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The anonymous (photo) project, Journal intime anonyme

Et si, à l’instar du vinyle, la diapo faisait son (grand) retour ? C’est le rêve de Lee Shulman qui consacre ses journées à les trier, les numériser, et surtout à admirer, à travers ces petites fenêtres, des moments de vie d’avant et d’ailleurs.
Installez-vous confortablement dans le canapé. On lance la soirée diapo.

Lanterne magique
C’est pour la fascination qu’il exerçait sur le public que l’ancêtre du projecteur, qui révélait l’image via une lumière de chandelle ou une lampe à huile, a été baptisé « lanterne magique ». La magie a continué d’opérer tout l’été car, pour fêter son cinquantième anniversaire, les Rencontres de la Photographie d’Arles ont confié une maison à Lee Shulman, fondateur de The Anonymous Project. « The House est une immersion. Le visiteur est plongé dans les 50’s par le biais d’une scénographie, d’installations et de projections de diapositives dans les différentes pièces, recréant une ambiance et des instants du quotidien de l’époque. » Diplômé en vidéo et photo, réalisateur de films publicitaires, Lee a collecté 850 000 diapositives, principalement en provenance des Etats-Unis, d’Angleterre et d’Europe. Elles dessinent un portrait, des portraits, de la société des années 40 à 90. « Les diapos sont des pièces uniques, brutes. En 2017, j’ai acheté un lot de 500 diapos pour 10 €. J’étais subjugué par la qualité de l’image, la densité des couleurs et par cette faculté à capter des moments de vie. » The Anonymous Project était né avec l’ambition de créer un fonds inédit de photographies vernaculaires pouvant renseigner des étudiants, des anthropologues ou simplement des curieux sur les modes de vie des décennies précédentes.

Collectionneur de mémoire
Contrairement à un film négatif, la diapo enregistre la lumière directement en positif et, insérée dans un cadre, est projetée par transparence. « Avec une diapo, on est honnête. C’est difficile de bien cadrer comme avec un Polaroïd. Le hasard joue un rôle et le résultat est souvent aussi imparfait que touchant », indique Lee. Ce projet, qui exploite 12 000 diapos, parle de mémoire collective et d’humanité. « En découvrant les lots que j’achetais ou que l’on m’envoyait des quatre coins du monde, j’ai compris que nous avions tous les mêmes espoirs, partout, que l’on soit à un repas de famille, en voyage ou à une fête entre amis. » Regroupées par thématiques, les diapos nous racontent une nouvelle histoire : My fucking Christmas, Sweet dreams ou encore The lover’s box qui retrace les instants complices et amoureux d’un couple d’américains. Lee et son équipe répondent aussi à des demandes de magazines comme avec ce dossier de onze pages publié dans Le Nouvel Obs sur Noël. The Guardian, le New York Times ou encore la BBC ; The Anonymous Project fait parler la presse internationale et l’enjeu pour Lee est bien de faire reconnaître la photo comme discipline artistique à part entière, avec une place qui lui serait dédiée dans les musées.

Storytelling
À travers ce projet, la volonté de Lee est aussi de transmettre : « Ce rapport intime entre le sujet et le photographe, l’humanité qui s’en dégage, est ce qui nous dissocie de l’animal. Partager nos expériences nous enrichit. Et notre besoin d’amour et de rire nous lie tous. » Témoin indirect de moments intimes du passé, Lee leur donne une seconde vie. Et les projets se multiplient ; des expositions à venir dont The House en Chine, la sortie de l’ouvrage Midcentury Memories (Taschen) et d’autres livres en préparation… « On aime les collaborations hybrides et nous sortons prochainement une collection de livres chez Flammarion qui met en regard et en conversation des photos et des textes écrits par des auteurs qui s’approprient librement nos images : ‘Histoire de familles’ signé Justine Lévy et ‘Andrew est plus beau que toi’ d’Arnaud Cathrine. On a hâte de les montrer ! ». Si pendant un temps, The Anonymous Project proposait des tirages à la vente, Lee a choisi d’y renoncer. « La diapo, conservée dans de bonnes conditions, garde intacte l’intensité des couleurs pendant des décennies mais la difficulté était de trouver un support de qualité et à un prix acceptable. Et je pense que le meilleur support pour la diapo, c’est la lumière ! »

anonymous-project.com
@anonymousphotoproject

La Réserve, Le cœur et l’instinct d’Églantine Dargent-Guy

Après avoir longtemps bercé ce rêve, Églantine Dargent-Guy a ouvert sa galerie d’art en 2016. Nommé «La Réserve», ce petit espace divisé entre une salle d’exposition et un atelier d’encadrement a discrètement fait sa place au 20 rue du Barbâtre à Reims. Nourrie dès le plus jeune âge par toutes les formes d’art, la sensibilité multiple de la maîtresse des lieux se traduit dans son métier en une forme discrète d’engagement : honorer les disciplines artistiques à la hauteur de ce qu’elles lui ont apporté.

Le déclic, Églantine l’a eu il y a 8 ans lors d’une rencontre avec un galeriste-encadreur. Associer ces deux activités pour apporter de la viabilité à son projet, une évidence pour celle qui, malgré les difficultés du métier de galeriste, voulait remplir sa vie de ce qu’elle aime. Elle décide à la suite de cette rencontre de se former à l’encadrement d’art, et une fois le diplôme en poche, ouvre son atelier. Ce n’est que 4 ans plus tard, après avoir installé les bases de son commerce grâce à son métier d’artisan, qu’elle créa La Réserve.

La dimension « artisan » est omniprésente dans le travail d’Églantine. C’est même une composante essentielle dans l’œuvre des artistes qu’elle expose. À titre d’exemple, les huiles sur bois de Lluís Pericó, le travail conceptuel de François Kenesi ou les sculptures d’Anouk Albertini révèlent chez ces artistes une réelle maîtrise du matériau et de la technique. Mais au-delà de la qualité plastique d’une œuvre, ce qui intéresse avant tout Églantine, c’est la poésie qui s ’en dégage : « Elle peut apparaître dans une seule œuvre mais souvent, c’est en découvrant l’œuvre globale d’un artiste, son processus de création sur le long terme, que je suis touchée. C’est là que prend pour moi toute la dimension de son travail, quand je découvre son univers. »

Comme pour mieux saisir ses impressions, la galeriste aime y poser des mots. Intéressée très jeune par la littérature et la poésie, le catalogue d’exposition est le médium qui lui permet d’écrire l’histoire qu’elle veut raconter. La narration commence dès l’accrochage des œuvres, elle y cherche des accords « jusqu’à ce que ça coule, jusqu’à ce que l’histoire soit lisible. »

Églantine fonctionne au gré des rencontres, de ses coups de cœur et des opportunités. Pour elle, être galeriste, c’est avant tout un travail qui demande d’agir à l’instinct. « Quand j’essaie de m’adapter à ce que me disent les visiteurs, ça ne marche pas. J’ai remarqué que le plus souvent, je vends les œuvres que j’aurais aimé m’offrir. »
Partager ce qui la touche avec sincérité, c’est l’essence même de son travail et cela ne s’arrête pas aux œuvres présentées sur les murs. C’est aussi à travers la gestion complète de son entreprise qu’elle souhaite affirmer ses valeurs. Elle souhaite mettre l’art à la portée de tous et propose pour cela une diversité de formats, de médiums, de tarifs et de genres.
Instaurer une relation de confiance avec ses artistes est son autre priorité et cela passe par un soutien constant ; si besoin, elle les conseille, les accompagne dans leurs démarches administratives, leur apporte de la visibilité et écrit sur leur travail.

Églantine cherche à appréhender l’art comme un tout. Une vision qu’elle a retrouvée l’an dernier, lors d’un voyage au Japon et en particulier sur l’île artistique de Naoshima : « Là-bas, tout est interconnecté, tout est pensé pour apporter sa dimension à l’œuvre. »
Le Japon a été pour elle une vraie révolution esthétique. « Il y a un espèce d’enchevêtrement entre la nature, l’art, le sens de la transmission… Une sorte d’art de vivre en soi-même, un coté intrinsèque aux personnes et aux choses. »
Depuis ce voyage, Églantine s’intéresse davantage à la céramique et au Land Art et aimerait développer des projets dans ce sens. Une correspondance parfaite avec sa ligne artistique composée principalement de paysages, d’épure et de minimalisme ; d’œuvres qui font silence et dont la simplicité – apparente seulement – a le goût de l’essentiel.

La Réserve, 20 rue du Barbâtre 51100 Reims
Visite sur RDV : 06 24 73 47 39
FB : La Réserve Reims
Instagram : @galerielareservereims

Alain Hatat, Une vie d’images photo-sensibles

Tout sauf enfant de la balle, Alain Hatat a mené sa carrière au fil d’opportunités et de rencontres. Imprimeur, photojournaliste puis photographe indépendant, il a fait partie de l’agence Gamma et n’a céssé de nourrir jour après jour sa passion pour l’image fixe. Son parcours est celui d’un photographe qui a traversé un demi siècle de mutations pour porter, aujourd’hui encore, un regard bienveillant sur le monde, sur son monde.

« Je pouvais y aller à pied ». Un argument de poids pour Alain au moment de décider de son premier emploi, une manière comme une autre pour un garçon de 16 ans de faire son choix entre deux possibilités. Nous sommes à la fin des années 60, et sans avoir suivi de formation, Alain devient imprimeur. Bientôt un de ses amis, Gérard Richard, part travailler à la Maison de la Culture de Reims, et lui propose un an plus tard de le rejoindre. Septembre 1970, il y est employé comme imprimeur avec une subtilité supplémentaire : quantité de spectacles se jouent le soir, et doivent être photographiés. Une nouvelle attribution dont il a la charge, et c’est avec le Rolleiflex mis à disposition, cet appareil à double objectifs carrés dont la prise de vue se fait par le dessus, qu’il va se faire la main.

Juste une mise au point
Pour se perfectionner, il participe à une formation d’une semaine. L’animateur du stage, le photographe Jean Clerc, conclue ce stage par un assez définitif : « la photo, c’est ton truc ». Une rencontre décisive dans la vie d’Alain qui se rend sur le champ boulevard Beaumarchais à Paris, la Mecque du matériel photo d’occasion. Il y achète avec son ami, un Ifbaflex. Ils passent rapidement au mythique Canon AE-1 avant de bifurquer vers le matériel Nikon, qu’Alain ne quittera plus jamais. Imprimeur le jour, photographe la nuit, voilà sa vie.

Un rythme effréné, qui le remplit de satisfaction. Il ne compte pas s’arrêter là. Dans le cadre d’une grande exposition consacrée au vitrail contemporain, Alain va accompagner le photographe Gérard Rocskay sur les routes de France. D’abord petite main, il reçoit très vite la confiance du grand photographe et apprend à monter et installer l’encombrante chambre photographique mais aussi à préparer les plaques et même faire les cadrages. Il prend goût au plein air et cette escapade nourrit ses envies de reportages. Il rêve la photographie à travers Cartier-Bresson et ces grands reporters qu’il voit dans les magazines. Sous les conseils de Guy Le Querrec, un photographe très identifié dans le monde du reportage sensible, il entre dans la peau du personnage et achète son premier Leica.

La Gamma Mania
En 1981, il passe à la vitesse supérieure et effectue un nouveau stage. Sur place, il rencontre Marie-Paule Nègre, grand reporter qui rejoindra l’équipe Magnum. Une fois encore, la conclusion est la même « la photo, c’est ton truc ». L’idée d’en faire son métier à temps plein prend de plus en plus de place dans son esprit. Trois ans passent, et en juillet 1984, c ’est parmi les membres de l’agence Gamma qu’il suit une formation noir et blanc. Avec Jacques Burlot, grand reporter, Pierre-Jean Amar, tireur pour Willy Ronis et Cartier-Bresson, comme professeurs.

Épatés par le travail d’Alain, ils lui offrent le stage qui suit, cette fois-ci consacré à la couleur. Le succès est total, et il remporte le premier prix du concours destiné aux élèves, avec son reportage dans les carrières de Courville (d’où est extraite la pierre utilisée pour la restauration de la Cathédrale de Reims) s’achevant avec les portraits des sculpteurs de pierre.

Plusieurs années après, Alain recroisera la route de Jacques Burlot au sein de l’agence Gamma. Des retrouvailles qui le marquèrent définitivement et qui se résument en deux phrases. La première fut une interrogation, qu’il lança aux nouveaux arrivants « Qui ici considère qu’il n’a pas de chance ? ». Réponse fatale pour celui qui a eu la mauvaise idée d’être honnête en levant la main « Tu peux repartir. Il faut avoir de la chance pour ce métier ». Preuve en est. Moins assassine, mais toute aussi avérée, la seconde disait « En photographie, il n’y a pas de petit sujet ». Un aphorisme qu’Alain suivit tout au long de sa carrière, faisant de chaque cliché, commercial ou non, un sujet à part entière.

La liberté d’être encarté
De retour à la Maison de la Culture de Reims, après ses deux mois de stage, Jacques Driol, photographe à l’Est Républicain, le contacte pour l’assister et piger dans ce journal. Alain y consacre alors ses week-ends, ce sont ses premiers pas dans la presse. En 1987, les Maisons de la Culture disparaissent peu à peu, celle de Reims y compris au profit du CNAC et de la Comédie. Au lieu d’intégrer l’une de ces deux structures, Alain plie bagage, un chèque en poche et se lance à son compte. Le voici photographe indépendant, l’un des rares de la région. Durant dix ans, les projets s’enchaînent. Il passe de L’Est Républicain à l’Union en une journée (littéralement), devient correspondant Nord-Est en parallèle pour l’agence Reuters, et réalise des commandes pour des entreprises. Gardant toujours un pied dans l’univers artistique, il aura notamment la chance de couvrir l’exposition universelle de Séville et le Festival d’Avignon.

Mais bientôt, les codes du photojournalisme changent. Les années 90 sonnent le glas de l’argentique, du moins durant un temps. Impossible d’y couper, Alain doit se convertir à son tour, malgré une longue période de résistance. La déception est double, non seulement il doit délaisser ses pellicules pour des cartes mémoire, mais la qualité est loin d’être au rendez-vous. Il se garde tout de même un havre de paix, rien qu’à lui, un labo pour développer la nuit. Il est sollicité, entre autres, pour suivre les grands chantiers rémois, celui du Conservatoire, de l’Opéra, de la Comédie mais aussi du Tramway et des Halles. Durant quatre ans, il va également couvrir le Rallye des Gazelles et continue dès que possible les reportages sur les artistes.

L’amour avec un grand L
Bien que son métier soit celui de la passion, Alain en vient à distinguer travail et art. Il va développer une photographie de l’intime, plus personnelle, qui va de pair avec sa pratique du Leica. Un nom magique, qui résonne comme une extase aux oreilles des photographes. Léger, discret, il est synonyme de liberté, promettant un contrôle permanent de l’image. C’est la figure de l’artiste, du créateur qu’il admire et veut saisir, mais dans une toute autre posture que celle qu’il adoptait à la Maison de la Culture de Reims, en dehors de la scène. Il couve ainsi le désir « de montrer la face cachée des gens », de les révéler quand s’installe une ambiance, une complicité.

Mais qui dit intime, ne dit pas pathos. Quelle que soit la personne qui se place derrière son viseur, la situation qu’il capte, Alain refuse toute forme de misérabilisme dans ses clichés. Quand il photographie les gens, il veut montrer « ce qu’il y a de bon en eux », les valoriser, et porte un regard toujours bienveillant. Avec lui, le terme de photographe humaniste prend tout son sens.

L’art et la manière
Ce regard tendre se déploie avec une intensité particulière dans une de ses plus belles séries, «  le quartier du Chemin vert  ». Cité-jardin créée dans les années 30, c’est là qu’il a grandi. Il veut restituer le lieu de son enfance, et montrer avec précision comme sa simplicité, et celle de ses habitants, est belle, noble et vous touche au coeur. Changement de matériel pour ce travail réalisé avec un Hasselblad (gros boitier, à l’inverse du Leica, avec une qualité optique exceptionnelle), avant le grand ravalement de façade du quartier prévu l’année d’après. Pendant un an, il va s ’appliquer à en conserver la mémoire visuelle, cet espace hors du temps où « les gens ne meurent pas, vu qu’il n’y a pas de cimetière ». Les artistes restent son domaine de prédilection, ceux qui le fascinent plus que tout, laissant toujours présager d’une future série qui les mettraient à l’honneur. Et bien sûr les femmes, la grande histoire de sa vie…

Pas une journée sans image, et chaque jour de nouvelles idées. Quelle sera sa prochaine inspiration ? Son prochain sujet ? C’est bien ça le plus important, le sujet. Quand il le tient, il peut tout aussi bien construire son image autour de lui, que l’attendre en embuscade. La seule règle qui compte à ses yeux, est de se faire accepter, sans jamais agresser. À cette condition uniquement, il s’autorise à déclencher.

Alain Hatat s’est frayé un chemin hors norme, dans le sillage des plus grands photojournalistes qui ont fait l’âge d’or des agences de presse. Un parcours pavé de talent, d’acharnement, et il faut bien l’avouer, d’un peu de chance.

@alainhatat

Noémie Goudal, Des illusions perceptives

Les paysages impossibles de Noémie Goudal usent de l’ambiguïté entre régime du visible et régime de vérité. Ils questionnent les potentialités de l’image photographique et ouvrent sur une machination sensible. 

Les univers sensibles de Noémie Goudal sont source d’illusion. Ses structures architecturales, ses éclipses solaires, comme ses observatoires photographiés en pleine nature interrogent notre rapport au réel et à l’illusion. Dans le sillage de l’allégorie de la Caverne de Platon, l’artiste nous offre une vision tronquée de la réalité. Elle fait de nous les captifs d’un piège visuel à la beauté tout aussi poétique que saisissante. Elle fait de nous les prisonniers d’images photographiques trompeuses, d’univers illusoires où régime du visible et régime de vérité se fondent et se confondent.

Depuis 2010, l’artiste abuse nos sens et exerce une conviction trompeuse. Elle nous incite à croire en un jeu avec l’illusion et le visible. À cette date, après avoir quitté Paris pour effectuer des études en design graphique, puis en photographie au prestigieux Royal College of Art de Londres, un tournant s’opère dans sa pratique, un double-fond s’invite dans ses images. Lors de son projet photographique sur une île montagneuse du nord de l’Ecosse, les éléments météorologiques, les vents, lui imposent de figer à posteriori le réel, de réaliser ses prises de vue en studio à son retour à Londres. L’illusion dans laquelle elle nous plonge prend alors tout son sens en regard de son étymologie latine illudere, à savoir jouer, tromper abuser. Ses photographies comme ses installations troublent notre perception du visible. L’artiste se joue ainsi de nous et nous propose des univers tiraillés entre illusion et désillusion.

Ses œuvres prennent en effet à défaut le fonctionnement des sens et troublent le système de la perception. Ses structures, proches de décors théâtraux, confectionnées méticuleusement, déployées puis photographiées en pleine nature, au bord de la mer, dans des déserts de sable et de sel, comme dans les cieux, offrent en partage des espaces susceptibles d’héberger nos utopies. Pour autant ses « hétérotopies », « ces espaces autres », selon les termes empruntés à Michel Foucault, ne possèdent aucune coordonnée géographique et ne font partie que d’une cartographie sensible. Elles ne sont qu’une machination visuelle qui interroge notre rapport à l’espace, à l’image comme aux lieux photographiés.

L’artiste usurpe ainsi le réel, mieux elle se joue de notre regard. Pour cela elle intègre à la nature ses installations de papier et de bois tout en laissant la trace de son action, de la structure de son œuvre. Le scotch, les plis, les lignes de séparation, le rapport d’échelle restent visibles dans ses images. Ils en trahissent le subterfuge. Voulus par l’artiste, ces signes dévoilent l’artificialité des décors plats de ses observatoires en bord de mer, de ses structures telluriques, de ses ciels diurnes, comme de ses bâches entrouvrant une percée dans des lieux désaffectés. Pour autant ces indices ne parviennent pas à en faire tomber le mystère. Ils jouent avec l’illusion et la résistance de notre croyance.

Notre volonté de croire est en effet plus forte que tout risque de désillusion. Même si nous sommes conscients de la machination qui se trame devant nous, nous succombons sciemment aux apparences, aux illusions que Noémie Goudal élabore. Tels des naufragés en quête d’une terre promise, nous voulons croire en ses images refuges.

Pour Gaston Bachelard: «On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images.» Cette citation semble parfaitement résonner avec vos œuvres. Si vous aviez la possibilité de lui répondre, que lui diriez-vous?
Oui c’est en effet exactement la manière dont je conçois mes images. L’imagination s’entremêle avec la réalité, l’image ou le vécu pour pleinement exister. Je joue beaucoup de ça dans mes constructions, je compte sur elle pour ‘finir’ les œuvres. C’est un travail d’équipe… D’ailleurs, dans mes expositions, je cherche à ce que le spectateur soit pris dans une trajectoire, dans un mouvement qui lui permette de se positionner face à l’image, que la physicalité de son corps soit prise en considération dans l’appréciation des images. Cela permet, il me semble, d’inviter ce spectateur à utiliser cet imaginaire qui lui est propre, à confronter les photos. Les images restent les mêmes certes, mais leur interprétation est complètement différente.

Le processus de réalisation de vos œuvres est de plus en plus monumental. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation, les dessous de vos machinations?
En effet, mes photographies sont toujours faites à partir d’installations dans la nature, plus ou moins grandes. Je travaille avec une petite équipe de cinéma. Nous construisons les installations et faisons des essais de longs mois avant de réaliser la prise de vue. J’aime beaucoup travailler en équipe, créer une dynamique particulière où chacun est expert dans son domaine. Cela apporte une énergie fantastique, que j’aime vivre pendant les prises de vue, en parallèle d’une vie dans mon atelier, où j’ai plus de temps pour travailler seule, et faire des recherches.

Dans vos dernières œuvres vous semblez attirer notre attention sur les enjeux du réchauffement climatique. Votre projet Pressure sur la fonte du glacier du Rhône en Suisse en est particulièrement révélateur. Pourriez-vous nous en dire plus…
Dans mon travail, je ne cherche surtout pas à émettre un point de vue politique ou sociologique, au contraire, j’essaie de présenter des images qui ont de multiples clés de lecture. J’essaie de construire des images qui n’ont aucun repère géographique ou de temps et qui apportent, de par leur construction, une part d’interprétation importante. Le spectateur vient avec son propre vécu, et interprète l’image dans un contexte qui est le sien. Un des thèmes qui me passionnent en ce moment, est le mouvement d’un paysage et sa chorégraphie à travers les âges. Ces phénomènes qui se développent dans une temporalité très lente, plus lente que le temps ‘humain’, et qui, il me semble, nous obligent à regarder le paysage sous un angle différent, où l’humain serait placé dans un ‘tout’ et ne serait pas lui seul ‘le tout’. Quand on regarde mes images, dans le contexte actuel, la première chose que l’on a en tête est ‘la destruction de l’environnement’, mais, ces mêmes images ne pourraient-elles pas être vues complètement différemment dans un contexte scientifique, religieux, antérieur par exemple ?

Les images de Project Pressure sont bien évidemment présentées dans un contexte très spécifique, avec d’autres images qui évoquent toutes la fonte des glaciers. Elles sont donc interprétées de cette manière mais c’est aussi une passion de l’observation et son interprétation que nous partageons.

Le risque de la désillusion semble dans votre démarche éminemment latent, comme dissimulé sous la beauté poétique de vos univers. Ce second niveau de lecture est-il intentionnel?
Oui, il me semble qu’une image est ce qu’elle est mais elle est aussi ce que chacun en fait. C’est pourquoi offrir le plus de clés de lecture possible est très important pour moi. J’aime jouer avec la séduction et l’attraction qu’une image peut apporter, tout en gardant sa fragilité, ses doutes, ses questionnements…

noemiegoudal.com
@noemiegoudal

Festival Circulation(s) : 10 ans de découverte de la jeune création photographique

Rendez-vous européen incontournable, le festival Circulation(s) fêtera en mars 10 ans de découverte et de jeune création photographique. Émergent, contemporain et précurseur, tremplin inclusif, collectif, familial et festif sont les qualificatifs employés par ses anciens lauréats. Les éditions se suivent et ne se ressemblent pas, la 10e édition ne fera pas exception.

Circulation(s) est le festival dédié à la photographie émergente en Europe. Au Centquatre-Paris et dans des lieux satellites en France et à l’international, il révèle chaque année la vitalité de la jeune création et défend la diversité des écritures photographiques au travers d’expositions et d’événements singuliers. Pour sa 10e édition, une programmation exceptionnelle les deux premiers jours est offerte par dix anciens artistes du festival, mêlant danse, performance, musique, projection et bien sûr… photographie.

L’équipe du festival nous promet un week-end tourné vers l’ouverture et la transdisciplinarité. « Nous souhaitions marquer le coup, non pas au travers d’une rétrospective mais bien via ce qui fait la spécificité du festival : un regard sur la création contemporaine. » L’appel à candidature lancé par le festival a souvent permis de soulever des modes et tendances à l’échelle d’un pays ou même de l’Europe. Clara Chalou, coordinatrice de l’événement, remarque : « Les photographes sont de plus en plus audacieux dans leur pratique ainsi que dans leur scénographie et nous avons noté une volonté accrue de surpasser les limites de la photographie. »

© Charlotte Mano & Muriel Nisse
©Jéremy Gaston Raoul
© MorvaridK

Quelques instants partagés avec les artistes invités suffisent à percevoir le ton des festivités  : « L’équipe, l’engagement, la détermination des bénévoles sont vraiment exceptionnels. Circulation(s) a été une expérience tremplin pour mon travail. La visibilité que j’ai eue et les retours constructifs tant des amateurs que des professionnels de la photographie ont été déterminants pour la suite de mon parcours. Comment ne pas y revenir ? » nous partage Charlotte Mano, exposée en 2018. Elle travaille aujourd’hui sur un projet de livre et plusieurs expositions à venir cette année. « Je dois encore garder cela secret. » Pour l’heure, elle nous décrit « l’ode à la métamorphose, au changement, tout en douceur et en poésie » qu’elle prépare pour Circulation(s). Charlotte souhaite y partager son goût pour le mélange des médiums. « Dans un lieu tamisé où il y aura des projections, une danseuse exceptionnelle, parée des masques uniques et troublants de Muriel Nisse, viendra dévoiler au contact de la chaleur, des images recouvertes d’encres thermiques (encres utilisées pour ma série Blind Visions). »
Il ne s’agit donc pas d’une simple présentation d’œuvres mais d’une expérience entre le photographe et les spectateurs. Comme l’a défini sa fondatrice Marion Hislen, le festival « milite pour un décloisonnement et une confrontation des regards. » Les spectateurs pourront ainsi venir à la rencontre des artistes en toute décomplexion.

Combien de fois vous a t-on dit de ne pas mettre vos doigts sur les photos ? Quand bien même Morvarid K n’en a jamais tenu compte, après sa série crayonnée Once upon a time, elle revient accompagnée des danseurs de butō, Yuko Kaseki et Sherwood Chen. Durant cette performance tout est permis pour laisser une empreinte, une émotion sur les tirages que la photographe souhaite sublimer. Après tout, « les tirages les plus beaux sont les photos de familles ou les vieilles photos crasseuses de fin de soirée. »

© Hélène Bellenger
© Hélène Bellenger
© Hélène Bellenger_Sans titre (imbibition), 2019

Hélène Bellenger abordera quant à elle avec pédagogie le processus créatif de son projet Coulure. « Je ramènerai de la glace, prélevée directement sur le glacier de la Mer de Glace du Mont Blanc, et j’activerai en direct le procédé photosensible devant le public. Cette chorégraphie des gestes d’activation (briser la glace, laisser fondre les morceaux, observer le virage du procédé du jaune au gris jusqu’au fixage bleu de Prusse, etc.) permettront aux spectateurs d’être au plus proche du procédé de création des images, de la création de l’œuvre, tout en observant, de manière symbolique, la fonte de ces extraits de glaciers. »

Pensé comme un panorama d’audaces photographiques, ce week-end du 14 et 15 mars affiche une programmation éclectique et prometteuse. À découvrir: les performances de Laurie Bellanca, Hélène Bellenger, Aglaé Bory, Brice Krummenacker, Morvarid K, Charlotte Mano, Jeanne Tullen, Julien Taylor, et Kourtney Roy.

La 10ème édition du Festival Circulation(s) devait initialement avoir lieu du 14 mars au 10 mai 2020 au Centquatre, 5 rue curial 75019 Paris.
En l’absence de visibilité quant à un possible report de l’événement, Circulation(s) continue de soutenir et de promouvoir ses artistes sur les réseaux sociaux à travers le projet STAY HOME(S).
@festival_circulations / 
festival-circulations.com 

Artistes cités :
charlottemano.com / @mano_galliano
morvarid-photography.com / @morvaridk.art
helenebellenger.com / @helene.bellenger

Crédit 1ère image : Jéremy Gaston Raoul

Ronald Martinez, La lumière à fleur de peau

Tableaux ou photographies ? La question se pose devant les images saisissantes de Ronald Martinez, qui évoquent immédiatement la puissance picturale des grands maîtres de la Renaissance. L’artiste, qui se définit lui-même comme « un photographe qui peint avec la lumière », repousse les frontières de la photo dans ses Nus divins où l’utilisation dramatique de la lumière fait rayonner la dimension sacrée des corps.

Photographe depuis plus de 20 ans, Ronald Martinez a fait ses débuts au Midi Libre avant d’ouvrir son propre studio à Paris. Armé de son Nikon, il travaille en collaboration avec des agences de mannequins, des comédiens, mais aussi avec des cinéastes comme Agnès Varda ou Mathieu Demy pour qui il réalise, notamment, les clichés de l’affiche du film « Americano ». À partir de 2011, il commence à travailler sur la technique du clair-obscur. Passionné par la peinture de la Renaissance, il puise son inspiration dans les œuvres du Caravage, de Velásquez, de Michel Ange ou encore de Vermeer et d’Ingres. « Contrairement à la plupart des photographes, je travaille dans l’ombre » confie Ronald.

Une dimension métaphysique
Obsédé par le beau et par une forme de transcendance, il approfondit ses recherches autour de la lumière pour sculpter les contours des corps et sublimer les carnations, dans des œuvres épurées où la frontière entre peinture et photographie devient perméable. Aucune retouche informatique dans ce travail. Séduit par ces premiers nus, le galeriste Maurizio Nobile l’invite à poursuivre ses recherches dans son studio photo à Bologne, la ville du Caravage, où Ronald écume les églises et s’imprègne de scènes religieuses du Quattrocento. Nulle reconstitution pourtant dans les œuvres qu’il produit, mais une réinvention de la peinture avec le langage de la photographie qui tend vers l’universel, l’intemporel. Si l’on reconnaît certains thèmes comme la Pietà (n°9) ou le Christ (n°10 et 11), il s’agit davantage de mémoire « sensorielle ». L’éclairage, comme le couteau du désir, sculpte le sujet sur un fond noir qui le plonge dans un vide abyssal. Chaque image nous renvoie à notre propre solitude, illustre l’aspect transitoire de la vie, le vide de l’existence, la mort inéluctable… Une part sombre qu’assume entièrement le photographe. « L’homme arrive sur cette Terre nu et repart nu. La nudité à travers mes œuvres est sans artifice et renvoie à une dimension métaphysique. »

Cette première série, intitulée Nus Divins : Hommage à la Peinture Italienne, est mise sur le marché de l’art en 2013 à l’occasion de l’Arte Fiera de Bologne et rencontre un succès immédiat. Représenté par la galerie Maurizio Nobile à Bologne et à Paris et par 29 Arts in Progress à Londres et Milan, Ronald Martinez est présent dans de nombreuses collections privées internationales. Une reconnaissance qui l’amène à poursuivre sa recherche artistique sur le chiaroscuro. En 2015, il dévoile sa seconde série de Nus Divins, Du Rêve à l’inéluctable, où il sublime plus que jamais la beauté des corps dans son style si distinctif. Lauréat du concours Codice Mia à la Mia Fair de Milan, il signe la même année  la couverture de l’album Kalthoum du trompettiste Ibrahim Maalouf avec son Nu Divin n°13, et voit sa cote s’envoler autour de 8000€ lors de la vente aux enchères chez Cornette de Saint-Cyr. Après une série à part, Omnia Vanitas, où il confronte sa lumière à la thématique des vanités dans un esprit très caravagesque toujours, Ronald Martinez approfondit aujourd’hui sa réflexion sur le nu dans une nouvelle série qui met en scène, pour la première fois, des couples.

« Mon idéal est d’aller progressivement vers les grandes fresques de la Renaissance, comme La Cène de Léonard de Vinci » dit-il. Pour l’heure, avec un récent solo show à Legano en Italie, une exposition dans la collection privée de Pierre Passebon à la Villa Noailles et un nouveau projet de livre regroupant ses cent plus beaux Nus Divins, Ronald Martinez continue d’explorer le beau, entre ombre et lumière.

ronaldmartinezartphoto.com
Exposition des œuvres de Ronald Martinez à la galerie Maurizio Nobile
34 rue de Penthièvre, 75008 Paris
maurizionobile.com

Stephen Felton au Frac Champagne-Ardenne, Le jeu de l’amour et du hasard

« Everyone’s life is a love story ». La vie de chacun est une histoire d’amour aux yeux de Stephen Felton. Peintre américain basé à Brooklyn, cet amoureux des histoires d’amour fait le voyage jusqu’au Frac Champagne-Ardenne pour nous narrer son récit pictural.

Dans un langage entre pictogrammes et rébus, il expose du 20 mars au 31 mai sa version du sempiternel « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Une exposition pensée comme un show par un artiste qui joue sur tous les tableaux.

Le hasard est bien fait. C’est lors d’une rencontre au Centre Pompidou Metz que Marie Griffay, directrice du Frac Champagne-Ardenne, fait la connaissance de Stephen Felton. Présent à l’occasion de l’exposition « Peindre la Nuit » à laquelle il participe, il donne au commissaire de l’événement Jean-Marie Gallais l’opportunité de faire les présentations. Si Marie Griffay est tout d’abord séduite par sa démarche singulière, très spontanée, à main levée entre décontraction et concentration, ainsi qu’à ses formes épurées à l’extrême, c’est finalement le Frac lui-même qui va les réunir. Depuis plusieurs années, Stephen Felton nourrit l’idée d’une exposition, un remake d’une histoire d’amour qui serait la synthèse de toutes les histoires d’amour. Un spectacle en deux actes qui s’inscrit à la perfection dans l’architecture du lieu. C’est le début d’une idylle.

«  I think everything is everything  »
Ici une vague, là un oiseau, des poissons, une baleine et là une porte puis un rayon de lune, le tout sur fond écru la plupart du temps et d’une couleur unie, avec une préférence tout de même pour les couleurs douces et primaires. Les peintures de Stephen Felton fonctionnent comme des symboles, des pictogrammes simplifiés au possible mêlant formes géométriques et tracés approximatifs. On se croirait devant un tableau d’écolier avec ce jargon juvénile et ces couleurs comme sorties d’une boîte de Crayola. Un alphabet ludique, basé sur l’évocation, l’imaginaire collectif et les représentations schématisées qui le rendent universel. On est dans le domaine du concept, le mouvement devient une flèche, la lumière un trait, et par métonymie une silhouette suffit à identifier un animal, une expression ou une émotion. Ses toiles sous-entendent au premier regard une gestuelle très libre et impulsive, presque irréfléchie. Une fois face au châssis, c’est son instinct qui mène la danse. « Je pense à quelque chose avec quoi j’aimerais jouer, et je me laisse aller dans cette direction » explique l’artiste. Tout devient inspiration, « I think everything is everything » nous dit-il, « Je pense que tout est tout », la création devient un jeu avec ses codes et ses rituels, une performance par l’acte même de peindre.

« La peinture a ses propres règles. Les règles ne sont pas les mêmes pour tout le monde, mais lorsque vous commencez à faire beaucoup de peintures, ces règles commencent à se montrer à vous. C’est ainsi que vous trouvez votre propre ‘voix‘ dans la peinture. J’ai entendu des gens dire que chaque peinture est le début de la suivante. Je pense que c’est vrai. C’est ce qui fait avancer les peintures » ajoute l’artiste. Avant de se mettre au travail, Stephen Felton mûrit longuement son intention, contrairement à notre première impression, puis c’est devant la toile que sa pensée se concrétise. Il décrit : « Quand je prépare une toile, c’est le meilleur moment pour imaginer ce que je veux faire. Mettre des couches de peinture sur la toile déclenche votre esprit et démarre le processus. C’est un moment vraiment important parce que vous êtes connecté physiquement avec cette peinture pour la première fois. »

L’amour est un sport de combat
Pour ce projet au Frac Champagne-Ardenne, Stephen Felton concevra ses œuvres lors d’une résidence in situ, en amont de l’exposition, et non pas dans son atelier. Une histoire d’amour en deux temps, sur les deux étages du Frac comme « un spectacle de peinture à grande échelle où je pourrais faire une peinture dans ce qui est connu comme mon style standard et une peinture dans mon style inversé. Les tableaux que j’appelle ‘tableaux à l’envers’ » nous dit-il sans plus d’explication, préférant laisser le soin aux peintures de parler d’elles-mêmes. Une histoire à double tranchant, c’est le moins qu’on puisse dire. Intitulée « Teeth in the Grass » que l’on peut traduire par « mordre la poussière », on sait déjà que l’on n’est pas au bout de nos peines avant même de débuter cette aventure amoureuse. « C’est une référence à ce qu’il reste après la fin d’un combat. Toutes les bonnes histoires d’amour ont du mal » nous explique Stephen Felton. Cette notion de « remake » ou de « refaire » est essentielle pour l’artiste comme nous l’explique Marie Griffay. Sans avoir une référence littéraire ou cinématographique particulière en tête, c’est l’ensemble de ce registre qui compose ce remake, au même titre que ses propres expériences, vécues ou relatées. « S’ouvrir à une histoire d’amour, c’est s’ouvrir à l’imprévu » ajoute Marie Griffay.

En concevant cette exposition, Stephen Felton remet en question son processus de création, il s’essaye à de nouvelles expériences et, il prend en considération l’empreinte carbone du projet, préférant se déplacer lui-même plutôt que de faire traverser l’Atlantique à chacune de ses toiles. Là encore, il joue le jeu en respectant ce pan de l’art contemporain avec ses facteurs écologiques et économiques. Il déconstruit par la même occasion ce mythe de l’artiste romantique, rappelant que peindre est une activité douce et constante, pas forcément pleine de gloire. « Honnêtement, la peinture est toujours dans mon esprit. Donc, que je travaille sur une peinture ou que je prépare des pâtes avec mes enfants, je pense toujours en quelque sorte. Que ce soit consciemment ou subconsciemment. » De quoi nous donner pleinement envie d’entrer à notre tour dans la partie.

Stephen Felton Teeth in the grass
Frac Champagne-Ardenne du 17.06.20 au 25.10.20

frac-champagneardenne.org

Claire Trotignon, Cartographie sensible

Entre pesanteur et apesanteur, le travail de Claire Trotignon invite les sens à pénétrer les méandres de ses dessins. Il convie à saisir le bruissement des fragments de roche, le froissement des plaques tectoniques sur la surface du papier. Sous ses tracés au crayon comme sous ses outils digitaux l’œuvre de l’artiste formée aux Beaux-Arts de Tours est éminemment minérale et vibrante. De ses premiers dessins, sérigraphies, collages, à ses installations les plus récentes, ses œuvres semblent répondre à une même dynamique de propagation. Ses microcosmes éclatés, macrocosmes éparpillés s’épandent sur son support en autant de passages entre les pleins, les vides, les formes convexes et concaves. Dans une minéralité flottante elle produit sur la surface du papier comme jusqu’à la profondeur abyssale de ses blancs, des mondes où toute vie humaine est évincée, où les systèmes perceptifs et perspectifs n’ont plus cours. Seule persiste une cartographie sensible, sans coordonnées géographiques, comme un territoire à investir. Claire Trotignon questionne ainsi l’essence des lieux, des limites géographiques et plastiques, comme notre rapport au réel. Elle collectionne pour cela d’innombrables images, des gravures anciennes où elle prélève précieusement des représentations à détourner, des lieux à réinvestir. Elle déleste ainsi les fragments minéraux, architecturaux de toute charge de ruine pour en révéler le potentiel visuel. Elle sort ses fragments de l’oubli et les érige en une nouvelle cartographie sensible. Les mondes de l’artiste sont autant de non-lieux que de territoires refuges, d’îlots en suspens que de bâtisses en ruines. D’une production à l’autre, les strates, les couches géologiques, les éclatements minéraux et architecturaux semblent se répondre, s’influencer et se faire écho en de nouveaux territoires. Dans le sillage de la théorie du Rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ses œuvres ne présentent pas plus de centre que de noyau mais se révèlent dans des formes en expansion. En émane des zones sans coordonnées géographiques, des non-lieux fascinants où le vide et les fragments d’un réel remanié bruissent à la surface du papier jusqu’à prendre vie dans ses installations les plus récentes.

Le processus de réalisation de vos œuvres et tout aussi polymorphe que minutieux. Pourriez-vous nous dévoiler vos secrets de réalisation?
Pour le dessin, le collage, comme l’installation, je recherche et collecte perpétuellement des images, idées, codes, formes, notés sur de nombreux carnets. Il y a donc toujours une première phase de déchiffrage ! Parfois c’est le médium (à travers la collecte de gravures par exemple) qui invite au processus, le lieu pour une installation in situ, ou, d’une façon générale, une contrainte.
À l’atelier j’ai une multitude d’organisations qui forment des systèmes de classifications, afin que médiums et idées soient ordonnés et se croisent pour susciter de nouvelles amorces.
Comme vous le mentionniez en évoquant la pensée de Deleuze, il n’y a pas de méthode, il s’agit d’une forme de pensée au long court dans laquelle j’opère comme une matrice déconstructrice entre des éléments existants et le résultat du processus, réalisé à travers différents degrés de sensibilité, mesures, spontanéité ou planification.
Pour l’anecdote, lorsqu’il s’agit de dessins et collages, je travaille avec des instruments de chirurgie oculaire que j’ai la chance de me procurer grâce à une amie infirmière. Mon espace de travail épuré relève plus du laboratoire que de l’image romantique que l’on se fait d’un atelier d’artiste.
Je découpe et taille au scalpel, utilise les pointes les plus fines en encre comme en crayon, nettoie à l’air sec et manipule à la pince de précision sous une loupe lumineuse.

02 HOLLYWOOD RUE D’ATHÈNES (amphithéâtre)

La cartographie est dans votre démarche tout à la fois éminemment latente et illisible. Vous en brouillez les cartes, les pistes de lecture. Dites nous en plus…
Pour avoir dès l’enfance expérimenté la navigation en mer, j’ai rapidement appris que la cartographie était un outil nécessaire à maîtriser. C’était l’élément sécurisant de notre position dans l’espace, car une fois sortie de la cabine, l’océan à perte de vue, cette ligne droite parfaite, le manque de repères habituels étaient aussi exaltants que déstabilisants. C’était la condition du présent nécessaire à la découverte d’un ailleurs. Cet apprentissage demandait invariablement de passer mentalement du plan au volume et d’adapter la représentation de son propre corps, de l’échelle humaine à une échelle quasiment terrestre. Ceci uniquement à travers un rectangle de papier à l’abstraction déconcertante, lui-même plié d’une seule façon. C’est cet aspect vertigineux qui m’intéresse, pouvoir appréhender l’ espace instantanément à travers une vision horizontale et verticale, d’une partie comme d’un tout et le déconstruire avec tous les codes et caractéristiques que peut offrir la cartographie. Je peux ainsi faire apparaître, ou obtenir, différents résultats selon le principe d’une équation à multiples variables.

La décontextualisation de vos sujets architecturaux semble en détourner la fonction, l’usage, les enjeux. Convoquez-vous une forme de déterritorialisation chère à Gilles Deleuze et Felix Guattari?
Bien sûr en transformant les éléments ils se singularisent, ils deviennent autres.
Mon approche est moins sociologique que la théorie de L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guatarri, mais en effet on peut souvent trouver dans mon travail une forme de « déterritorialisation » et « reterritorialisation ». Ma pratique fonctionne par associations d’idées et par stratifications.
Par exemple, j’aime emprunter l’esthétique architecturale des peintres primitifs italiens, j’adore ces perspectives indécises pré De Pictura (Leon Battista Alberti) (qui favorisent par ailleurs les histoires multiples dans une même composition), l’espace y est révélé en aplat comme des collages. On n’y trouve jamais d’ombres portées, ce qui semble assez logique puisque la perspective n’a pas encore été théorisée. J’effectue un saut dans le temps en y associant par anachronisme certaines formes architecturales de type Art Deco « Miami District », le nuancier n’ est pas très éloigné, les aplats non plus. Les aplats sont importants car ils favorisent naturellement une vision en plan qui distend les repères, entre cubisme et constructivisme.

Il n’y a jamais de présence humaine dans mes compositions, qui indiquerait une valeur d’échelle, en revanche on trouve souvent associé à l’architecture (qui elle-même atteste de l’implication de l’homme) une esthétique du débris. Celle-ci crée parfois un espace en construction structuré ; parfois une explosion figée, à lire aussi bien comme une déflagration qu’une perspective explosée d’ingénierie ; ou enfin une forme de ruine, dont la présence peut-être le symbole d’un avertissement.
Cette composition serait placée au centre d’un espace blanc, pour lequel je conserverais les marges blanches propres à la pratique de la gravure mais instaurant également un contexte relevant presque du désert, où l’œil complétera les vides. L’ensemble des codes adoptés, entremêlés et sans attaches créent l’idée d’un non-lieu, une entité plein / vide – plan / volume, presque une forme d’hétérotopie. En théorie l’espace est ce dans quoi un potentiel se formalise, ici l’histoire est passée ou en devenir selon le chronotope (Mikhaïl Bakhtine) projeté par le regardeur.

Il y a également une forme d’appropriation du territoire dans la définition d’un espace constitué d’éléments pré-existants. Comme on construit une cabane en délimitant un périmètre en fonction des avantages et obstacles du terrain, mais aussi des éléments trouvés à proximité de cet espace : branchages, bois récupéré, morceaux de béton, clous rouillé… « Ce sont d’autres cabanes rustiques à d’autres moments de l’histoire : un modèle essentiel de la création architecturale. Elles confirment la venue d’une architecture qui se retrouve dans la refiguration nouvelle et consciente des images d’images, des symboles de symboles et de signes de signes. » Melvin Charney, cité par Gilles A. Tiberghien « Notes sur la nature… »
Plus que le territoire, l’appropriation et la délimitation, c ’est l’espace entre les espaces qui m’intéresse, cette mise en abîme ou les rapports variables qui créeront des paradoxes. J’aime l’idée de cette zone d’incertitude du « principe d’indétermination d’Heisenberg », qui désigne toute inégalité mathématique affirmant qu’il existe une limite fondamentale à la précision avec laquelle il est possible de connaître simultanément deux propriétés physiques d’une même particule ; ces deux variables dites complémentaires peuvent être sa position et sa quantité de mouvement.

Vos installations les plus récentes semblent prendre vie à partir de vos œuvres bidimensionnelles. D’où provient ce besoin de nous immerger dans vos univers, dans vos non-lieux?
Peu après mes études aux Beaux-Arts, outre la gravure, ma pratique était orientée vers le volume, selon un principe de construction / déconstruction. Mes préoccupations étaient liées à la notion d’espace certes, mais j’ai dû aussi me soumettre aux contraintes inhérentes à cette notion ; avec plaisir lorsqu’il s’agissait d’investir un lieu pour une proposition in-situ, comme cette installation réalisée en 2011 au Centre d’Art Le Transpalette à Bourges. Les commissaires de l’exposition, m’ont laissée réinvestir un espace à l’abandon de la friche, interdit d’accès par arrêté. Dans un premier temps le plancher des 400m2 d’atelier du XIXe siècle fut prélevé, laissant apparaître les poutres, solives et montagnes de scories. Le bois récupéré permis de recréer un chemin surélevé dans le squelette de l’espace, tel un ponton. Cette construction se dirigeait vers le dessin d’un paysage constitué de centaines de fragments issues de gravures, recouvrant les 60m2 du mur du fond. L’ensemble se déployait comme un spectacle figé, mis en suspens, comparable aux panoramiques du XIXe siècle, visible d’un seul point de vue, des câbles de sécurité interdisant toujours l’accès à cet espace.

Après trois mois à arpenter au quotidien un véritable chantier en friche avec masses et pieds de biche, le retour dans mon atelier de 15m2 m’offrait des capacités de création différentes auxquelles il fallait s’adapter. J’ai alors réalisé la série de dessins et collages sérigraphiés Landscape(s), sur le principe du dessin présenté au Transpalette. Cependant à l’échelle de ma pratique d’atelier, le processus demandait plus de précision, une complexité différente pour un résultat ajusté à une dimension et une lecture plus confidentielle.

J’ai toujours travaillé en fonction des possibilités que pouvait m ’offrir l’espace dans lequel je vivais, c’est principalement la raison pour laquelle il y a une diversité d’échelle dans ma pratique. Il en résulte une pratique du dessin abordée comme une construction et une pratique de l’installation que l’on peut appréhender comme un dessin dans l’espace.

Entretien avec l’illustratrice Christina Zimpel

Originaire de Perth, en Australie occidentale, Christina Zimpel est une artiste et illustratrice qui vit et travaille à New York. Elle a travaillé comme directrice artistique pour le magazine Vogue et collaboré avec Michael Kors et Maison Kitsuné sur des collections capsule et des décors. Ses peintures et dessins ont été exposés à New York, San Francisco, Paris et Sydney. Process a échangé avec elle sur son parcours et son travail. 

C’est d’abord dans la mode que Christina Zimpel exprime sa fibre créative. « Après avoir été directrice artistique, j’ai décidé de travailler avec mon mari Patric Shaw, qui est photographe de mode et de beauté, dans son studio. Kitsuné a été la première marque à me découvrir, j’ai dessiné un petit renard qui est maintenant partout ! C’est une collaboration qui m’a apporté une grande visibilité et je leur en suis reconnaissante. » Bien que son intérêt pour l’art soit ancien, sa pratique est venue plus récemment : « Je m’intéresse à l’art depuis mon enfance. J’ai fait des travaux de commande durant plusieurs années, mais je n’avais pas créé mon propre travail artistique.

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C’est mon fils, Alexander Shaw, qui est lui-même peintre, qui m’a encouragée à me lancer dans un travail personnel. J’ai donc commencé il y a environ trois ans à dessiner des autoportraits à l’aide d’un miroir, parce que c’était privé et que je pouvais expérimenter. Ensuite, je me suis lancée dans la réalisation de portraits d’autres personnes et j’ai commencé à poster mes créations sur Instagram. »

On décèle dans les œuvres de Christina Zimpel une influence picturale éclectique, moderne et pop. « J’adore les peintres fauvistes, mais mon goût est très varié. Je suis attirée par le travail de Philip Guston, Morandi, Peter Doig, Louise Bourgeois, et Alexander Shaw. » Le portrait occupe une place centrale dans l’œuvre de Christina Zimpel, qui a portraitisé des anonymes ou des figures médiatiques comme Karl Lagerfeld, saisissant un instantané de chaque modèle. « Ce qui m’attire, c ’est l’esprit du modèle. J’essaie de connaître la vérité de chaque personne, dans un regard ou un geste infime. »

L’artiste aime travailler à la table de sa cuisine – dans la maison de ville en briques rouges de 1870 située à Brooklyn qu’elle partage avec son mari – au calme, en buvant un thé, et pouvoir se promener dans son jardin quand elle a besoin de faire une pause. Toutefois, Christina Zimpel se définit comme rigoureuse dans sa méthode de travail : « J’essaie de commencer tôt et de faire quelque chose tous les jours. Je n’abandonne jamais après mes échecs, je rebondis pour créer autre chose. Tout commence par un dessin, donc un crayon. Les dessins à l’encre noire sont un pur plaisir pour moi, car je vois combien je peux dégraisser une image pour essayer de comprendre son essence. J’aime également peindre sur toile car c’est un défi pour moi. Je recouvre d’encre colorée mon dessin au crayon, puis j’utilise de la peinture acrylique pour donner de l’opacité et de la richesse à la couleur.

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En revanche, j’utilise très rarement l’ordinateur pour mon travail. Même mes œuvres qui semblent avoir été créées par ordinateur sont à la base un dessin au crayon. Pour les commandes de presse magazine et de mode, j’utilise toutefois une combinaison entre le dessin original et le traitement numérique des couleurs, pour donner un aspect net, dynamique et graphique. Mode et art, tout est lié. Il y a tellement de façons intéressantes de travailler aujourd’hui. J’ai beaucoup de chance de pouvoir passer d’une chose à l’autre et inversement. » Christina Zimpel déborde de projets à la fois dans le domaine de la mode et dans celui de l’art : « Je vais poursuivre mon travail avec les magazines et avec la marque de mode Lee Mathews (sa collection 2020 vient de présenter mes créations de tissus). Je viens par ailleurs d’exposer une partie de mon travail artistique à Paris et à Madrid durant l’été. »

christinazimpel.com
@christinazimpel

Laurent Dequick, Un compas dans l’œil

Au printemps 2019, le photographe d’architecture posait ses objectifs à Reims. Nous avions échangé avec lui à l’heure où il préparait sa nouvelle exposition – Article paru dans le n°23 de la formule papier de Process (Mars – Avril 2019).

Du 29 mars au 4 mai prochain, Laurent Dequick sera l’invité des concept-stores DP Home et DP Style, dont ce dernier dispose d’un espace YellowKorner. Une double exposition Cities qui met à l’honneur le travail de ce photographe et son regard sur la ville contemporaine.

Architecte de formation, Laurent Dequick n’a jamais exercé comme tel. Si l’architecture le passionne, c’est par un autre angle qu’il a décidé de l’appréhender, la photographie. Voyageant de ville en ville, il connaît le vrombissement de celles-ci, les turbulences qui leur sont propres. Cette incandescence urbaine, il la transpose en image, dans une série du nom de Vibrations, où le bruit devient palpable. Sensible à son esthétique, la maison d’édition de photographie YellowKorner, largement implantée à travers le monde, lui demande de rejoindre l’aventure pour dresser le portrait des villes qu’il parcourt. Pour sa dernière mission en date, c’est à Reims qu’il se rend où il prépare une toute nouvelle série. Sur place, Matthias Philippe, gérant du DP Style, mais aussi grand admirateur de son travail, l’attend de pied ferme. Souhaitant mettre sa ville à l’honneur à travers des photographies innovantes, il propose à Laurent Dequick d’exposer au sein des deux concept-stores. L’alchimie se crée de suite et l’opportunité arrive à point nommé pour le photographe qui désire présenter son travail sur Reims, mais aussi deux autres de ses projets : Sérénità Veneziana et High. Loin de se reposer sur ses acquis, le photographe a décidé de prendre le contre-pied de ses premiers travaux, d’en finir avec les Vibrations, et entreprend un nouveau langage pour parler d’architecture.

C’est à Venise que l’inspiration lui vient, et il capture cette cité et ses canaux sous des airs plus sereins, plus apaisés. Après une première série (Notte Veneziana) où la nuit domine et les lumières dansent, il donne naissance à une version plus vaporeuse de Venise. Sérénità Veneziana est une ode à la tranquillité. On fait face à la ville par ce cadrage frontal, figé, et il n’est plus question d’évasion, de jeux de perspectives, mais d’ordre. L’architecture se fait plus précise, et l’on perçoit avec détail le système nerveux de ses bâtiments. À la manière du peintre italien Canaletto, ces panoramas sont directement inspirés des Vedute de la Renaissance vénitienne, petit bout de ville que les voyageurs pouvaient emporter avec eux. Avec cette chromatique éthérée, Laurent Dequick renforce l’idée de calme, d’intemporalité, comme si Venise flottait littéralement entre le ciel et l’eau. La Sérénissime se révèle dans toute sa noblesse, soulignée par son reflet ouaté. Phénomène curieux qui ne peut que nous interpeller par son absence, où se cache la foule ? Dans cet idéal du tourisme et du romantisme, nous voici seul, ou presque.

La magie est totale, d’autant que nous sommes en plein cœur de la Biennale de Venise, période où la ville se métamorphose en capitale mondiale de l’art contemporain. Saluée par la critique, la série Sérénità Veneziana, primée par l’International Fine-Arts awards, ainsi que la série High, seront présentés chez DP Style, tandis que tout le travail sur Reims sera présenté chez DP Home.

Là où le grand angle nous livrait une vue d’ensemble, englobait tout le champ de vision de celui qui l’épiait, l’œil ne s’attarde ici que sur des morceaux de ville. Des fragments qu’il décompose et choisit avec partialité. Le sommet d’un building, d’une statue, ou encore d’un musée, quelques tranches de façades, ou du mobilier urbain, et la ville se dessine par métonymie. Chaque cliché s’apparente à des éléments de maquette, des décors que l’on pourrait assembler ou dissocier. Au lieu de placer l’architecture dans son contexte, elle lui est cette fois-ci totalement soustraite. L’environnement n’a plus lieu d’être et c’est l’objet architectural seul qui devient le héros de la photo. Des effets visuels qui sont en grande partie dus à un travail de post-production, un doigté Photoshop qui fait partie intégrante du processus de création d’après Laurent Dequick, à l’instar des négatifs que l’on doit développer en labo après la prise de vue. Une analogie dont l’écho résonne d’autant plus que le photographe délaisse ces temps-ci son appareil numérique au profil d’un argentique, et plus précisément d’une chambre photographique. Dispositif bien plus encombrant, qui nécessite un temps d’adaptation pour maîtriser la technique, et qui interdit tout cliché pris « à la volée ». Ce nouveau pari l’oblige une nouvelle fois à tout repenser, à se réinventer, et en noir et blanc uniquement.

Une transition qui intervient alors que Laurent Dequick travaille actuellement sur la ville de Reims, laissant fort à penser que cette série en devenir sera le témoin de ce nouveau procédé. Alors qu’une partie des photographies a déjà été captée en numérique, d’autres seront très probablement issues de l’argentique. D’un appareil à l’autre, mais aussi d’un paysage à l’autre. S’il s’est concentré jusqu’à présent sur la ville, sa cathédrale, ses monuments, Laurent Dequick souhaite désormais se pencher sur d’autres figures iconiques de la région, ses vignes. Une idée qui reste encore au stade d’inspiration et qui ne demande qu’à se concrétiser. Le 29 mars nous le dira.

ldkphoto.com
@ldk_photo