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Noir est le feu Christian Lapie, un cheminement

C’est le portrait d’un volcan déguisé en colline. Sous des dehors de notable policé, une force vive vous fait face, tranquillement. Pas un de ces artistes à la sensibilité bruyante, mais plutôt un de ceux qui savent créer des silences puissants et une œuvre qui « embarque ». Un truc qui vient des tripes, sourd et âpre. Ses sculptures ne sont pas de celles qu’on dispose ça ou là. Elles sont ici. Taiseuses, elles emplissent un espace plus grand qu’elles dans lequel on choisit d’entrer comme on choisit d’entamer une discussion. Ce sera un dialogue des corps, des leurs – puisqu’elles ont presque forme humaine – et du nôtre, plutôt que celui des voix, car il n’y a rien à entendre et tout à ressentir.

Une enfance un peu à côté
Au départ, il y a un petit garçon qui semble s’être trompé de famille. On est en 1955, et, à Val-de- Vesle dans la Champagne pouilleuse, l’activité agricole occupe la plupart des foyers. Les fermes se transmettent de pères en fils, déroulant ainsi le fil des vies de générations en générations. Le petit garçon comprend assez tôt qu’il va avoir du mal à s’inscrire dans cette normalité, et surtout qu’il n’en a pas le désir : il ne se sent pas particulièrement concerné par les activités de loisir de ses camarades écoliers, il est le seul à lire dans sa famille, il ne rêve pas particulièrement de reprendre l’exploitation agricole, et se sent au contraire aussi à l’aise dans cet univers que dans une camisole de force. Il rêve d’un ailleurs ou d’un autre chose qui restera flou jusqu’à ce jour de 1970 où sa cousine l’emmène visiter le musée d’Art moderne de Paris. Le passage, et l’arrêt, devant un Soulages, déverrouille en une fois toutes ses perspectives. Il perçoit que l’ouverture sur le monde à laquelle il aspire se trouve par ici et que la vie vaudra largement d’être vécue, si elle est passée à générer des émotions comme le fait le maître de Sète.

Cette idée ne le quittera plus et le maintiendra en tension, jusqu’à son entrée aux Beaux-Arts de Reims, au nez et à la barbe de ses parents, puis aux Beaux-Arts de Paris. Classé parmi les premiers aux concours d’entrée, il quittera les cycles d’études quasiment achevés, mais sans diplôme, dans les deux cas. Que faire d’un diplôme, puisqu’il est sans objet de certifier une âme d’artiste  ? Et puis, c’est la formation qui compte, le contact avec des maîtres, avec ceux qui peuvent aider à briser la paroi de verre entre l’intérieur de soi et le reste du monde. Et justement, il est un peu déçu. Il a plutôt senti du conformisme. Le souci de reproduire des schémas plutôt que de les dessiner. C’est la fuite, ou plutôt l’abandon. Il n’aura pas trouvé le maître qui aurait pu l’aider à devenir lui-même. Car voilà bien son souci, sa quête : trouver son propre chemin, avec une rigueur intellectuelle au scalpel. Il se cherche. Une galerie très sérieuse propose déjà ses œuvres à la vente avant qu’il ne quitte les Beaux-Arts. Il pratique à l’époque une peinture figurative teintée d’une approche conceptuelle : nature morte blanche sur fond blanc, un peu à la façon d’un Morandi. Ça fonctionne, et ça aurait pu fonctionner très longtemps, d’un point de vue formel, mais il sent qu’il aura vite fait le tour de ce travail, qui ne vient pas du cœur. Il sent qu’il lui faut retourner à la source, puiser dans quelque chose de tangible : ses racines, ce village, brutalisé par l’histoire – en 18 son grand-père à rebouché lui-même à la pelle les tranchées qui éventraient ses champs et dont il a pourtant cherché si ardemment à s’échapper. Il y a aussi cette église romane, qui le fascine depuis toujours. Et la lumière. Un lien invisible unit ces sentiments, un fil à tirer dont il pense que son œuvre peut être le catalyseur. Bien sûr, des raisons économiques guident aussi son retour, la vie à Val-de-Vesle s’avérant plus abordable que la vie parisienne…

"Fort 61", 2000. 46 figures en chêne créosoté – 4,5 x 17 x 17 m, 3 sphères de 0,8 x 1,2 m. Installation permanente, commande publique dans le cadre de la triennale 2000 d’Echigo-Tsumari, préfecture de Niigata, Japon

En quête de soi
Il installe dans un coin de grange une chambre et un petit atelier. Et il travaille. Une vie de recherche opiniâtre augmentée de petits boulots alimentaires : cuisinier (il en garde de très bons réflexes au profit des visiteurs de passage), ouvrier agricole, peintre en enseigne… C’est un temps de recherche intranquille. On devine la sourde angoisse en toile de fond de celui qui sait clairement où est son destin, tout en sachant clairement qu’il n’en a pas trouvé la voie.

Il décide d’arrêter de dessiner et travaille sur le paysage, celui qui est là et celui qu’on ne voit pas, qu’il veut faire remonter en expérimentant des matériaux plus bruts comme la rouille et la cendre. Son travail prend une orientation « post-duchampienne », néologisme jargono-artistique se référant à la démarche de l’artiste du début du 20ème siècle Marcel Duchamp. Il se fait prêter par l’armée toute proche un immense hangar dont il fait son nouvel atelier et commence à exister un peu plus dans le paysage artistique en participant à une exposition qui fait le tour de la France sur les représentants de la nouvelle peinture française. Il est aussi identifié par l’institution, la DRAC notamment, et trouve sa place en tant qu’artiste reconnu.

On est en 1990, il vit maintenant à peu près de son art, mais il sait qu’il n’a pas encore trouvé sa vraie voie. Deux évènements vont favoriser sa découverte.

Les déclics
En 1992, il participe à la manifestation artistique « Arte Amazonas 92 » qui réunit 30 artistes internationaux. Il arrive avec un travail très conceptuel et assez politique (fondé sur l’utilisation d’un papier peint qui dénonce la vacuité de l’emploi de l’image de l’Amazonie) et en repart, bouleversé, par ses rencontres avec les populations locales et les autres artistes, et convaincu que, plus que jamais, il devait se concentrer sur quelque chose qui allait directement à l’essentiel. Il perçoit qu’il faut se détourner d’une veine qu’il juge désormais trop conceptuelle, qui, en revendiquant de formaliser du sens, reste au contraire beaucoup trop en surface. Après ce voyage, il se sentira beaucoup plus proche de la démarche d’artistes pariétaux, que de celle d’un Marcel Duchamp, pour forcer un peu le trait… Une posture tout à fait à rebours des tendances artistiques de l’époque.

En 92 se produit un autre événement qui va le marquer profondément. Son déroulé est complexe, et suit plusieurs étapes, mais on peut sans doute le résumer comme ceci : le musée de la Reddition de la guerre 39-45 de Reims lui avait commandé une œuvre en mémoire de cet événement qui n’a pas eu l’heur de plaire à la veuve du général Jodl, représentant de l’Allemagne pour cette signature du 7 mai 1945. Il s’agissait d’une œuvre conceptuelle réunissant symboliquement les armes des belligérants comme matériau de fabrication d’une table en référence à celle de la signature. Elle s’en est ouverte à différentes instances et médias, et, pour finir, au Président de la République française de l’époque, François
Mitterrand, qui a simplement fait savoir – ordonné ? – qu’il ne souhaitait pas qu’on installe l’œuvre de Christian Lapie. Ce dernier engage alors un procès qu’il gagnera en 1995, mais sortira assez écœuré et effrayé qu’au tournant du 21ème siècle un geste de censure manifeste soit aussi simplement possible.

Cette péripétie achève d’aiguiser son besoin d’essentiel et c’est cette même année qu’il définit la forme des œuvres qu’on connaît aujourd’hui. L’histoire est touchante de simplicité évidente.

"In the Path of the Sun and the Moon", 2006. Installation permanente sur deux sites distants de 4 km, Jaipur, Rajasthan, Inde

Avec l’aide du feu
En entretenant un feu dans sa cheminée un jour d’hiver, il avise une bûche consumée qui semble dessiner une silhouette, comme un enfant reconnaitrait des animaux imaginaires dans le mouvement des nuages. Il l’extrait du foyer, et l’arrange un peu avec un tisonnier : la toute première de ses figures apparaît devant lui. Il reproduit avec les moyens du bord, et sans aucune expertise, d’autres figures sur le même schéma dans les heures et les jours qui suivent, et très vite les associe en groupes. Ça fonctionne. Quelques jours plus tard, un galeriste bâlois de passage tombe dessus et décide de l’emporter dans l’instant. Il la vendra quelques jours plus tard.

On est en 95, Christian Lapie a 40 ans, et pour la première fois, il se sent, avec ce travail, parfaitement en phase avec lui-même. Il produit quelque chose qui coche toutes les cases de ce qui lui importe : c’est lisible par tous, ça représente l’humain, c’est matériellement humble et réalisable avec peu et partout, c’est en lien avec quelque chose qui s’est passé et ça s’en fait le média, ça parle sans mots au plexus plutôt qu’à la tête, c’est puissant et plastiquement beau. On sourit, en songeant que lui qui brulait depuis tant d’années de trouver le moyen de l’œuvre la plus juste, lui qui se consume depuis toujours pour trouver l’exact médium qui lui permettra de libérer l’incandescence des émotions qui l’habitent, trouve finalement sa voie dans un feu dont il parvient à fixer l’énergie dans un être de bois noirci.

Depuis cette date, Christian est devenu un explorateur de la brèche qu’il a ouverte. Il chemine sur la piste apparue dans sa cheminée et fait de ses œuvres une voix, un outil de transmission. Elles sont son instrument. Grâce à elles nous sentons la présence des soldats tombés à la caverne du Dragon, l’esprit indicible d’un lieu, ou la présence floue d’âmes oubliées. Elles agissent comme des passeurs entre maintenant et ailleurs, entre ici et avant. Le mot « transcendance » est dans l’air en les observant. Il reviendra souvent dans la bouche de Christian.

Les commanditaires ne s’y trompent pas, et ils s’adressent souvent à Christian, non pour agrémenter ou se faire plaisir, mais d’abord pour transmettre quelque chose. Ils ne le savent pas toujours, mais le sentent, à chaque fois. Et la notion de groupe est souvent présente : l’esprit d’une famille, un bataillon qui a donné sa vie, une forêt décimée réincarnée…

À partir de 95, les projets s’enchaînent et la reconnaissance devient internationale. Avec des moments forts : l’installation dans le cadre d’Echigo-Tsumari au Japon en 2000, celle de Djaoulerou en 2001 au Cameroun (détruite depuis par des islamistes), la commande du Château de l’Abrègement en 2002 avec les chênes abattus par la tempête de 99, l’installation de Jaipur au Rajasthan (la première en pierre), celle de la Caverne des Dragons sur le chemin des Dames en 2007, la collection permanente du Domaine de Chaumont-sur-Loire en 2015… Et une multitude de projets publics, de commandes privées, d’œuvres réalisées pour lui-même, de gravures, de goudrons, de bronzes, et de nouveau, de dessins… Une galaxie de ces figures noires, toutes uniques, toutes dotées de la même force irradiante, qu’en bon entrepreneur il a pris soin de ne jamais changer pour mieux en inscrire l’image, comme un logo « Lapie », dans la rétine des observateurs.

Cette répétition n’est pas un problème, ni même, une question pour lui. Elle fait partie de l’œuvre. C’est une forme d’ascèse qui donne du sens à l’ensemble. Elle répond au besoin de ne pas s’éparpiller. Et puis, les œuvres sont toutes différentes en réalité. Différentes comme les êtres humains, que la nature, a façonnés identiques et dissemblables.

Les arbres et les œuvres
Il ne sait d’ailleurs pas exactement ce qu’il va trouver quand il va chercher, l’hiver, des arbres dans la forêt ardennaise. Il parcourt la forêt jusqu’à trouver un arbre lui offrant des perspectives satisfaisantes et l’achète sur pied en pariant sur ce qu’il aura à lui offrir. L’arbre est ensuite transporté jusqu’à son atelier en plein air de Val-de-Vesle. Avec une équipe de trois ou quatre personnes, il va le fendre, à la main. Au moment de « l’ouverture », il y a un pur geste artistique, un mouvement intuitif de ce qu’il peut en faire. Et aussi un moment d’émotion, c’est un être vivant de 300 ou 400 ans qui va entrer dans une nouvelle vie. Très vite, il dégage la figure, esquisse la tête, dessine les épaules. L’arbre devient rapidement une œuvre qui prendra complètement son autonomie quand elle sera redressée et fichée sur une épaisse plaque de métal dotée de tire-fonds pour maintenir la pièce debout face aux aléas du climat.

L’œuvre naissante, la plupart du temps en chêne pour des questions de résistance mécanique et chimique, subit ensuite un passage sous vide à l’huile de lin qui assurera sa résistance au temps. Elle est enfin teintée en noir pour quitter son statut d’arbre et s’inscrire définitivement dans le champ de l’art.

En 2019, par une de ces boucles que peut parfois réserver la vie, il est invité à concevoir plusieurs installations monumentales à Rodez en l’honneur de Pierre Soulages, pour la célébration de son centenaire. On lui donne l’occasion de rendre hommage à celui dont le travail a été l’éclat de silex allumant son feu intérieur 50 ans plus tôt. Les planètes semblent s’être alignées, et faire un clin d’œil à l’opiniâtreté de sa rigueur intellectuelle et à « l’enfant qui voulait être artiste ». Comme un retournement espiègle de situation, c’est cette fois Soulages qui va admirer l’œuvre de Christian. Il aura tout le loisir d’observer dans les 100 prochaines années comme il a su, avec sa sculpture, trouver la forme exacte de sa sensibilité, et l’amplifier mille fois en en faisant la voix des âmes et des lieux.

"Au dessus du vent", 2019. Une figure. Chêne traité, huile de lin sous vide « Prolin » – 620 x 120 x 100 cm, 4 240 kg

Théo Coutanceau Domini, Concevoir l’espace en fonction du mode de vie

À travers sa pratique, Theo Coutanceau Domini nous invite à conscientiser notre environnement et notre place en son sein. Présentation du projet Stone House, atelier et domicile de l’architecte.

Diplômé de l’ENSAP de Bordeaux en 2016, Theo Coutanceau Domini part à la recherche du beau dans l’obscur par le biais de stages avec le photographe japonais Hisao Suzuki, personnalité de l’architecture contemporaine. Cette rencontre sera le point de départ de nombreux voyages photographiques avec l’architecture comme sujet central. Il voyage en Europe et notamment en Espagne où il s’installe plusieurs mois dans le quartier troglodyte de l’alto Albaicín de Grenade en Andalousie. Il s’intéresse alors aux architectures vernaculaires et aux modes de vie traditionnels théorisés par Bernard Rudofsky et André Ravéreau, architectes américains et français qui ont chercher à créer du lien entre architecture et culture. Lors de ses voyages, Theo Coutanceau Domini réalise des clichés et reportages des architectures qui l’émeuvent. Très vite sa démarche lui ouvre de belles collaborations et ses reportages sont publiés dans des ouvrages monographiques pour Rudy Ricciotti, Antonio Jimenez Torrecillas ou encore le collectif RCR Arquitectes avec qui il restera en relation. Il passera plusieurs séjours à leurs côtés notamment au milieu des volcans de la Garrotxa à Olot (Catalogne) entouré d’artistes, chorégraphes, scénographes et architectes pour interroger la place de l’art, du corps et des sens dans l’architecture et le paysage.

Grâce à la visibilité que lui ont apporté ses photographies, Theo Coutanceau Domini va commencer à recevoir de petites commissions lui permettant de développer son activité d’architecte. En même temps il conçoit du mobilier pour son propre compte.

En 2020, avec sa compagne architecte et parfumeuse Daphné Lesfauries, il achète une ancienne maison de ville en pierres dans le quartier historique du Sacré Cœur de Bordeaux. Ils vont faire de cet espace peu volumineux, soit 70m², un atelier pour la création de leurs projets ainsi que leur lieu de vie.

Leur souhait pour ce projet nommé Sacré Cœur, Stone House : pousser la matérialité vers son état le plus brut et dessiner un espace qui suscite un mode de vie simple et épuré. Aucune frontière, pas de porte, les espaces s’enchaînent, les éléments techniques sont masqués pour effacer la référence domestique.

Stone House est un projet complet, dessiné jusqu’au mobilier et réalisé en étroite collaboration avec des artisans pour du sur-mesure – L’espace et les objets étant fabriqués dans le même temps. Avec pour référence Carl Andre, artiste minimaliste américain, des formes très simples viennent dessiner cet intérieur afin de laisser la pierre, « l’enveloppe du projet », s’exprimer.

Malgré une surface au sol déjà restreinte, les planchers du niveau supérieur ont été découpés, renonçant à quelques mètres carrés pour dilater la sensation d’espace et donner plus de place à la lumière.

La décoration étant inhérente à l’enveloppe, c’est finalement la vie qui se déploie dans ces espaces qui permet d’animer le projet.

Avec la conception et la réalisation du projet Stone House, Theo Coutanceau Domini s’est constitué sa première référence d’espace. Aujourd’hui de beaux projets sont en cours dont un appartement à Paris, une maison et une boutique à Bordeaux ainsi que du mobilier.

Dans ses créations, la notion de matérialité s’exprime à travers une utilisation dosée des matériaux afin de ne pas surcharger leur lecture et ainsi exprimer le maximum de chaque élément. Il s’agit de soustraire plutôt que d’ajouter, la matière est à la fois le point de départ et la finition du projet.

Afin de garder un lien avec l’environnement et la nature, la maison a été imaginée pour vivre au rythme de la lumière naturelle. Tout en explorant la beauté de la pénombre et des cycles journaliers, la lumière artificielle est, quant à elle, minimisée et dissimulée.

Plus qu’un style architectural c’est l’expression d’une attitude, d’une posture et d’une façon de voir les choses.

Theo Coutanceau Domini interroge en fait « la place du corps comme lieu de perception, de pensée et de conscience ». Ses projets sont conçus en fonction du mode de vie et non comme un simple environnement esthétique. Une écriture totale du projet – en tenant le fil conducteur de l’esquisse jusqu’au mobilier voir jusqu’aux fournitures – est alors nécessaire pour que cela fasse sens.

Plutôt casanier, Theo Coutanceau Domini fait souvent les mêmes voyages afin de réellement décortiquer son environnement et s’en imprégner. Sa profession est son quotidien, selon lui « les projets naissent dans l’intensité et la passion ». C’est aussi comme cela qu’il compose ses voyages et à l’image de sa maison de pierre qui est aussi son atelier, « l’idée est d’en faire le moins possible mais le mieux ».

Process #31

AU SOMMAIRE DE NOTRE DERNIER NUMÉRO  :

– Le photographe Thomas Paquet (en couverture de ce numéro)
En quoi Martin Margiela a-t-il marqué un tournant dans l’histoire de la mode ?
« L’Enfer » selon Prieur de la Marne
« Qu’est-ce que la création ? » La réponse de Laurence Benaïm, auteure, biographe et spécialiste de la mode
Jean Blaise, metteur en scène de la ville (organisateur d' »Un Été au Havre »)
Franck Courtès, les éternels débuts du photographe devenu écrivain
La série « Katami » du photographe Naohiro Ninomiya
Le savoir-faire de Lehmann, créateur de verres à vin sur-mesure
L’exploration artistique d’Aurore de la Morinerie dans un ouvrage autour de la mer Méditerranée
Le restaurant La Fontaine à Reims : l’authenticité selon Jérôme Deuxdeniers
Le compositeur et directeur musical Thomas Nguyen en résidence à l’Opéra de Reims

Vous pouvez le retrouver chez nos partenaires de diffusion (la liste ici).

Bonne lecture !

Les jardins de Marqueyssac, Un patrimoine vivant

Les 150 000 buis du domaine de Marqueyssac, dans la vallée de la Dordogne, constituent l’exemple unique d’un immense jardin à la fois romantique et contemporain. Nous revenons sur la genèse et la construction du projet.

À Vézac, depuis des millénaires, la Dordogne ronge et sculpte le calcaire des falaises du domaine de Marqueyssac. Une terre boisée, abrupte, un éperon rocheux qui est depuis toujours peuplé de chênes, de hêtres et de buis sauvages. C’est ici que Bertrand Vernet de Marqueyssac élève en 1692 quatre puissantes terrasses qui constituent ce que l’on nomme encore « le Bastion ». Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’un de ses descendants, Julien de Cerval va fortement marquer les lieux de son empreinte. Juge à Sarlat, il se passionne pour la culture des arbres fruitiers mais aussi pour les jardins de buis, souvenirs de ses voyages de jeunesse en Italie. Il plante 150 000 pieds de buis sur l’éperon rocheux qui accueille le château. Aux deux allées cavalières, il ajoute six kilomètres de sentiers parcourant son étonnant domaine. Loin d’installer un parc « à la française », il s’ingénie à créer toutes sortes d’espaces et de surfaces, au gré des mouvements de terrain. Il aménage des bosquets, des chambres cachées des regards, des belvédères ouvrant largement sur la campagne… Ses descendants seront moins attachés que lui à sa passion quasi obsessionnelle pour les buis, jusqu’à ce que Kléber Rossillon fasse l’acquisition du domaine en 1996 et décide de lui redonner toute sa splendeur. « Notre famille a ses racines dans le village, juste à côté », explique Geneviève Rossillon, sa fille, désormais gestionnaire de ce domaine et d’une douzaine d’autres sites en France (grotte Cosquer, grotte Chauvet 2, Château de Langeais…).

Dans ce qui n’est alors qu’une forêt de buis qui n’ont plus connu la cisaille depuis quelques décennies, Kléber Rossillon veut revenir à l’essence même de ce qu’avait pu être le domaine de Julien de Cerval. Il mène alors avec le paysagiste en charge de la restauration José Leygonie, de nombreuses recherches pour retrouver l’esprit des jardins du milieu du XIXe siècle. « Ce jardin correspondait tout à fait à la période des jardins romantiques anglo-chinois, pour lesquels on s’inspirait des volumes des paysages naturels afin de les reproduire en modèles réduits. On retrouvait beaucoup ça en Chine et au Japon, or c’était l’époque où les Anglais disposaient de nombreux comptoirs commerciaux le long des côtes asiatiques. Ils ont ramené ce style qui contrastait avec les jardins à la française et les jardins à l’italienne » affirme José Leygonie.

Pour revenir à l’esprit des jardins du Second Empire, il faut alors dégager, tailler, sculpter ces buis qui prolifèrent sur un sol calcaire parfaitement adapté à leurs besoins. On retravaille les buis existants, mais de nouveaux buis nécessitent d’être plantés – environ 3500 sur l’ensemble du domaine.

Tout en gardant pour idées directrices la fantaisie et le romantisme au moment de la conception du Bastion, les formes des buis ont été entièrement inventées. « Nous avons travaillé les formes des buis de façon empirique, au regard de ce que les buis existants nous permettaient de faire, précise José Leygonie. C’est-à-dire que l’on procédait par touches, en improvisant sur place un petit peu tous les jours. Quant au schéma d’ensemble, nous l’avons pensé de façon à ce que l’on puisse circuler à l’intérieur, manœuvrer, ajouter la signalétique… ».

Ainsi, courbes, formes douces, nuages, moutonnements se succèdent au niveau du Bastion comme une série de vagues et de vaguelettes en sommet de falaise. Plus loin, devant le château, ce sont de grands parallélépipèdes, comme tombés du ciel en un chaos savamment ordonné qui accrochent le regard. Ce nouveau parterre a été créé en 2003.
Mais Marqueyssac ne se réduit pas à la puissance visuelle de ces parterres de buis emblématiques. Un équilibre a été trouvé sur l’ensemble de ce Domaine qui montre aussi parfois des inspirations italiennes, et offre à ses visiteurs du contraste et des respirations visuelles, qu’il s’agisse des grandes étendues de verdure ou encore des allées sèches, adoucies grâce aux motifs réalisés avec des plants de romarin, dont la couleur tranche avec le vert profond du buis.
Ce site, dont le style n’a pas d’équivalent dans le monde, est depuis 2004 classé « jardin remarquable ».

Deux années pleines, l’apport de soixante entreprises différentes et l’emploi de dix jardiniers ont été nécessaires pour reprendre en main les jardins alors en friche de Marqueyssac. Ils demandent aujourd’hui un entretien quotidien, et ont jusqu’alors été préservés des assauts de la terrible pyrale du buis, cette chenille que l’on combat ici en lui opposant des armes naturelles : le Bacille de Thuringe (un bio-insecticide) et des trichogrammes (de petits insectes qui détruisent les œufs de la pyrale). « Et pour renforcer la résistance des buis aux champignons, nous pulvérisons tous les mois entre avril et octobre des mélanges de purins de plantes : ortie, prêle, consoude » ajoute le jardinier en chef, Jean Lemoussu.

Les buis sont taillés à la main, à l’aide de gabarits qui guident les jardiniers. Les formes réalisées confèrent à chaque pied un rôle précis dans le schéma d’ensemble. L’essentiel de la taille a lieu fin mai / début juin, après la première pousse de printemps, puis en septembre, bien que les soins restent quotidiens.

On remarque aussi des buis sur les falaises, taillés par des jardiniers encordés à la manière des alpinistes. Ailleurs, certains buis taillés conservent une forme sauvage ou sont palissés jusqu’à former une voûte en berceau. D’autres, enfin, sont taillés dans les règles de l’art topiaire, adoptant des formes géométriques. « Je crois que ce qu’aiment les visiteurs à Marqueyssac, c’est le charme d’une longue promenade où tout est à la fois extrêmement travaillé mais aussi parfaitement naturel. Marqueyssac, c’est à la fois un jardin et un parc, des espaces de quiétude et des points de vue époustouflants. Ils aiment aussi, je crois, le fait que ce projet soit porté de manière profondément familiale », note Geneviève Rossillon. Elle et son équipe travaillent déjà à l’année prochaine, 2022, qui marquera le 25e anniversaire de la réouverture des jardins. Après une année en demi-teinte marquée par la crise sanitaire, elle espère retrouver bien vite les 200 000 visiteurs qui, chaque année, foulent les sentiers bordés de buis centenaires.

Hervé : « Je suis un bricoleur qui touche à tout »

Venu des terres de Bretagne et ayant grandi en région parisienne, Hervé a créé un univers qui brouille les pistes temporelles et transporte l’auditeur entre le Madchester des 80-90’s et la chanson française affiliée à Gainsbourg ou Bashung. Évoquant des thèmes bien ancrés dans notre époque comme le trouble des sentiments ou la santé mentale il a su attirer un public nombreux avec des morceaux mélangeant textes poétiques et énergie dancefloor dont le déjà bien connu Si bien du malque beaucoup ont découvert durant la période de confinement sanitaire, grâce à une pub TV de café ou au clip réalisé dans sa cuisine par le chanteur, largement partagé sur les réseaux sociaux. Process Magazine a rencontré Hervé cet été dans le cadre bucolique du festival La Magnifique Society.

Quel fut ton premier souvenir marquant en matière musicale ?
Il s’agit du son du piano, entendu enfant, sur une compilation de standards de musique classique. En écoutant ce disque j’ai ressenti une émotion extrêmement forte qui m’a complètement transcendé. Je mimais alors le jeu du piano sur la table, mais sans vraiment savoir comment ça allait s’exprimer car il n’y a pas de musicien dans ma famille. Voyant mon intérêt, ma mère a acheté un piano d’occasion et j’ai commencé à aller à l’école de musique de ma ville pour apprendre l’instrument. Mais j’ai eu comme une forme de dyslexie qui m’a obligé à arrêter les cours d’enseignement classique. Cette forme d’enseignement de la musique était impossible pour moi. J’ai toutefois repris l’apprentissage plus tard, différemment, en autodidacte, durant mon adolescence, avec un synthé acheté au supermarché du coin, qui comportait plein de sons préprogrammés.

Quels sont les artistes qui t’ont inspiré dans ta construction artistique ?
Ça va de la scène anglaise des années 80-90 avec les Happy Mondays et New Order, jusqu’à la techno allemande, en passant par la 1ère génération de French Touch, avec notamment les Daft Punk et DJ Mehdi. Ce sont ces derniers qui m’ont donné envie de faire de la production. En fait, je suis de la génération « Ed Banger » car j’avais 15 ans au moment où ça clubbait fort, notamment au Social club.

Tu as déjà une production bien prolifique…
En effet, j’ai sorti le 1er EP de Postaal (duo formé avec le britannique Dennis Brown, ndlr) en 2016, puis l’album en 2018, mon 1er titre solo fin 2018, puis mon 1er EP en mai 2019, et l’album en juin 2020. Enfin, j’ai sorti la réédition de l’album augmentée de quelques titres en février 2021. L’ajout de ces cinq titres composés durant Noël était hyper important pour moi afin d’attaquer l’année avec de nouvelles choses. Je savais que j’allais aux Victoires de la musique et je ne voulais pas m’y rendre seulement pour faire acte de présence et me dire que j’allais être plus connu seulement en y étant présent avec de belles fringues. Je voulais qu’on parle de musique !

Quel a été l’impact de la pandémie dans ton programme initial ?
Instinctivement j’ai dû m’adapter à la situation particulière qu’on a vécue durant cette période, surtout le premier confinement. Je venais d’écrire mon album, de le produire et le mixer en grande partie à la maison, presque comme en confinement, dans ma chambre. En revanche, la situation a complètement bouleversé mon programme : l’album devait être lancé en mars 2020 et je devais débuter une tournée. Finalement, l’album est sorti trois mois plus tard. J’aurais très bien pu attendre et le sortir en septembre, au cas où l’on aurait pu tourner, mais c’était important pour moi qu’il sorte comme ça, et ça m’a poussé à reprendre ce que je faisais pour Postaal en matière d’image. Ça m’a ramené à ce que je suis, un bricoleur qui touche à tout : écriture, composition, production, image. Ainsi j’ai fait trois pochettes durant le confinement et j’ai filmé mon clip à la maison, le tout avec un IPhone. Il y avait des deadlines qui arrivaient très vite et qui changeaient tout le temps : encore deux, quatre, six semaines… avec des dates butoirs variables. Ce fut assez fastidieux dans ces conditions de mener l’album jusqu’à sa réédition. Je devais avoir une chorale sur Monde meilleur qu’on a dû remplacer par des voix de gens qui me suivent et qu’on a ensuite crédités. C’est Alex Gopher qui a travaillé en studio sur l’album et les a rentrées en mastering. L’Olympia avait été annulé, du coup on l’a fait en vidéo. Je me suis sans cesse adapté. Ça a vraiment été une année complètement folle !

Quelle voie suis-tu pour composer ?
Il y a un processus difficile à analyser, mais j’ai toujours avec moi mon ordinateur, un dictaphone, mes notes, des morceaux de textes ici et là et du son très fort autour de moi. Ça part souvent des batteries, des rythmiques, des tempos, et ensuite je brode. Je compose tout à l’ordinateur, puis les parties sont ensuite jouées par des musiciens. Pour le live, je retravaille beaucoup le son. C’est une sorte de musique électronique rejouée avec de vrais instruments. Il y a l’ambition que le son ne soit pas celui du disque cloné, mais que ce soit le son du disque en mieux. Tout est pensé comme ça. C’est primordial pour moi, car je sais que derrière je vais prendre beaucoup de plaisir sur scène, danser, aller chercher le public et entrer dans une forme de transe.

Quel fut ton rapport avec le public durant la pandémie ?
Il y a eu des accélérateurs : l’Olympia filmé, les concerts TV sur Culturebox, la pub de café, la Victoire de la musique… Tout a servi le projet et a permis de toucher des publics différents.

Comment as-tu vécu la reprise du contact avec le public ?
Ça fait du bien ! En configuration actuelle, c’est un autre chemin vers le son et le public. Là, on fait cinq dates par semaine et c’est un sacré bazar.

Qu’écoutes-tu le plus en ce moment ?
J’écoute The Clash, Squid & Martha Skye Murphy pour Narrator, le titre qu’ils ont fait ensemble, Fontaine D.C. et Soulwax. Je trouve qu’en ce moment il se passe quelque chose d’ultra intéressant et de beau outre-manche, qui avait manqué depuis les années 2010, avec notamment Sleaford Mods et Idles. Je me régale !

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Entre la terre et le ciel, La Closerie.

Construire une maison d’habitation et un chai sur une parcelle contrainte, au pied des vignes. Un désir profond pour le vigneron Jérôme Prévost – si attaché à sa terre –, mais aussi un défi, qu’a relevé l’architecte Jean-Philippe Thomas.

Les racines
L’histoire est belle. Familiale, avec sa part de hasard, beaucoup d’envie et un attachement puissant à la terre, à une petite parcelle, Les Béguines, située à Gueux, à proximité de Reims. Selon toute logique, Jérôme Prévost n’aurait pas dû être vigneron. Rien ne l’y prédestinait vraiment. Cette terre à laquelle il est tant attaché, il la tient de sa grand-mère. Polonaise, elle fuyait les combats qui ont ravagé son pays au cours de la Première guerre mondiale. Elle fuit et arrive là, à Gueux. Elle y trouve un verger et s’y établit, dans une « baraque », assez rudimentaire. C’est elle qui a fait planter la vigne. « Ma grand-mère n’était pas vigneronne, précise Jérôme Prévost. Le raisin était récolté par un vigneron des environs, qui avait cette parcelle en fermage. Elle n’était pas du milieu viticole. »

Du milieu viticole, Jérôme Prévost quant à lui le devint lorsqu’il se lança, à 20 ans. « Au début, je dois le reconnaître, c’était surtout pour moi un moyen de fuir l’école, dit-il dans un sourire. J’ai donc fait une formation viticole. Ensuite, j’ai mis 10 ans pour apprendre à faire du vin. Travailler une vigne et faire du vin, ce sont deux choses différentes. » Sa première récolte de vigneron, avec les vignes de sa grand-mère, date de 1987. Il attendra 1999 pour sortir son premier millésime. La Closerie – c’est le nom de sa maison de Champagne – ne propose que deux cuvées : « Les Béguines », la même depuis le début de l’exploitation, à laquelle s’est ajouté plus récemment un champagne rosé, « Fac similé ». Jérôme Prévost est modeste mais la qualité de son travail est bien reconnue. La Revue des vins de France lui octroie un 15/20 pour « Les Béguines », le guide du très célèbre Robert Parker poussant l’hommage à la quasi-perfection avec une note de 98/100.

Maison et chai, vue sur vignes
Voici quelques années, Jérôme Prévost rencontre l’architecte Jean-Philippe Thomas. Il a l’idée de construire un bâtiment pour y entreposer les fûts. Le projet n’aboutit pas, mais le vigneron a une autre idée : rassembler en un même endroit, sur sa parcelle de vignes, sa maison d’habitation et le chai.  « J’aimais ces échanges avec Jean-Philippe Thomas, la façon dont il produit des bâtiments très simples dans leur conception, vraiment fonctionnels. J’aimais aussi son travail sur l’épure, cette volonté de ne pas faire du beau pour le beau ». C’est un challenge. Il faut construire là, sur le site, en contrebas des vignes, avec des limites de propriété, à l’emplacement de l’ancienne « baraque » de la grand-mère de Jérôme Prévost. Les deux hommes s’entendent assez rapidement pour donner naissance à ce bâtiment en L, situé à 3 mètres des vignes. L’ensemble est brut, posé en retrait du mur d’enceinte existant. De larges baies vitrées s’ouvrent vers le Sud sur les vignes. Le bardage est bois. La toiture en zinc noir, avec un débord pour protéger l’habitation des ardeurs du soleil d’été. « Il y a là toute une recherche dans ce lien entre intérieur et extérieur, que ce soit pour la maison ou pour le chai, souligne Jérôme Prévost. On aime ou on n’aime pas, c’est un lieu qui ne laisse pas indifférent. Mais ça me plaît. Il y a dans le projet de Jean-Philippe Thomas l’idée de ne pas faire seulement un ensemble architectural agréable au regard. C’est une expérience qu’il nous propose. »

La plupart des gens qui visitent le chai expliquent y trouver une atmosphère, une quiétude et un rapport intime à la nature proches de l’image qu’ils ont des pays scandinaves, ou du Japon. « C’est ce que nous voulions, se réjouit Jérôme Prévost, une certaine épure qui puisse se marier avec le paysage. Au début, je dois l’avouer, j’étais un peu inquiet lorsque Jean-Philippe Thomas m’a proposé d’utiliser un zinc et un bois noirs. Je craignais que la présence du bâtiment ne soit trop marquée sur le site. Or, c’est tout le contraire qui se produit. Il se confond entièrement avec le paysage.  Tout s’estompe, il s’oublie. On a là un ensemble qui n’est absolument pas démonstratif. » Le bois du bâti, comme un écho à celui des fûts dans lesquels sont exclusivement entreposés les vins de La Closerie. Du chai, lorsque s’ouvre la baie vitrée, la vigne est là, à quelques mètres. Tout près. Omniprésente, que l’on soit au chai ou dans la partie habitation. « C’était quelque chose qui m’inquiétait un peu. Je passe le plus de temps possible dans les vignes, j’adore ça. Mais tout mon projet était centré sur la proximité avec la vigne. Et le travail du vigneron, ce sont aussi des coups durs qui vous tombent dessus, la maladie, la gelée… Je crois que j’appréhendais d’avoir la vigne toujours sous les yeux. En fait, c’est génial ! ».

Les mondes imaginaires de Letizia Le Fur

Un homme seul arpente des terres franchement hostiles. D’immenses rochers se dressent devant lui, infranchissables. Les animaux ont disparu. La végétation se résume à d’inquiétantes plantes géantes et à quelques cactus agonisants. Puis la nature s’éveille sous une lumière magique. Les couleurs éclatent alors que le merveilleux affleure. Bienvenue dans le monde de Mythologies, le premier livre* de Letizia Le Fur.

La peinture, le premier amour
L’histoire débute dans les années 1970 à Villetaneuse, une petite ville ouvrière de la banlieue nord de Paris. Les logements insalubres sont peu à peu détruits au profit des HLM inspirées des préceptes de l’architecture moderne. Letizia grandit face aux tours, dans une de ces maisons en sursis.

À force de travail, la situation de la famille s’améliore quelque peu. Les parents achètent à leurs propriétaires la maison en ruine située au fond du jardin. Le père, un fou d’art qui dessine et peint dès qu’il peut, y installe son laboratoire photo. Letizia transforme le lieu en terrain de jeu. Elle s’évade en lisant les mythes grecs et la littérature antique. Le dessin et la peinture deviennent pour elle un refuge, loin du gris et de la laideur de la ville. Le mouvement surréaliste l’attire, notamment les peintres dont elle reproduit les œuvres : Max Ernst, Salvador Dalí et René Magritte.

La photographie pour la vie
Le bac en poche, Letizia Le Fur entre à l’école des Beaux-Arts de Tours pour cinq années intenses, parfois douloureuses. Elle ne se retrouve pas tout à fait dans la démarche conceptuelle de l’époque. L’idée que le concept prime sur la réalisation de l’œuvre la fruste. Encouragée par l’artiste Valérie Belin, elle choisit la photographie comme moyen d’expression. Et elle arrête définitivement la peinture.

Diplômée, Letizia Le Fur assiste le photographe suisse Beat Streuli pendant deux ans. Puis elle collabore pour la publicité et la presse. À côté de son travail professionnel, elle ne cesse de produire des photographies qu’elle ne montre pas. Le besoin de créer l’anime avant tout.

Au début des années 2010, Instagram en est à ses tout débuts. Letizia Le Fur se prend au jeu, elle commence à poster une photo par jour. Cette sorte de journal photographique touche de plus en plus de monde. Il sera même exposé. Letizia Le Fur prend confiance alors que son regard photographique s’affirme.

Un regard photographique
Letizia Le Fur est attirée par les scènes harmonieuses teintées d’étrangeté plutôt que par la beauté universelle des cartes postales. Comme si, dans un processus de catharsis, elle cherchait à libérer ses sentiments les plus sombres. Son amour de la peinture se remarque au soin apporté aux compositions. Les motifs sont répétés et remplissent souvent tout le cadre, comme sur les papiers peints ou les estampes japonaises. Par ailleurs, toute perspective est supprimée : les premiers plans et les arrière-plans se confondent, comme chez les peintres nabis de la fin du XIXème siècle. Le travail chromatique est minutieux. Les outils de post-production numériques lui permettent de modifier et de contrôler chaque couleur. Grâce à eux, les images s’écartent légèrement de la réalité.

En 2018, Letizia Le Fur remporte le Prix Leica/Alpine. Son travail personnel est de plus en plus reconnu.

À l’origine des Mythologies
En 2019, Letizia Le Fur travaille sur une série. Alors qu’elle photographie la végétation, son compagnon est là, il se baigne nu comme il le fait parfois en pleine nature. Sensible à cette scène, Letizia Le Fur déclenche instinctivement. L’imaginaire prend alors le relais. L’amoureux aux airs d’Apollon donne à l’image une tournure mythologique.

L’introduction de l’homme nu dessine les contours d’un nouveau projet. Letizia Le Fur note ses idées de photos et ses envies de couleurs. C’est de cette façon qu’elle prépare ses voyages photographiques, notamment en Grèce et dans les îles Canaries. Plus le projet avance, plus il se précise. Letizia Le Fur l’imagine en trois parties. Le premier chapitre L’Origine montre un homme vulnérable dans un monde chaotique envahi d’éléments inhospitaliers. Le second chapitre intitulé L’Âge d’Or sonne comme une embellie remplie de couleurs merveilleuses.

Enfin, Les Métamorphoses viennent clore son cycle Mythologies. Inspiré par le poète latin Ovide, ce troisième volet a pour fil conducteur l’adaptation de l’Homme dans son environnement. Un sujet tellement d’actualité…

*Mythologies, édité par Rue du Bouquet (ruedubouquet.fr)

letizialefur.com
instagram.com/letizialefur

Letizia Le Fur est représentée par la galerie Laure Roynette.
laureroynette.com

Texte : Antoine Zabajewski (lephotographeminimaliste.fr)

« La Traversée », L’Odyssée de Florence Miailhe

Au début, il y a une mère peintre, des photos de famille, des souvenirs de migration familiale, des dessins et des peintures. Il y a aussi le fracas du monde, les barques surchargées d’hommes et de femmes fuyant leurs pays en Méditerranée ou en file indienne dans les montagnes d’Europe et d’ailleurs. Ce tout (et encore plus) forme une matière dans laquelle l’esprit de Florence Miailhe a zigzagué pour écrire et dessiner La Traversée.

Florence Miailhe marque les esprits depuis des années avec ses films en peinture animée où, d’un coup de pinceau, elle fait basculer le réel dans la pure poésie. Ses films sont une plongée saisissante dans la matière même des couleurs, au service de chroniques (Au premier dimanche d’août), de contes (Shéhérazade, Conte de quartier) ou de récits (Hammam). La femme, les femmes, le corps de la femme, les corps de toutes les femmes y sont toujours mis en valeur. Elle est encensée par les festivals et les spectateurs quand elle commence à travailler à ce long métrage. Il aura fallu onze ans pour que le film soit produit, réalisé et sorte sur les écrans.

Rencontre avec cette artiste remarquable aux Frigos, doyenne des friches artistiques à Paris. Rez-de-chaussée, couloirs bigarrés, une porte juste avant La Cantine de l’aiguillage, le restaurant de la friche. Un atelier tout en long et haut de plafond, des tables de travail, des meubles, des affiches, des dessins, une mezzanine avec bureau et ordinateur et surtout des dessins accrochés partout sur des fils, Florence prépare l’exposition qui suivra les projections du film. Nous partons au restaurant pour commencer la conversation, entre les plats à tendance world cuisine, Florence raconte l’incroyable périple…

Comment as-tu écrit le scénario avec Marie Desplechin ?
On a beaucoup discuté, je lui ai donné des exemples d’histoires que je voulais raconter, elle a travaillé sur la structure et les dialogues. En parallèle, je travaillais sur des dessins. Elle les regardait et les intégrait dans le scénario. Elle me mettait au défi, comme moi avec ma trame narrative avec 10 personnages ! Notre scénario s’est construit dans un constant aller-retour.

Peux-tu nous parler du montage de la production ?
C’est loin maintenant, il y a eu tellement de rebondissements ! Plein de fois, je me suis dit « laisse tomber, on n’y arrivera pas » et Dora [Dora Benousilio : productrice – Les Films de l’Arlequin] n’a jamais lâché, elle y croyait à fond, elle n’a jamais baissé les bras.

En fait, on a eu beaucoup de mal à monter la production du film. Il y a eu 3 producteurs avec Dora : un allemand, Balance Film, situé en Saxe puis nous nous sommes associés à un producteur tchèque, Maur films, ce qui a ouvert l’aide européenne Eurimages. Enfin, nous avons obtenu l’aide de la région Occitanie. Du coup, nous avons eu un coproducteur à Toulouse, XBO, et nous avons travaillé dans le studio de La Ménagerie à Tournefeuille où nous avons fabriqué pratiquement tous les décors. Pour terminer, ARTE a aidé le film et nous avons pu déclencher l’aide du CNC à la quatrième tentative.

Nous repartons vers l’atelier de Florence. Je regarde, un peu estourbi, les dizaines de dessins quand Florence ouvre la main sur un rouleau de papier blanc, un simple rouleau de caisse enregistreuse. Elle le déroule, le film apparait. C’est sur ce rouleau qu’elle a esquissé tout son film. Une sorte de tapisserie de Bayeux en miniature et sur papier. C’est bouleversant de voir les paysages, les personnages, les visages qui deviendront, des années après, le film lui-même. Je repense à la signification du mot cinématographe « écrire en mouvement », cette signification s’incarne ici, Florence a peint tout le mouvement de son film.

Peux-tu revenir sur la technique que tu as employée ?
J’avais déjà fait des essais avec 4 niveaux de vitres sur le banc-titre1. En bas, le décor. Puis, de 1 à 3 niveaux de vitres au-dessus en fonction des images à créer ou des couleurs à travailler. En fait, tu as des couleurs qui se mélangent bien entre elles, et d’autres pas du tout, c’est pourquoi je préfère travailler les couleurs par vitre, un niveau pour les couleurs claires et un niveau pour les couleurs foncées afin qu’elles ne se mélangent pas trop.
En tout, nous avions 13 bancs-titres. Quand j’arrivais dans un des studios, je corrigeais en passant d’un poste à l’autre, je contrôlais la première image de chaque nouveau plan et ensuite j’échangeais avec l’animatrice pour affiner chaque mouvement. J’expliquais beaucoup toutes mes intentions et aussi comment faire le plan. Parfois même, nous mimions les actions à dessiner pour repérer les bons mouvements.
On arrivait à faire 1 seconde et demi à 2 secondes par jour par jour en moyenne par animatrice, soit entre 12 à 24 dessins par jour. Quand je les assemblais, j’ai eu plusieurs fois l’impression qu’un gigantesque château était en construction, pierre par pierre.

4 producteurs, cela veut dire 4 lieux de travail ?
Exactement. A un moment, j’ai eu les trois lieux de tournage en même temps, je partageais mon temps entre trois semaines en Tchéquie, une semaine ou deux en Allemagne puis j’allais à Toulouse pendant que mon assistante, Soline Fauconnier, était à Paris. A ce moment-là, nous avons engagé un chef de l’animation, Iouri Tcherenkov2, c’est lui qui assurait la coordination. Les assistantes partageaient des documents sur le logiciel Airtable© afin que les trois lieux communiquent ensemble.  Au total, j’ai travaillé à Prague avec 5 animatrices pendant 18 mois, puis en Allemagne avec 2 animatrices et 1 renfort pendant 12 mois. A Toulouse, j’ai travaillé avec 4 animatrices et 1 animateur pendant 7 mois.  C’était une équipe pratiquement que de filles (rire). Je ne l’ai pas voulu, ce sont des filles qui ont postulé. A moi seule, j’explose tous les quotas ! (rire) Elles ont été très chouettes, elles se sont données à fond, je les admire parce que, franchement, c’était dur.

Comment as-tu organisé le travail ?
Personne n’est habitué à faire des films en peinture, il a fallu inventer une méthode. On n’a pas pu faire de brouillon de l’animation et je n’y tenais pas, je ne voulais pas que les animatrices recopient. Je suis attentive au dessin intuitif, je voulais que le geste reste instinctif. J’ai beaucoup embêté les animateurs trop « technique », j’ai dû combattre la volonté de chacun de « bien faire » au détriment du « lâcher prise ». Le geste trop habile, ça peut devenir mièvre. En fait, Il faut laisser les gens aller à leur rythme et faire leur propre chemin, même si parfois j’avais envie que ça aille plus vite (rire). Il faut accompagner chacun vers ce qu’il sait faire le mieux, composer avec ses forces : certains sont super bons pour les tous petits personnages, d’autres sont mieux pour les gros plans… C’est pourquoi, j’essayais de donner les mêmes personnages aux mêmes personnes. Ce qui était le plus dur c’était de faire comprendre que chaque animatrice avait un peu de liberté mais dans un cadre, il ne fallait pas qu’elles s’éloignent trop de ce que j’étais. Une sorte de « liberté surveillée » (rire).

Florence ne peut pas mieux dire, ce film est un château avec une multitude de pièces, couloirs et escaliers, c’est un édifice d’émotions sans afféteries. Elle a réussi avec son équipe et Marie Desplechin a donner à voir l’expression la plus nue de la violence de notre monde perturbé par tant de crises politiques ou économiques. Par sa hauteur de vue, son attention aux destins des personnages, La Traversée est un film qui fait du bien car tous les éléments mis en place forment un ample projet poétique qui nous atteint en plein cœur. Lorsque le générique de fin a défilé, j’ai repensé à ce beau titre d’un livre d’Albert Cohen « Ô vous, frères humains », La Traversée, nous met à cet endroit-là.

La Traversée (France, Allemagne, République Tchèque – 2021 – 80 min)
Prix du Scénario au Festival d’Angers 2010
Prix Spécial de la Fondation Gan dans le cadre du Prix à la Création 2017
Mention Spéciale du Jury au Festival d’Annecy 2021

À regarder :  interview de Florence Miailhe pour la Fondation Gan (2017)

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1Banc-titre : Un banc-titre est constitué d’une ou deux colonnes de plusieurs étages de vitres. Au-dessus de l’ensemble est fixée la caméra ou l’appareil de photo fonctionnant image par image. La visée de l’appareil traverse tous les niveaux ce qui donne l’impression de profondeur de champ. L’animateur dessine à plat, sur chaque niveau en fonction du plan à réaliser. La plupart des bancs-titres sont aussi équipés pour effectuer des travellings ou des panoramiques par un jeu de vitres coulissantes.

2Iouri Tcherenkov : Réalisateur et animateur. Auteur du film (très drôle) La grande migration et co-réalisateur des films Le trop petit prince, La prophétie des grenouilles, Mia et le Migou, le Père Frimas

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Florence Miailhe
Née en 1956, Florence est diplômée de l’Ecole Nationale des arts décoratifs (spécialisation gravure). Elle débute sa carrière professionnelle comme maquettiste pour la presse, expose des dessins et des gravures. En 1991, elle réalise son premier court métrage Hammam. Depuis, elle impose un style très personnel dans le cinéma d’animation. Elle réalise ses films à base de peinture, de pastel ou de sable, directement sous la caméra en procédant par recouvrement. Son travail est remarqué dans différents festivals en France comme à l’international. Elle reçoit notamment le César du meilleur court-métrage en 2002 pour Au premier dimanche d’août, une mention spéciale au Festival de Cannes en 2006 pour Conte de Quartier et reçoit en 2015 un Cristal d’honneur, à l’occasion du 39ème Festival International du Film d’animation d’Annecy pour l’ensemble de son œuvre.

Elle a travaillé comme enseignante dans différentes écoles d’animation : les Gobelins, l’ENSAD, la Poudrière… et continue parallèlement à la réalisation son travail de plasticienne. La plupart de ses films ont été écrits avec la collaboration de l’écrivaine Marie Desplechin. Leur long métrage La Traversée a reçu en 2010 le prix du meilleur scénario au Festival Premiers Plans à Angers et a fait l’objet d’une exposition à l’Abbaye de Fontevraud. En 2017, il reçoit le prix spécial de la Fondation Gan pour le Cinéma.

Florence Miailhe

Michael Woolworth, Éditeur d’œuvres d’art

Qu’il revête la casquette de l’imprimeur œuvrant pour des commanditaires venant avec leurs idées, ou celle de l’éditeur, lorsqu’il est lui-même à l’initiative de projets tels que la réalisation d’images et de livres d’artistes proposés à la vente, Michael Woolworth est une référence en France et en Europe.

Voici plus de 35 ans que Michael Woolworth, imprimeur et éditeur d’origine américaine, s’installait à Paris. Très vite, il se spécialise dans les techniques de lithographie sur pierre, avec impression exclusivement sur presses manuelles, il réalise également des œuvres en bois gravé, monotype, linogravure et eau-forte. Installé dans son atelier de la rue de la Roquette (Paris, 11e), il est aujourd’hui le seul à travailler uniquement à la main, sans avoir recours à la photogravure*. Un dispositif unique qui fait de son atelier une référence en France et en Europe. Michael Woolworth y travaille de deux manières. « Il y a l’argent court et l’argent long, sourit-il. L’argent court, ce sont les éditions des artistes que je choisis. Avant cela, il y a une rencontre, celle d’un artiste et de son œuvre. » Des artistes qu’on lui présente, d’autres qu’il découvre dans la presse ou lors d’une exposition, des personnes sur lesquelles des critiques, des galeristes ou des commissaires de sa connaissance attirent son attention. « L’argent long, ce sont les commandes que l’on me passe. Elles émanent de galeries, de musées, de sociétés, mais aussi d’artistes qui s’autoéditent, explique-t-il. L’activité s’équilibre à peu près pour moitié entre chacun de ces deux pôles. Nous ne pourrions exister sans l’un ou sans l’autre, qui s’autoalimentent. Les artistes avec lesquels nous travaillons nous permettent d’être régulièrement sollicités pour des commandes les concernant. »

L'atelier Woolworth
L'artiste Mirka Lugosi devant les oeuvres de Djamel Tatah.
Au mur, les oeuvres de Djamel Tatah.

Dans ses choix, Michael Woolworth, qui se dit « très éditeur », se laisse guider par ses goûts personnels qui tendent à l’éclectisme, plutôt que par la défense d’une ligne ou d’un courant artistique. « Je considère que je peux avoir des goûts très différents, comme en matière de musique, observe-t-il. J’aime écouter une musique différente selon les heures de la journée, mon état d’esprit. Il en va de même des œuvres que j’édite. Dans mes choix, je suis aussi très attentif à la relève, à ces jeunes artistes sans lesquels cet art peut disparaître. »

Un art de la collaboration
Au sein d’un atelier lumineux, avec ses deux collaborateurs permanents, le travail s’organise sur le temps long. Il s’agit d’un travail purement manuel, tant pour l’artiste qui va venir travailler directement sur la plaque, que pour le graveur qui va manipuler la presse. La réflexion prend plusieurs semaines. Le jour J, l’artiste rejoint l’atelier avec une idée, mais pas de modèle. « Parfois une esquisse, mais c’est finalement assez rare, souligne Michael Woolworth. C’est l’inspiration de l’instant et la puissance de la main qui guide le travail, c’est d’abord l’expression d’un corps sur la feuille. Et cela, le public le voit aussi. » L’éditeur définit son travail, comme un « art de la collaboration ». Pour avoir une image qui satisfasse l’artiste et l’imprimeur, il faut, précise-t-il, un jour ou deux de réglages et d’essais, dans le meilleur des cas. Mais, le plus souvent, ce processus de travail peut s’étaler sur une semaine, parfois plus. Les paramètres sont nombreux. « Cela dépend de l’idée que l’artiste se fait de son œuvre, de la comparaison des couleurs espérées avec celles que l’on retrouve au tirage, de la technique mise en œuvre, énumère Michael Woolworth. Souvent, cela ne va pas, nous sommes dans un cheminement pour tenter de trouver un effet précis. »

Jean-François Maurige et Michael Woolworth
Claire Chesnier
Claire Chesnier devant ses oeuvres.

Ce travail, il le compare souvent à celui qui était réalisé autrefois, avant l’arrivée du numérique, dans les studios d’enregistrement. On y trouvait l’artiste, le producteur, l’ingénieur du son, les musiciens, tous concourant à une même recherche et apportant chacun leur touche au projet. « Nous sommes en quête perpétuelle du mouton à cinq pattes, et j’ai l’impression que le public a conscience de cela » assure-t-il.

Comme un mode vie
Les grands tirages sont complexes à réaliser. « Il faut s’assurer que la matrice tienne le coup, explique l’imprimeur. On prend plus de risque et parfois, si cela ne fonctionne pas, nous devons repartir de zéro. Tout ce temps là n’est pas compté. Seul le résultat compte. Si nous l’évaluons mal, l’opération n’est plus rentable. » Pour Jean-Michel Othoniel, il a ainsi reçu commande de plusieurs images de grand format, en impression lithographique sur toile recouverte d’or blanc. Une œuvre unique, déraisonnable. « Plus qu’un caprice, réaliser des planches en formats surdimensionnés est devenu chez moi un mode de vie, un besoin », disait-il à l’époque. « Il a fallu compter près de deux ans de réflexion et cinq à six semaines pour parvenir au résultat escompté » se souvient-il. Pour l’artiste coréen Lee Ufan, il a réalisé une œuvre exceptionnelle. Un long rouleau de 5 mètres de long, pour 40 centimètres de large, qui se range ensuite dans une sorte de « coffret à champagne ». « Ici aussi, il nous a fallu un an de travail, entre la conception et l’élaboration des gravures, pour lesquelles nous avons dû inventer la presse adéquate. »

Expositions
Michael Woolworth aime exposer dans son atelier de la rue de la Roquette les figures de la jeune génération, à l’image de Maude Maris – qui a initié récemment sa première collaboration avec l’éditeur –, ou de Mélanie Delattre-Vogt. Il y aussi des artistes qu’il suit depuis plusieurs années comme Carole Benzaken ou Mirka Lugosi. « Mais j’aime aussi y présenter le travail d’Anne et Patrick Poirier, qui ont plus de 80 ans aujourd’hui et dont j’apprécie toujours autant les grands formats », ajoute Michael Woolworth. Autre découverte avec le travail de Claire Chesnier, créé de toute pièce pour l’exposition Les fleurs de mai, la dernière en date organisée par l’atelier. « C’est une recherche sur la couleur que je n’avais encore jamais vue, incroyable, qui nous a demandé 11 à 12 semaines de travail pour réaliser 20 pièces ». Ici aussi, l’atelier a dû inventer une technique particulière pour obtenir les effets souhaités. En quête perpétuelle du mouton à cinq pattes.

*Impression par des procédés photographiques et chimiques

Michael Woolworth travaillant sur le tarot de Thomas Perino.
Tarot de Thomas Perino

Atelier Michael Woolworth
2 rue de la Roquette
Passage du Cheval Blanc
Cour Février
75011 Paris

michaelwoolworth.com
instagram.com/michael_woolworth

Janko Domsic, Un monde à soi

Malgré son mode de vie précaire, les maigres outils à disposition, Janko Domsic est parvenu à concevoir tout un univers, habitable, et adaptable selon son esprit. Un espace qui mêle religion, politique et mysticisme… Il a fait de son altérité une échappatoire à la normalité hégémonique, laissant derrière lui un travail cabalistique, ésotérique, qui continue d’interroger. Décédé en 1983, c’est la galerie parisienne Christian Berst, spécialiste de l’art brut, qui représente aujourd’hui l’artiste.  

Brut. Janko Domsic est un artiste d’art brut. Un pan de l’histoire de l’art encore en train de s’écrire, de se définir, et plus que jamais en voie de légitimation avec l’acquisition de 921 œuvres dans la collection du Centre Pompidou en juin dernier. Une donation colossale du cinéaste Bruno Decharme qui offre désormais aux spectateurs un accès permanent à l’art brut dans une institution publique nationale, mais aussi un espace de recherche dédié, dessinant ainsi sa postérité. Conceptualisé en 1945 par Jean Dubuffet, l’art brut distingue des artistes dits « exempts de culture », autodidactes, situés en marge de la société et surtout du système de l’art, dont la volonté de créer n’est motivée que par leur seul besoin d’expression et non de reconnaissance. Une définition controversée affinée au fil des années, des artistes, par Jean Dubuffet lui-même et les protagonistes, collectionneurs et défenseurs de l’art brut. Cette nouvelle donne vient ouvrir l’éventail des œuvres d’art brut accessibles au public, jusqu’à présent valorisées principalement par la Collection d’Art brut de Lausanne (Suisse), la Collection L’Aracine, intégrée depuis 1999 au LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut), la Collection d’Antoine de Galbert ou encore la galerie d’art brut Christian Berst.

Quand le mystère alimente le mythe
Artiste d’origine croate (ancienne Yougoslavie), sa vie reste aussi mystérieuse que ses dessins. Né à Malunje en 1915, il serait arrivé en France dans les années 1930, où il aurait fait un passage en prison avant d’être employé sur la construction d’un chemin de fer à Pont-Sur-Yonne. Plus sûrement, on peut lire sur son autorisation provisoire de séjour qu’il résidait au 8 rue Caulaincourt, entre la Place de Clichy et le cimetière de Montmartre. Sans un sou en poche, il s’était aménagé un abri de fortune, au dernier étage de son immeuble. Un logis trop petit pour s’adonner au dessin, qu’il délaissait au profit des cafés du coin. Ici il y devient un personnage public, sympathisant avec les ouvriers du quartier, qui n’hésitaient pas à régler certaines de ses notes. Parmi eux, l’un de ses voisins, peintre en bâtiment et italien. Admiratif de son travail, il alla à sa rencontre et le dialogue s’instaura entre les deux hommes qui se lièrent d’amitié. Domsic lui offrit nombre d’œuvres que celui-ci gardait précieusement. En 1983, Janko Domsic décède, et en l’absence de son ami, retourné en Italie, tous ses dessins entreposés là où il dormait furent détruits. Seuls ceux confiés à l’ouvrier furent conservés.

Au stylo bille, au feutre ou au marqueur, sur du papier ou du carton, l’univers de Domsic se matérialise au-delà de sa pensée. De plain-pied prennent vie ses personnages qui nous font face, généralement seuls ou à deux. Les couleurs restent rudimentaires à l’image de ses outils. Elles se déploient sous des tracés répétés de rouge, jaune, bleu, de vert et de noir. Avec géométrie, les corps s’animent de cercles et de droites qui trahissent l’usage d’une règle et d’un compas. Ce sont des pantins, des êtres mécaniques à la physionomie séquencée, dont certains se pourvoient d’ailes, de couronnes ou d’instruments. Angéliques ou démoniaques, ils personnifient le surnaturel, le divin. On peut aussi y voir l’incarnation d’arcanes, des figures hiératiques qui seraient dotées d’une connaissance qui nous dépasse sur l’avenir et la construction du monde.

Naissance d’une mythologie individuelle
Il y a chez Domsic cette vision cosmogonique, cette capacité à créer un monde, une mythologie individuelle telle que définie par Harald Szeemann. Les plans astral et terrestre sont unifiés, une sensation renforcée par l’absence de perspectives. « Les figures sont parfois dessinées comme on relierait les points d’une constellation » explique Christian Berst, créateur de la galerie éponyme. L’entrelacs de lignes surcharge la composition, multiplie les directions et laisse le regard hagard. On distingue en observant de plus près, des symboles familiers. Une faucille et un marteau, un pentagramme, une croix orthodoxe, le svastika, un dollar… Autant de références qui constituent notre société occidentale et qui s’enchevêtrent. Sont convoqués ici la religion, la politique et le mysticisme, mais aussi la franc-maçonnerie. Un combiné de cultes et de dogmes qui nous attire irrémédiablement vers une analyse sémiologique, à l’assaut de cette nouvelle entité, de ce syncrétisme. Pourtant, il serait titanesque, voire vain, de vouloir décrypter tous les sens qu’a cherché à inscrire Janko Domsic, emportant avec lui les clés de compréhension.

« Ce qui m’intéresse dans la lecture des textes de Domsic c’est la poétique qui s’y déploie. Je ne raisonne pas comme lui. Je ne déraisonne pas comme lui. Il faut avoir l’humilité de penser que l’on n’a pas accès à l’essentiel de ce qu’il voulait exprimer » nous déclare Christian Berst. Pour exposer son propos, Janko Domsic va constamment alterner entre dessins et écritures. L’un venant en soutien du second quand celui-ci ne suffit plus, et vice-versa. Des « écrits codés » comme il le précisait lui-même. Un tour de force pour cet homme qui n’est jamais allé à l’école. S’exprimant en partie par acronymes, il inscrivait des phrases complètes en ne mettant que les initiales des mots avant de les développer, chaque fois d’une nouvelle manière. URSPIU est l’un de ceux qui reviennent le plus, tel un mantra, signifiant par exemple « Uni resolu solaire planetaire indexe unifie » ou « uni reparti solidaire passeport inter universel ». Une façon de brouiller davantage les frontières entre les signes et les sens. Images et textes sont imbriqués, indissociables – au plus près du sens étymologique du terme « graphein » –, concrétisant l’univers de Janko Domsic comme un tout unifié. L’écriture va également avoir un rôle salvateur pour l’artiste, afin de rassasier son besoin irrépressible de combler tous les interstices. Fréquent parmi les artistes d’art brut, la peur du vide, l’Horror vacui.

Écrire l’Histoire de tous les arts
En fondant sa galerie il y a 16 ans, Christian Berst n’avait pas vocation à être marchand d’art. Collectionneur depuis les années 1990, suite à sa rencontre avec l’œuvre d’Adolf Wölfli, figure majeure de l’art brut du XXe siècle, il n’a cessé de cultiver sa passion durant une quinzaine d’années avant de tenter l’aventure. « J’ai fondé une galerie pour créer des conditions économiques afin de promouvoir efficacement ce champ. Et pour ça il faut une surface sociale. » Encore discret à cette époque, l’art brut souffre d’un manque de connaissances, et d’a priori. Pour Christian Berst, l’enjeu est donc multiple, dénicher et collectionner les artistes, les exposer, mais surtout, créer une base solide des savoirs empiriques acquis au fil des ans sur l’art brut. Aujourd’hui, ce sont plus de 80 catalogues bilingues publiés dans ce sens, ainsi que l’organisation de tables rondes et d’échanges autour de cette question.

« J’ai cherché à trouver ma propre voie, en me détachant de la bipolarité Dubuffetienne (qui opposait l’art brut à ce qu’il appelait l’art culturel, mainstream, académique). Et en même temps, lutter contre les préjugés et faire en sorte que le monde de l’art se saisisse de cette question, qu’il essaie de penser ce champ, et que collectivement nous écrivions ce que je considère toujours être le grand chapitre manquant de l’histoire de l’art. » Il donne aujourd’hui sa propre définition de l’art brut que l’on peut retrouver sur le site de la galerie : L’art brut est l’expression d’une mythologie individuelle, affranchie du régime et de l’économie de l’objet d’art. Ces œuvres sans destinataire manifeste sont produites par des personnalités qui vivent dans l’altérité – qu’elle soit mentale ou sociale. Leurs productions nous renvoient tantôt à la métaphysique de l’art – c’est-à-dire à la pulsion créatrice comme tentative d’élucidation du mystère d’être au monde – tantôt au besoin de réparer ce monde, de le soigner, de le rendre habitable. Une définition mouvante qui peut encore évoluer au fil des recherches engagées, et qui pose un regard contemporain sur celle proposée par Jean Dubuffet en 1945.

En offrant peu à peu une légitimation lexicale, institutionnelle, universitaire et économique aux artistes d’art brut, on écrit le chapitre manquant, on les inclut dans l’histoire de l’art avec un grand H. À mesure que cet art est ingéré par le système, notamment économique, ses contours bougent et se voient à nouveau questionnés. Dans toute sa singularité, il semblerait donc qu’il ne se laisse jamais totalement saisir, au reflet des « mondes à soi » de ses artistes.

Christian Berst © Jean Picon / Saywho

christian berst art brut, paris
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