de très bons connaisseurs de la ville, des « fixeurs », pour faire référence à un vocabulaire journalistique plutôt employé en zone de conflit, désignant un « local » capable d’emmener les journalistes aux bons endroits, de les présenter aux bonnes personnes, de fluidifier leurs mouvements et leurs recherches. Ces observateurs avisés leur permettront d’établir une première lecture du maillage local de bonnes adresses, de faire des recoupements et une première sélection. Les dircoms d’hôtels ou les chefs font souvent partie de ce premier cercle d’indicateurs. Ils sont souvent diserts et désignent eux-mêmes d’autres acteurs susceptibles d’avoir un regard sur de bonnes adresses. De fil en aiguille, une liste de bons spots s’établit et permet de passer à une deuxième phase consistant à venir sur place et à tout tester. Les rédacteurs du guide, qui se partagent le travail en fonction des champs d’activité (Gastronomie & hôtels / lieux culturels & patrimoine / histoire locale / boutiques), entament ensuite une phase alternant la rigueur d’un passage en revue exhaustif des adresses listées, avec la légèreté nécessaire au besoin de se laisser porter par l’ambiance de la ville pour en restituer l’humeur et le climat. Et accepter de se laisser surprendre par un imprévu qui donnera relief et saveur au compte-rendu.

Pour le City Guide de Reims, le dernier en date de la collection, Pierre Léonforte, en charge de la coordination générale du projet et de la partie « hôtels / boutiques », a ainsi sillonné pendant cinq semaines la cité des sacres et sa région, se laissant guider par le premier maillage mais aussi par l’inattendu des rencontres.
Ce travail de « limier-le-nez-au-vent », constitue l’essence même – la raison d’être – du concept de guide et le cœur de son contenu puisqu’il s’agit au fond de profiter de l’expérience d’un précédent visiteur.

Vient ensuite le temps de la rédaction, puis de toutes les étapes inhérentes à la fabrication de l’objet « livre », et sa sortie en librairie comme n’importe quel ouvrage.

Il y une forme de permanence dans la fonction de guide, car l’écosystème d’une ville évolue rapidement. Ainsi, dans chaque ville ayant fait l’objet d’un guide, les éditions s’attachent les services d’un correspondant. Un habitant, qui connaît la ville par cœur, et qui sait la regarder évoluer. C’est rarement un « professionnel de la profession » du tourisme, ou quelqu’un recherché pour ce qu’il est, mais plutôt un observateur avisé de la ville, qui a toujours du goût et souvent de l’esprit. Il peut être journaliste ou auteur, mais aussi illustrateur, attaché de presse, photographe… L’important est qu’il ait un regard, sa fonction consistant à guider et préparer les mises à jour successives des guides qui ont lieu tous les deux ans pour la version print et tous les six mois pour l’application, créée en 2015, et largement utilisée depuis (800 000 utilisateurs dans le monde).

Les City Guides couvrent aujourd’hui 30 villes du monde (+ 2 Hors-Série : Arles et Reims) avec un tirage variable en fonction de celles-ci. Depuis le lancement de la nouvelle formule, 500 000 guides, diffusés internationalement, ont été vendus. L’équipe comptant 150 contributeurs chaque année (éditeurs, auteurs, traducteurs, photographes, maquettistes, cartographes, développeurs, imprimeurs, etc.) édite une douzaine de volumes par an. Ce guide qu’on croirait né il y a six ou sept ans fête cette année ses vingt-deux printemps. Il a beau être un projet porté par une grande marque, il reste un micro-projet en regard des autres activités du groupe, mené par une équipe dont les enjeux et difficultés diffèrent finalement assez peu de ceux d’une autre maison d’édition, même si la fragilité financière est, bien sûr, moins une crainte quotidienne. Le nom « Vuitton » inscrit sur la couverture de chaque guide laisse désormais un peu de place au mot « éditions » dans le regard des observateurs. La vision et la cohérence des choix de l’équipe lui a permis de se faire une petite place rien qu’a elle au sein de la galaxie Vuitton et sonne maintenant comme un gage de qualité éditoriale.

Le Vif, Des pépites américaines servies sur un plateau

Nichée dans le 16ème arrondissement de Paris Le Vif est une friperie qui propose une sélection pointue de vintage américain. Ici, pas de vêtements en bataille qui sentent la naphtaline, uniquement des pièces triées sur le volet et soigneusement rangées. Derrière ce concept, trois fondateurs, dont Gauthier Borsarello qui accumule les activités autour du style masculin et du vintage ultra sélectif voire confidentiel ; il est notamment l’éditeur en chef du magazine L’Étiquette. Mais cette histoire est aussi celle de Jérémie Le Febvre, et d’Arthur Menguy, la personne que vous rencontrerez à la boutique du 101 rue Boileau. Nous avons échangé avec lui.

Peux-tu nous parler du concept du Vif?
Au départ, c’est un concept entre potes. On a voulu faire une boutique qu’on aurait bien aimé avoir trouvée quand on était jeune. L’idée c’est d’avoir du vintage américain déjà trié, de rassembler ce qu’on trouvait de meilleur dans le vestiaire américain. Ce concept existe un peu partout dans le monde, notamment aux États-Unis, en Angleterre ou au Japon mais en France personne ne faisait ça jusqu’à présent. Il y a plein de très bonnes friperies mais il faut fouiller. Donc ici on répond aux attentes de ceux qui veulent du conseil, qui ont envie de vêtements en seconde main mais qui n’ont pas envie de s’embêter à fouiller.

Pourquoi votre choix s’est porté sur le vestiaire américain?
Parce qu’aujourd’hui c’est ce qui est le plus porté. On a tous des jeans, des baskets… on a tous grandi dans cette culture. Si tu prends du workwear français par exemple, c’est très beau, mais ce n’est pas sexy. Tout le monde veut un blouson en jean, pas une veste de travail française.
C’est assez rare, mais on peut glisser quelques pièces qui ne font pas partie du vestiaire américain, des pièces françaises ou mexicaines par exemple, découvertes en chinant, parce qu’on les trouve vraiment intéressantes. On est tombé dernièrement sur un vieux stock d’une boutique française qui a fermé en 1961. Les pièces avaient été fabriquées dans les années 50. C’était neuf, d’une super qualité, magnifique, et il y avait une histoire derrière alors on s’est vraiment senti obligé de le prendre.

Quelles époques, quels styles du vestiaire américain couvrez-vous?
On couvre la période des années 40 jusqu’aux années 90, début 2000. Tout doit être made in USA car on part du principe que si c’est une pièce du vestiaire américain, ça doit être fait aux États-Unis. Suivant les marques – notamment Converse et Levi’s – on trouve des pièces fabriquées là-bas jusque dans les années 2000. On ne référence pas de pièces antérieures aux années 40 car c’est trop collector et difficilement portable. On ne cherche pas à attirer les gens hyper pointus qui veulent des pièces incroyables, ce n’est pas notre but. On a des chemises western et en tous genres, du t-shirt, du sweatshirt, du jean droit, du patte d’eph…

© Line's Law

Ce sont donc des classiques plutôt mixtes?
On ne fait pas de pièces spécifiquement femme parce que le vintage féminin c’est un autre monde. C’est magnifique mais très spécifique et je pense que ça intéresserait difficilement la consommatrice française.

Vous êtes trois associés. Gauthier Borsarello et toi êtes les associés majoritaires et les personnes sur le terrain. Comment vous êtes-vous rencontrés?
On s’est rencontré chez Ralph Lauren. On a travaillé trois mois ensemble avant son départ. Ralph Lauren a plusieurs sous-marques, notamment Double RL, qui est la branche dite « héritage ». Gauthier était « vintage specialist » chez Double RL ; il faisait de la curation de vieilles pièces en chinant à travers l’Europe pour remplir la boutique. Quand Gauthier est parti, j’ai repris sa place. J’apportais du conseil aux clients, je racontais l’histoire des pièces…

Comment fais-tu pour obtenir des informations sur l’histoire d’une pièce ancienne?
C’est des années de geekerie ! J’avais déjà des bases car j’aime le vêtement depuis toujours et je collectionne beaucoup. On apprend pas mal de choses en discutant avec des gens mais il faut faire attention car il y a beaucoup de légendes complètement fausses. Les photos, les films nous apprennent beaucoup aussi. Il n’y a pas de formule, ni d’école, il faut être curieux, être au contact du produit au maximum. Les connaissances s’acquièrent avec le temps et après s’être beaucoup trompé.

Où vous fournissez-vous?
Nous avons surtout un gros fournisseur aux États-Unis ; il nous fournit environ 80% de ce que l’on a. Le reste, Gauthier et moi le chinons en France. Notre fournisseur est lui-même un gros collectionneur et tient un musée avec des pièces incroyables qu’on ne voit pas deux fois dans sa vie ! Il chine pendant toute l’année aux États-Unis ; quand il achète il sait déjà pour quel client ça va être car il connaît les attentes de chacun, donc il y a déjà un pré-tri. Il crée ses stocks et les envoie par containers deux fois par an environ. Quand on ouvre les containers, on ne sait pas encore ce qu’il va y avoir dedans. S’il y a des choses qui nous intéressent moins on peut les écarter mais on ne peut pas être trop pointilleux car il nous fait un prix de gros. De toute façon, il se trompe rarement donc il y a très peu de pièces que l’on met de côté. On fait quand même un tri où l’on vérifie notamment que toutes les pièces sont bien made in USA. L’idée c’est d’être assez précis quand on échange avec lui à propos de ce que l’on recherche, de ce que l’on ne veut plus, etc. pour avoir le moins de choses à lui retourner.

Lorsque tu chines, où fais-tu cela?
Ça peut être au marché aux puces, dans des boutiques, mais surtout via internet. Il faut ratisser large, regarder un peu partout, ça demande énormément de temps. Plus tes mots-clés sont vagues, plus tu vas trouver des choses intéressantes car il y a plein de gens qui se débarrassent et qui n’ont pas forcément conscience du potentiel de ce qu’ils ont. Ces gens là ne vont pas utiliser un vocabulaire pointu.

Comme tu l’as évoqué plus tôt, vous vendez ici du t-shirt, de la chemise, du 501… est-ce que pour un passionné du vêtement de seconde main ce n’est pas un peu rébarbatif de vendre toujours le même type de vêtement?
Tout ce qu’on vend on l’adore et c’est pour ça qu’on le propose. Il y a toujours un truc qui nous émerveille : un graphisme, une typo, une étiquette, la façon dont la manche a été montée… C’est vrai que quand on vend du Levi’s 501 c’est un peu rébarbatif mais parfois tu tombes sur un modèle incroyable parce qu’il y a une patine particulière, une réparation, une touche stylistique apportée par la personne qui portait la pièce… Récemment j’ai trouvé un jean des années 60 avec des pâquerettes brodées à la main sur la jambe, c’est unique au monde. J’assouvis aussi ma curiosité en chinant pour moi, là je m’amuse énormément. On pourrait proposer ce type de pièces, un peu plus spéciales – et c’est d’ailleurs ce que Gauthier propose avec Gauthier Borsarello Inventory – mais il y en a très peu des pièces comme ça, c’est très difficile de les trouver et souvent les prix sont prohibitifs. Nous on est « cher » pour de la fripe, parce c’est de la fripe choisie et que tout est déjà lavé, mais les prix restent accessibles.

Justement, comment fixez-vous vos prix?
Il faut se placer par rapport au marché et surtout par rapport à ce qu’on paie. On paie à la pièce, parce qu’on veut choisir. Si tu achètes au kilo ce sera moins cher mais tu n’es pas sûr d’avoir que du bon. Nous, on veut que du bon. Donc le prix varie en fonction de l’estimation que l’on fait sur chaque pièce. Si on fixe un prix très cher c’est que la pièce est vraiment exceptionnelle ou qu’elle est très vieille, voire qu’on n’a pas tellement envie de s’en séparer, mais sinon on reste dans des prix raisonnables. Par exemple, on peut avoir un sweatshirt pour 80 euros, une chemise pour 100 euros… en rappelant que c’est de la très bonne qualité et du made in USA.

Comment vous faites-vous connaître?
On est beaucoup publié dans des éditoriaux (Vogue, GQ…), notamment grâce au réseau de Gauthier. Les magazines viennent emprunter des pièces car ils savent qu’on a une sélection pointue. C’est un gros canal de communication. Sinon pour le moment on communique via Instagram exclusivement ; on crée notamment des petits contenus où on raconte des histoires. Ça demande du temps de faire ça car on veut être sûr de l’info qu’on apporte. Ça fait moins de deux ans qu’on est là, c’est assez jeune, et faire des choses professionnelles ça demande des moyens et de la main d’œuvre. On a l’esprit d’une entreprise créée entre copains mais on veut faire les choses bien.

Le Vif Boutique
101 rue Boileau, 75006 Paris
instagram.com/le.vif.boutique

La Minute Culture, Histoires et fantaisies de Camille Jouneaux

Un an et demi après son ouverture, La Minute Culture compte près de 80 000 abonnés sur Instagram et est devenue un cas d’école en matière de culture numérique. Chaque semaine une nouvelle story offre aux internautes de se cultiver «sans prise de tête». Drôle, intelligent et décomplexé, le ton de la Minute Culture livre des épisodes historiques parsemés d’émojis, mèmes et autres animations.

J’ai toujours été passionnée de culture, je passais mon temps dans les musées, les expositions […] et je suivais les cours d’initiation à l’histoire de l’art de l’école du Louvre. » Après 10 ans en agence de communication, spécialisée dans les réseaux sociaux, Camille Jouneaux est – comme dirait Michel Serres – une petite poucette* pour qui les leviers d’engagement n’ont aucun secret. En 2017, comme beaucoup d’autres de sa génération, Camille était en quête de réinvention et d’un nouveau sens professionnel. La réponse à ses préoccupations lui apparaît par hasard à la Galerie Doria-Pamphilj de Rome. Elle partage sur son compte Instagram sa visite en mêlant blagues et anecdotes historiques. Très vite, l’audience réagit et un mot revient : Merci. Elle réitère l’expérience, créant un véritable rendez-vous hebdomadaire pour ses abonnés parmi lesquels, des institutionnels qui lui proposent de décliner ce format pour leur compte. Camille y voit alors une issue à ses envies d’évolution, quitte son agence et devient freelance pour Arte et la Réunion des Musées Nationaux.

Tandis qu’elle crée des stories pour les uns et les autres, Camille sent qu’une place est à prendre sur ce territoire inexploré à la croisée du numérique, de l’accès à la culture et de la vulgarisation. D’abord retenue par un sentiment d’illégitimité, elle crée finalement le compte officiel de la Minute Culture en février 2019. « Si je ne prends pas cette place quelqu’un d’autre le fera. » Forte de son expérience de communicante, elle orchestre brillamment le lancement de ce compte. Elle partage avec son auditoire son besoin de remettre du sens dans sa carrière et partage les problématiques dans lesquelles elle souhaite s’investir. « Beaucoup de monde passent à côté de choses parce qu’ils ont l’impression qu’il faut connaître pour apprécier […] ils ne se permettent pas d’apprécier un Picasso parce qu’ils se disent qu’ils n’en ont pas les moyens intellectuels. » En quelques heures, les abonnés affluent, des médias en parlent et c’est le début de l’effet boule de neige. D’abord dépassée et déstabilisée par la situation, Camille est très vite confortée dans son initiative par une communauté incroyablement bienveillante. Elle reçoit les messages de parents et professeurs souhaitant réutiliser ses histoires pour leurs élèves. « L’un de ces messages disait : «  Je suis professeur dans l’Oise, les écoles sont fermées du fait du Coronavirus et il nous est demandé d’assurer la continuité pédagogique. Pourrais-je utiliser vos stories pour mes élèves ?  » Quelle plus belle récompense ! » nous raconte Camille.

De tout temps, les gens ont fait parler les œuvres d’art, mais Camille met à profit sa liberté éditoriale pour entremêler à outrance Histoire et légèreté. Imaginez l’histoire illustrée de Vigée le Brun en une vingtaine de tableaux ou plus ; en quelques diapositives vous découvrez le récit de cette peintre issue de la petite bourgeoisie qui a conquis la noblesse européenne. Mais les tableaux qui défilent sous votre pouce paraissent bien plus familiers que lors de votre précédente visite au Louvre. En effet, la Minute Culture se veut décomplexée et donne la parole aux protagonistes de ces toiles historiques. Leurs dialogues mêlent boutades et répliques de la culture populaire. Camille les nomme des dialogues picturaux parodiques. Mais il ne faut pas trop se laisser distraire, chaque épisode de la Minute Culture se termine par un quizz sur le sujet du jour. La combinaison de contenus historiques, d’anachronismes, de leviers d’engagement favorise la compréhension et la mémorisation du lecteur. Tout le talent de l’auteure réside dans cette pédagogie et le lien entretenu avec son audience.

Contrairement à ce qu’elle redoutait, Camille n’est pas devenue « Madame story Instagram » mais est reconnue pour ses talents d’écriture. La Minute Culture devient sa vitrine et le « ton de la Minute Culture  », sa signature. La plupart du temps, ses publications sont le fruit de ses envies. On note son goût prononcé pour la peinture classique et le baroque. Mais il peut aussi s’agir de publications rémunérées. Elle choisit ses collaborations avec précaution. « J’ai une espèce de contrat moral avec les gens qui me suivent et je n’ai pas envie de leur proposer n’importe quoi pour gagner de l’argent. » Cette exigence à laquelle elle s’est tenue lui aura été profitable. Lorsqu’un freelance prospecte, Camille elle, rédige sa prochaine Minute Culture. « Quand on fait la démonstration de ce à quoi on est bon, on viendra nous chercher pour le faire. » L’Instagrameuse sélectionne les projets, nés d’une envie commune, qui lui permettent d’aborder des sujets qu’elle n’aurait pu traiter seule, tels que des artistes contemporains, avec la fondation Carmignac, la BNF ou la Philharmonie de Paris…

Chaque collaboration est unique. Camille n’a établi aucune grille ni package et crée une nouvelle page de son aventure avec chacun de ses partenaires. Dans le cadre de sa collaboration avec Folio, la collection poche de Gallimard, elle crée des stories qui seront publiées chez eux. Ces publications sont dédiées à des auteurs : un sujet culturel nouveau mais cohérent avec ce qu’elle a l’habitude de faire. Elle propose d’abord une première écriture à son partenaire qui contrôle la qualité historique du contenu. Puis le talent de l’auteure s’exprime. En toute liberté de création, Camille donne le « ton », ce sens de la formule et de la narration qui fait son succès. Généralement elle trouve ses supports dans des bases libres d’accès telle que Joconde ou Wikimedia commons, mais elle peut aussi avoir recours à l’aide d’iconographes comme ce fut le cas pour l’épisode dédié à Jean-Paul Sartre.

« Les idées viennent à l’envie. » Camille lit, se documente, absorbe énormément d’informations puis laisse les informations se décanter pour que jaillisse l’idée. Elle l’admet volontiers, c’est un exercice difficile qui nécessite du temps. Le cerveau a besoin de latence pour se reposer et on ne peut débiter de nouvelles idées comme on enchaîne les mails. Mais cette curiosité intarissable et ce goût du partage alimentent chacun de ses travaux. Est-ce un rythme soutenable sur le long terme ? Camille n’a pas la réponse à cette question.

« Le succès n’est pas forcément synonyme d’argent, je gagne moins bien ma vie qu’avant. » Camille refuse les dons et qu’un quelconque rapport d’argent s’immisce entre elle et ses lecteurs. C’est alors en parallèle et dans l’écriture que se construit la nouvelle carrière de Camille. Après les stories des institutions culturelles, Camille saisit les opportunités amenées par son compte Instagram et qui lui permettent de poursuivre cette mission de transmission qu’elle s’est donnée. Ses conférences ou sa collaboration vidéo avec Vanity Fair en sont des exemples.
Camille Jouneaux laisse volontiers le community management à ses confrères. Aujourd’hui, elle se voue à l’écriture pour transmettre l’émotion si particulière que sollicite une œuvre d’art. Prochainement elle nous annoncera la sortie de son premier livre. Pour l’heure, une nouvelle piqûre d’histoire sera disponible lundi prochain sur @la.minute.culture. Attention, elle ne sera disponible que 24h !


*Michel Serres baptise «Petite Poucette» les enfants du numérique – clin d’œil à la maîtrise avec laquelle les messages fusent de leurs pouces.

instagram.com/la.minute.culture

Camille Jouneaux © Claire Pathé

Dans les champs de vision de Valentine Gauthier

La fondatrice de la marque de vêtements éponyme nous a ouvert les portes de ses locaux parisiens, et permis d’explorer avec elle le détail de sa vision. Un échange passionnant avec une personnalité pétillante et sans détour.

On entre dans un appartement, au premier étage d’un immeuble Haussmannien, boulevard Beaumarchais à Paris. Décoration soignée, avec un « non-ostentatoire » revendiqué, mais le confort est là, et le goût des objets sensibles, ainsi que la volonté manifeste de laisser parler l’élégance naturelle des matériaux, aussi. Du bois, des couleurs sourdes, un plan simple, mais les matières sont choisies, la lumière travaillée. Une association de matériaux bruts et délicats qui fait sens et qui va s’avérer en parfaite cohérence avec le positionnement global de la créatrice et de sa marque.

Sur la gauche, une table de travail accueille 5 ou 6 personnes, des jeunes femmes, qui échangent derrière leurs écrans. Deux responsables boutique et deux personnes à l’administratif complètent cette équipe. L’ambiance est décontractée. Dans la pièce principale, un long portant  fait face à un grand miroir appuyé sur le mur et indique la fonction qu’occupe aujourd’hui le lieu : il s’agit d’un showroom, celui de la créatrice de mode Valentine Gauthier. Un lieu, qui diffère d’une boutique ouverte au grand public, conçu pour recevoir des acheteurs professionnels (boutiques, réseaux de distribution, etc.). Le reste du temps, cet espace prend la forme d’un lieu de vie, presque comme un appartement, où l’équipe organise des rencontres d’artistes et de chefs cuisiniers autour de thèmes, de découvertes et de prises de parole.

La voici justement qui apparaît. Elle ne doit pas avoir atteint la quarantaine. Approche franche et détendue, très souriante, regard rieur. Le personnage a l’air plutôt ouvert et facile d’accès.

Résumé des épisodes précédents
Au tout début, nous avons une petite fille du sud qui grandit avec des parents évoluant dans le milieu de la formule 1 (son père était metteur au point et pilote d’essai F1 sur le circuit Paul Ricard ; sa mère travaillait pour l’école de pilotage Winfield).  Une période qui lui évoque plus la liberté des grands espaces naturels du plateau du Castellet que les odeurs de mécanique. Devenue jeune femme, elle obtient un diplôme en géo-ethnologie qui la destinait à une carrière d’ingénieure en écologie. Elle aborde ensuite un léger virage créatif en entrant à l’Atelier Chardon Savard, une école de mode, malgré la crainte de ses parents de la voir évoluer dans ce milieu. La peur est manifestement une question de point de vue. Elle poursuit son apprentissage en travaillant chez Rochas ainsi que dans l’atelier de la ligne artisanale de la Maison Martin Margiela, dont elle retiendra beaucoup.

Au commencement, la croisière s’amuse.
L’histoire de sa marque commence vraiment en 2006 grâce à une petite période de remise en question. Alors qu’elle subit le contrecoup de l’abandon prématuré d’un projet très avancé (la direction artistique d’un concept store) qu’elle quitte juste avant son lancement, après l’avoir entièrement conçu, Valentine, éprouvant le besoin de se vider la tête, fait le choix, potentiellement inattendu, de passer des jours à visionner des épisodes de « La croisière s’amuse »… Rien n’étant jamais complètement perdu pour les âmes créatives, la série lui inspire une collection – nommée « love boat » – qu’elle décide de présenter au Festival International des Jeunes Créateurs de Mode de Dinard. Elle emporte la mise, à la faveur d’un jury présidé par un Gaspard Yurkievich, assez client du positionnement arty et un peu barré de sa proposition. Après plusieurs années d’expériences à différents endroits du business de la mode, et une période de questionnement sur quoi faire et pourquoi, elle vit comme un signal la reconnaissance de ce prix prestigieux et décide qu’il est temps de passer à l’action : lancer sa propre marque. Et qu’importe si, de l’esquisse d’une collection à une collection complète il y a un grand pas, si les banques préfèrent passer leur chemin, si la notoriété publique fait totalement défaut, et si cette idée saugrenue surgit peu avant la crise de 2008 qui va clairsemer les rangs des designers indé et des petites marques créatives. Elle sent que l’important, l’urgence, est de faire. De monter dans le train de sa propre vie car il passe maintenant et qui sait s’il repassera demain.

Portée par la main de velours du destin qui sait parfois se montrer compatissante, elle réussit à réunir assez d’argent (Love Money + Business Angel) pour ouvrir, from scratch, sa propre boutique, au 58 rue Charlot, Paris 3ème.

Un pari plutôt « testostéroné » en cette période économiquement trouble, mais qui lui permet d’entrer au contact de sa cliente, d’éprouver avec elle les bases de ses intuitions, de percevoir la justesse de sa vision créative et de la confronter avec une réalité économique qui, jamais, ne peut être mise de côté car elle est synonyme de survie, ou mieux, de liberté, un mot qui vient souvent à l’esprit quand on tire le fil de notre conversation.

C’est l’époque où elle pose les bases de son style et entrevoit qu’il peut trouver une place spécifique. Un style fait de l’association/confrontation entre des pièces ou matières très « brutalistes » * et des pièces/matières très sophistiquées et précieuses. À ce combo, ajoutez un soupçon de pièces « boyish » **, une pincée d’imprimés fleuris délicats, écartez toute « girlitude », finalisez avec une touche sexy et vous obtenez du Valentine Gauthier – pour peu que ce soit la patronne en personne qui s’occupe de votre recette. Car tout est affaire de réglages, de dosages, d’inspiration créative.

Processus créatif : déployer et maintenir une vision
Elle a trouvé un ton que, d’années en années, il lui faut à la fois enrichir et renouveler, tout en maintenant lisible une ligne claire qui l’identifie et envoie un signe de reconnaissance à ses clients. Comme elle le dit elle-même, ses vêtements sont « portables » et s’inscrivent dans le vestiaire de la vraie vie. Une partie de ses clientes viendra picorer des pièces qui vont « enjailler » leur uniforme. Une autre viendra chercher le basique quali à la mode Valentine. Une troisième sera accro au total look. Mais toutes auront identifié un ton qui, de collection en collection, revêt une certaine forme de permanence. C’est cet exercice de permanence renouvelée qui est le plus difficile pour un créatif. Il nécessite de se placer dans la posture schizophrène du créateur porté par un vent de fraîcheur spontané et dans celle de son juge impitoyable. Etre à l’intérieur du geste créatif, et en sortir pour vérifier son bon réglage.

Ce travail est une dimension importante de l’activité de création de Valentine ; son style, étant, par nature, à la fois composite et constant. Elle a clairement une posture de directrice artistique, qui va sentir un « goût » et qui va actionner tous les curseurs permettant aux vêtements d’approcher une vision globale capable de se déployer sur n’importe quel sujet, par opposition au pur designer qui va créer des objets, même si l’on parle de vêtements. Elle a d’ailleurs déjà collaboré avec des marques comme Monoprix ou Sarenza, pour des souliers ou de la déco. Ce sont des nuances fines, mais qui en disent beaucoup sur la réalité du travail créatif.

Processus créatif : faire feu de tout bois
Pour y parvenir, tous les moyens sont bons, la difficulté principale étant de transmettre cette vision à son équipe qui va concrètement la mettre en musique, et rebondir, sur ses idées. Elle les dessine, les raconte. Elle montre des matières, décrit des ambiances, esquisse des coupes ou des détails. Peu à peu, l’idée s’affine, le dessin se fait technique. Il y a des passages obligés, des pièces ou des matériaux dont on n’a pas l’idée ou l’impulsion créative, mais sans lesquels la collection ne sera pas complète. Valentine doit se discipliner, accepter de se plier avec plaisir à un exercice qui n’est pas aussi naturel que d’autres. C’est le cas des imprimés. Ce n’était pas particulièrement son intention première, mais elle a senti que les clientes étaient demandeuses, qu’elles y voyaient une cohérence. Elle s’y est mise et a réussi à développer, au fil des saisons, des pièces en imprimés qui rencontrent du succès et qui s’intègrent très naturellement dans le flux des collections. Elle reste à l’écoute de ses clientes, évalue ce qu’elle sent de leur retour, et fait de ce dernier un paramètre de la création.

Valentine a une vision très globale, et on sent bien que créer des vêtements n’est potentiellement qu’une partie de ses préoccupations. On la sent tout autant concernée, par exemple, par l’artisanat (elle a ouvert une galerie, « Holism », dédiée à ces thématiques, à côté de sa boutique) et, bien sûr, par les questions environnementales.

L’éco-responsabilité au cœur de son environnement
Valentine Gauthier souhaite, depuis ses débuts, inscrire sa création dans la démarche la plus durable possible. Elle porte beaucoup d’attention au sourcing et aux conditions de travail des ateliers qui produisent pour elle. Elle essaie de faire de chacun d’entre eux, un partenaire qui voit s’installer une relation sur le temps long. La production se fait en Europe et en petites séries avec des partenaires spécialistes et engagés dans une démarche sociale et environnementale.

Si elle est très concernée par l’aspect environnemental, elle n’est pas non plus une apparatchik ; elle est avant tout une créatrice, qui voit son business avec réalisme. Elle essaie de concilier plusieurs contraintes dont son souhait d’abîmer la planète le moins possible, sans angélisme. La gamine qui courait dans la garrigue sur le plateau du Castellet voudrait juste que ses enfants puissent y croiser les mêmes animaux et y sentir les mêmes odeurs.

Elle a beaucoup affirmé son positionnement « éco-responsable » à ses débuts, puis elle a cessé de le faire, le jugeant contre-productif. Depuis quelques années, elle y revient, la conscience écologique collective grandissant. Sur son site, on peut lire des détails assez précis sur l’origine et les conditions de production – au-delà de l’écologie – de chaque matériau. Elle regarde d’un œil un peu désabusé l’ombre du green-washing progresser. Ce n’est pas à ses yeux un phénomène en soi, ce qui l’est « c’est qu’on nous raconte n’importe quoi ». Au fond, ce n’est pas son sujet toute cette mode autour de l’environnement, même si elle se sent concernée au premier chef. Son sujet c’est de déployer une vision qu’elle a du monde et d’associations d’univers sensibles qui, en se croisant, recréent une harmonie. Et ça passe bien sûr par une planète dans le meilleur état possible. Simple question de bon sens, son fer de lance.

Business durable
Pas toujours évident de concilier ses ambitions éco-responsables, créatives et économiques. S’inscrire dans une démarche éco-responsable est par définition moins rentable, et donc plutôt un facteur de fragilité. Surtout quand on n’est pas accompagné par un groupe aux reins solides. Valentine Gauthier est majoritaire au sein de sa société (il y aussi un associé dormant – et bienveillant – qui a permis le démarrage de l’aventure et dont les parts sont toujours là). Ce n’est pas vraiment une commerciale, elle peut convaincre de sa vision, mais elle du mal à vendre pour vendre. Elle est peut-être passée à côté d’occasions de faire un peu d’argent, mais au fond, elle s’en fiche. Elle sent bien qu’il faudrait échafauder une vraie stratégie économique, et sans doute, s’adosser à un grand groupe pour anticiper un développement qui serait une sécurité pour l’avenir. On devine que ces questions tournent de temps à autre dans sa tête. On devine aussi qu’elle a envie de les mettre de côté car passer ce genre de cap signifie sans doute changer de métier. Pas sûr qu’elle en ait envie. Et si changement il devait y avoir, ce serait plutôt pour faire tout à fait autre chose : un projet plus global autour d’une vision à 360° de l’art de vivre.

Sa marque est un projet qui reste complètement auto-produit. D’un point de vue économique, il est plutôt artisanal. C’est à la fois un facteur d’inquiétude : elle est seule et potentiellement fragile, mais aussi une belle satisfaction, car avec sa petite équipe, elle a tout construit, à la force du talent. La marque existe depuis 10 ans, elle est toujours là, et surtout, elle est libre.

* un terme d’architecture qu’elle emploie souvent, qui décrit le rejet de l’ornementation et qui choisit de laisser parler la simple nature du matériau.
** bien que n’ayant pas encore développé de collection hommes, certains d’entre eux achètent ses vêtements.

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